L’être humain est comme une plante rampante, il s’étend d’autant plus en surface qu’il n’arrive pas à s’élever. Les sociétés humaines, qui ne sont jamais qu’une somme d’êtres humains, avec un principe fédérateur qui assure le liant entre tous ses constituants, procèdent de même : elles s’étendent à la surface de la planète, toujours en quête de territoires à conquérir, d’où les sempiternelles guerres qui rythment le développement des civilisations, jusqu’à leur extinction.
Pour autant, au-delà des civilisations, l’espèce humaine, qui survit à leur mort, perpétue le même principe : la propagation en surface. On dirait que chaque être humain, indépendamment de la société qui l’a vu naître, est animé du même besoin de s’étendre autant que faire se peut afin d’occuper le plus de surface possible. En effet, dans le règne humain, la survie de l’individu dépend des interactions que ce dernier saura créer entre lui et ses congénères : plus ces interactions seront nombreuses, plus l’individu multiplie ses chances de survie en essayant de se rendre (plus ou moins) indispensable, et le réseau qu’il constitue (ou le réseau déjà existant dans lequel il s’insinue) assure sa protection.
Les êtres humains vivent en bancs, comme des sardines, ou en nuées, comme les étourneaux. Ils constituent d’immenses ensembles d’une telle densité que ces derniers semblent doués d’une intelligence commune quand on les voit en mouvement, comme s’il existait une intelligence collective qui ne se résumait pas à la somme des intelligences de chaque individu (faisant partie de l’ensemble), mais une intelligence d’espèce, de même que l’on parle d’inconscient collectif.
Le nombre assure donc la survie de notre espèce, de même que le nombre de sardines dans un même banc protège ses individus contre les prédateurs de par la compacité que présente l’ensemble ainsi constitué. Mais il arrive que le nombre, quand on dépasse un certain seuil par rapport à un environnement donné, se retourne contre l’espèce (nombreuse) en mettant son existence en péril. Ainsi dans certaines régions du grand nord canadien, suite à une chute du nombre de loups dans la seconde moitié du dernier siècle, l’espèce des caribous a vu son existence menacée de par sa surpopulation, ce qui, dans un environnement donné, a entraîné la raréfaction des ressources alimentaires, et, qui, à terme, menaçait l’espèce entière. À tel point que les autorité canadiennes ont dû procéder à la réintroduction de loups dans des habitats (sauvages) où le prédateur avait presque disparu, dans le but de réguler les populations de caribous et, ainsi, d’assurer la pérennité de l’espèce.
Nous sommes plus de sept milliards d’être humains sur cette planète, et l’on aura dépassé les dix milliards avant la moitié du XXIe siècle (le taux de croissance démographique de la planète est de 75 millions d’habitants par an depuis 2007, soit 1% de la population mondiale.) Pour prendre la mesure de l’accélération sans pareille de la croissance de notre espèce (une accélération d’autant plus fulgurante quand on la rapporte à l’échelle du temps géologique), quelques chiffres seulement :
De 1900 à 2000, nous sommes passés d’une population de moins de deux milliards d’être humains à près de sept milliards.
En l’an 1000, la population mondiale devait compter autour de 300 millions d’individus.
En 10 000 av. J.-C., on estime qu’il y avait entre 1 et 10 millions d’individus.
En 100 000 av. J.-C., la population mondiale ne s’élevait probablement qu’à un demi-million.
L’Homo sapiens apparaît en Afrique il y environ 200 000 ans.
Le premier représentant du genre Homo est apparu il y a à peu près 2 millions et demi d’années.
Notre planète a 4,5 milliards d’années d’âge, l’univers, lui, près de 14 milliards d’années.
En 2100, selon les projections des démographes, en appliquant la variante haute, la planète devrait compter une population de près de 16 milliards d’individus. En appliquant la variante basse, la population devrait au contraire décliner et se réduire à 6 milliards d’individus. Il est fort probable que la variante basse ne reste jamais qu’à l’état d’hypothèse, et que la courbe démographique à venir soit plus proche de la variante haute. Car ce n’est pas la mise en œuvre ou et croyance en la décroissance qui conduira la population terrienne à diminuer.
