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Billet de blog 3 décembre 2013

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L'engagement

Pour H.On vit à une époque singulière où, à l’Ère dite de la communication et de la prolifération des réseaux sociaux sur internet, de plus en plus de jeunes gens se distinguent par leur non-engagement ou leur désengagement dans leurs relations humaines.

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Pour H.

On vit à une époque singulière où, à l’Ère dite de la communication et de la prolifération des réseaux sociaux sur internet, de plus en plus de jeunes gens se distinguent par leur non-engagement ou leur désengagement dans leurs relations humaines. Comme si ces derniers craignaient tant de perdre leur liberté en s’engageant dans des relations exigeantes qu’ils préféraient ne pas prendre le risque de faire un choix, quitte à ne rien faire de cette liberté chérie. C’est là où réside le paradoxe : car la liberté, si on ne la définit pas en la délimitant, cette liberté théorique est un terrain vague que son propre vague finit par avaler. La liberté est le champ des possibles, mais s’il n’est pas cultivé, cela devient une jachère à perpétuité.  Pour que la liberté soit effective, il faut qu’elle s’exerce dans une action précise, qu’elle s’incarne dans une relation particulière. Une relation, c’est par définition ce qui (re)lie deux personnes. C’est un lien, une attache. La liberté, et c’est là le paradoxe, ne prend corps que dans une action, une relation définies. Sinon, il ne faut pas parler de liberté, mais d’errance. S’engager, c’est s’attacher. Mais l’attachement, le lien, ne laisse pas pour autant le sujet de la relation  pieds et poings liés. On peut être engagé dans une relation tout en demeurant libre. Les deux choses ne sont pas antinomiques. On peut être engagé dans une action et rester maître de sa destinée. La liberté, c’est avant tout celle de l’esprit. Et c’est cette liberté d’esprit, cette force de vie, qui donne corps à l’action, corps à la relation. Sans engagement, cette liberté, toute théorique, s’étiole, comme une plante privée d’eau et de lumière.

S’engager, littéralement, c’est mettre en gage, apporter une garantie. La peur de l’engagement qui sévit chez les jeunes gens, cette peur à fleur d’époque, c’est le symptôme d’une société de plus en plus malade. À ces jeunes gens ne reste que la sexualité comme échappatoire, pour avoir l’illusion d’être relié à l’autre, mais une sexualité sans engagement, une sexualité érotique, vidée de sa substance humaine, tourne court. La sexualité n’est pas une fin en soi, c’est un moyen, un véhicule de partage, partage de plaisirs mutuels, c’est un véhicule de sens, un vecteur de connaissance, de l’autre et de soi, par effet miroir. Éros pour Éros,  c’est ronger un os sans moelle. Éros pour Éros, ou la meilleure façon d’errer comme un desperado sans foi ni loi, sans feu ni lieu.  

Pourquoi  pareille peur chez les jeunes gens ? Parce que l’exemple de leurs parents fait peur. L’exemple de couples qui partagent le sort des paires de bœufs d’antan placées sous le même joug pour labourer le champ conjugal en tirant une charrue au soc rouillé. Ah, l’allure auguste de la charrue qui trace le sillon de sa fière descendance ! Observons que conjugal tire sa racine de joug, ce qui explique en partie ce mimétisme dans le fonctionnement tracto-bovin des humains. Pourquoi cette peur, sinon parce que l’exemple de la plupart des couples sous leurs yeux fait fuir quand on mesure la part de mensonge des couples, leur part de duplicité, de servitude, de lâcheté et de renoncement, et quand on mesure à quel point ils sont usés par le temps, incapables qu’ils sont de se régénérer. D’où ce choix de la liberté, une liberté qui ne s’exerce pas puisqu’elle tourne à vide, une liberté d’errance qui ne mène nulle part, qui finit dans un grand vague où elle finit par se dissoudre, comme un morceau de sucre blanc qui sombre dans une tasse de café noir. « Try, to remember, when life, was so tender... », résonne à l’oreille collective la musique de la publicité télévisuelle de Carte noire.  D’aussi loin que le jeune desperado des relations humaines souvienne, il ne croise que des couples dont la coupe est pleine. Des couples si peu souples que l’aquilon du temps qui passe finit par les briser inexorablement, comme le chêne de la fable. D’aussi loin qu’il se souvienne, le jeune desperado se coupe le regard à observer ce perpétuel phénomène. C’est pourquoi la vie en solo lui apparaît comme la seule solution viable.  