En la matière, il ne sert à rien d’être optimiste, comme certains chercheurs spécialistes dans l’agro-alimentaire, qui assurent qu’on est loin de tirer le maximum des ressources alimentaires de la planète, et qu’on peut faire beaucoup mieux en matière de productivité agricole sans épuiser les sols. Soit. Mais la question alimentaire est loin d’être la seule qui se posera s’agissant d’une (sur)population de 16 milliards d’individus sur Terre. La première question qui se posera sera d’abord celle de la capacité de communautés humaines aussi nombreuses à coexister entre elles sans se détruire. Ce sera évidemment la question de l’espace, car si l’on peut augmenter la productivité de l’industrie agro-alimentaire en exploitant mieux les sols, l’espace terrestre, lui, n’est pas extensible. Or l’espace, est vital. L’expérience menée en laboratoire de l’espace minimal requis pour un certains nombre de rats par rapport à un espace donné le montre bien : il y a un seuil au-delà duquel, quand les rongeurs se trouvent en surnombre par rapport à un espace donné, ils se tuent les uns les autres. Il est fort probable que si la population humaine atteint le nombre faramineux des 16 milliards en 2100, on aura dépassé un seuil de tolérance, et que la seule manière de repasser sous ce seuil-là sera d’avoir recours à la guerre de masse, ce en quoi l’être humain est passé maître.
La seule décroissance véritable qu’il faudrait opérer est celle du nombre d’être humains sur Terre. 7 milliards, c’est déjà beaucoup trop. Tous les problèmes de notre époque ont partie lié avec la question du nombre, les problèmes de d’économie, de pollution, d’énergie, d’alimentation, de gestion de l’espace, de santé, de sécurité, etc. Comme l’estime Marc Halévy (et comme il ose le penser tout haut, dans Le sens du divin, publié en 2011, aux éditions Oxus), il faudrait n’être en réalité qu’un milliard d’êtres humains sur Terre pour recréer les conditions d’équilibre entre notre espèce (invasive) et notre environnement, dont l’Homme fait partie intégrante, dont il est le fruit et non pas le maître, comme il a pu le penser en cette fin de XXe siècle, enivré par l’idéologie du progrès qui lui a fait croire qu’il était le maître du monde et que la nature (la faune et la flore) lui appartenait, qu’elle était sa chose qu’il lui était loisible d’exploiter sans compter. Mais voilà, le monde n’est pas la propriété de l’Homo sapiens, car Homo sapiens descend du monde, et non pas le contraire. La conscience qui, en théorie, est le propre de l’être humain, comme la parole, aurait dû faire prendre conscience à ce dernier qu’il était le gardien du monde, son dépositaire, et non pas son exploitant, comme il existe des exploitants de gaz de schiste dont la seule préoccupation est d’exploiter les sous-sols sans se soucier le moins du monde de l’environnement dévasté qu’ils laissent derrière eux par l’opération de la fracturation hydraulique.
Il ne sert à rien en effet d’être optimiste mais d’être lucide. L’optimisme est une drogue que nombre d’humains s’injectent dans les veines avec la meilleure conscience qui soit dans le but de percevoir non pas la réalité telle qu’elle est mais telle qu’elle leur convient. L’optimisme est érigé en vertu par notre système, qui ne redoute rien tant que la vérité des faits, et les faits sont têtus. L’espèce humaine n’évolue pas (au plan de la conscience), seule la technique évolue. Les inventions techniques, loin de faire évoluer l’espèce humaine (vers plus d’humanité, au sens des qualités dite humaines), contribuent seulement à accroître la population humaine sur Terre, et, ce faisant, à augmenter le nombre de problèmes. Pire. Les progrès techniques, loin de faire évoluer l’espèce humaine dans le bon sens, bien souvent, participent à la faire régresser, ne serait-ce que par une forme de déresponsabilisation induite par la prise en charge technique de plus en plus importante dans tous les compartiments de la vie moderne, une assistance ayant pour conséquence de soustraire de plus en plus l’humain de la sphère du monde. On vit ainsi un environnement de plus en plus technique et sophistiqué, de plus en plus pratique pour certains (qui privilégient la fonction par rapport au sens, ceux-là mêmes qui sont friands de technologie, pour ne pas dire ses idolâtres), mais qui perd de plus en plus en humanité. Jusqu’au jour où toute dimension humaine finira par être expulsée de la sphère publique moderne, où l’humain sera relégué à la sphère privée, ultime réserve d’humanité, de même qu’on parle de réserves indiennes aux Etats-Unis. Claude Lévi-Strauss, père de l’ethnologie, observait déjà à son époque que le progrès technique s’effectuait au détriment du plan humain.