Pourquoi pareille nécrose chez les couples des générations précédentes ? Parce que la plupart d’entre eux vivent sous cloche, en circuit fermé, dans un fonctionnement où la liberté individuelle finit par être sacrifiée sur l’autel de l’intérêt conjugal supérieur. Parce que chez la plupart des couples (traditionnels), la liberté d’esprit de chacun des deux conjoints s’est étiolée pour laisser place au seul fonctionnement conjugal, au seul fonctionnement social. C’est ainsi que le couple finit inexorablement par devenir une espèce de chimère bicéphale, une sorte de monstre dont la viabilité décline d’année en année même si la chose est conçue pour durer, en théorie, tout du moins.

Or un couple n’est pas en soi synonyme de privation de liberté personnelle. De même que la liberté a besoin de s’incarner dans un engagement pour opérer, ainsi un couple a besoin de liberté pour exister et évoluer, comme une plante a besoin de lumière pour s’épanouir. La liberté n’est pas nécessairement d’ordre sexuel, même si le sexe est une clef qui permet l’accès à la connaissance de l’autre et de soi. Pour certains, cette liberté peut prendre la voie sexuelle, pour d’autres, elle peut s’exprimer autrement. La fidélité sexuelle, ceinture de chasteté morale imposée par la culture judéo-chrétienne hypocrite, dégrade passablement le sens originel de fidélité, ravalée au rang de laisse pour chien. Un couple ne se résume pas à une question sexuelle, et la fidélité ne se mesure pas à la sexualité extraconjugale. Et c’est parce que les gens sont incapables de trouver une solution à cette quadrature de la conjugalité que leurs couples sont aussi vivants que des tombeaux. La langue est mauvaise quand elle dit (en français comme en anglais) que, avoir une relation sexuelle en dehors de son couple, c’est « tromper » son conjoint. C’est une langue de vipère qui n’en finit pas d’infuser son venin dans les veines des êtres humains. On peut tout à fait avoir une relation sexuelle avec une autre personne que son conjoint sans pour autant tromper ce dernier, dès lors qu’on lui est loyal, c’est à dire fidèle, au sens noble du terme, non pas au sens bassement sexuel, que la langue colporte.

La langue trompe son monde en parlant de « tromper » dès lors qu’il s’agit d’un échange sexuel (l’anglais dit intercourse) avec un autre partenaire que son partenaire conjugal. Pourquoi cette tromperie de la part de la langue (française comme anglais) ? Parce que, en Occident (placé sous le signe du christianisme, qu’on le veuille ou non), le couple est fondé sur la possession, l’appropriation de l’autre. On épouse l’autre comme on acquiert un bien de consommation. La religion chrétienne se charge d’appliquer sur l’union célébrée une fine couche de sacré stratifié et de faire graver les serments mutuels dans une solennité marmoréenne pour acheter l’éternité. La cérémonie républicaine, qui propose une alternative civile au mariage chrétien, se contente d’appliquer une fine pellicule de solennité en faisant proclamer les devoirs des citoyens conjoints devant le maire ou un de ses adjoints, pour une affaire éminemment privée, qui ne regarde personne, et surtout pas la République. Et quand on n’épouse pas, on se met ensemble, mais dans ce même esprit de possession, qui est la marque de fabrique de notre société de consommation, fondée sur le bien, la possession des biens.  Et c’est cet esprit-là de possession qui fait croire aux gens en couple qu’il est normal d’être jaloux, mieux, que la jalousie est une preuve d’amour, quand rien n’est plus éloigné de la vérité : la jalousie ne mesure pas l’amour que l’on nourrit pour l’autre mais le degré d’égoïsme de la personne jalouse et de la possessivité dont elle souffre (car la jalousie est une pathologie aux innombrables possédés). 

D’emblée, la liberté du conjoint est mise en péril par le mariage, qui institue la privation de liberté comme mode de fonctionnement, un fonctionnement érigé en modèle de vertu. Ainsi, le mariage, qui célèbre théoriquement l’engagement de deux êtres, forge en fait une toute autre réalité, mais souterraine : l’amoindrissement de chaque membre de la cellule conjugale par un fonctionnement qui participe d’une lente mais sûre asphyxie de l’élan vital de chacun des deux concernés.

La peur de l’engagement qu’on observe aujourd’hui chez les jeunes gens n’est pas étrangère à ce phénomène de nécrose matrimoniale, qui ronge un grand nombre de couples (traditionnels) des générations précédentes, et cette peur, contagieuse, va bien au-delà de la (simple) question du couple en affectant le cœur même de la relation humaine.  Le succès phénoménal des jeux vidéo est en partie le corollaire de cette déshérence de la relation humaine dans notre société : il est tellement plus facile d’enfiler le costume d’un super héros sur écran qui sauve le monde ou de se couler dans des jeux de rôle virtuels, une situation où le jeu (au graphisme de plus en plus évolué) fait écran entre la réalité et soi. 

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