La question du nombre n’est pas étrangère à cette forme de désensibilisation humaine qu’on observe, pour ne pas dire d’insensibilité parfois : plus nous sommes nombreux, moins nous accordons d’importance aux autres, comme si les autres appartenaient à une matière humaine indénombrable où la personne ne comptait pas en tant que telle, une matière à partir de laquelle êtres humains seraient plus ou moins interchangeables (d’où la tentation perpétuelle du clonage humain à des fin médicales, où les clones humains seraient des stocks d’organes de rechange).
La valeur des choses est inversement proportionnelle au nombre. Témoin cette vidéo d’amateur prise il y a quelques années dans une grande ville de Chine, et qui montrait une personne décédée gisant à même le trottoir, en pleine ville, avec des gens qui allaient et venaient autour comme si de rien n’était, un cadavre dont personne ne semblait remarquer la présence, comme s’il n’existait pas. Rencontré dans un environnement à taille plus humaine, ce cadavre humain gisant en plein jour sur la voirie n’aurait pas manqué d’attirer l’attention du premier passant venu, qui, sans nul doute, s’en serait ému et aurait alerté les autorités compétentes. On en est donc arrivé là, à un niveau très bas d’humanité, stade ultime de la désensibilisation à l’égard d’autrui. Comme si la concentration humaine augmentait tellement la distance entre les personnes que le monde n’était plus commun, mais éparpillé, segmenté, compartimenté, clivé, un monde en mille morceaux.
L’être humain est semblable à une plante rampante, écrivais-je au commencement. Une espèce invasive, qui a colonisé toute la planète. Sorti d’Afrique il y a quelques 200 000 années, l’homo sapiens s’est rendu maître de tout l’espace terrestre. Chaque personne humaine porte en elle-même ce principe de l’espèce, qui consiste à occuper le plus d’espace possible faute de pouvoir s’élever. Une stratégie de survie déployée à l’échelle individuelle. Dans le système social en vigueur, ce qui prime du point de vue de l’individu, c’est la superficie, non pas la profondeur. La réussite sociale est fonction d’une superficie occupée, bien visible, non pas de profondeur, qui échappe à l’œil. Les relations humaines sont donc cela, des ramifications de surface entre les êtres humains, des ramifications utiles, pour ne pas dire utilitaires, qui constituent un réseau plus ou moins dense. La superficie sociale est inversement proportionnelle à la profondeur de la personne : on s’étend d’autant plus en surface qu’on ne peut pas creuser le sol et qu’on ne peut pas s’élever vers le ciel. Les êtres humains qui se targuent de leur surface sociale passent le plus clair de leur temps à se mettre en vitrine, à s’exposer, faute de pouvoir creuser le réel, faute de pouvoir s’élever en tant que personne humaine. Pour donner le change, sans nul doute. L’expression vient de la vénerie, où l’on parle d’un chien qui « donne le change », pour dire qu’un autre chien de la meute prend sa place dans la poursuite du gibier. La société humaine a parfois des airs de chasse à courre, à court de sens.
Cette obsession du succès, de l’exposition de soi, de la surface sociale qu’il faut déployer, fait penser à la destinée du chanteur Claude-François que le film de Florent-Emilio Siri, Cloclo, réalisé en 2012, met particulièrement bien en lumière, où l’on voit le chanteur consacrer la plus grande partie de son temps non pas à créer (ses musiques) mais à organiser son succès, à le déployer autant que faire se peut, avec une obsession de l’exposition (de soi) qui relève du trouble compulsif. À quoi on rétorquera, c’est normal, un chanteur (de variétés), s’il veut réussir, s’il veut être célèbre, s’il veut conquérir un public, doit avoir de la surface sociale. Mais quelle est la part du talent artistique dans cette affaire-là ? Où est l’art dans le succès du chanteur Claude-François, hormis celui de l’homme d’affaires Claude-François ? Claude-François était un chef d’entreprise, et son entreprise consistait à avoir du succès. À développer sa surface sociale, pour être le plus en vue possible et avoir le public le plus large possible. Comme dans les zones d’activités commerciales, qui prospèrent à la lisière des grandes villes, où poussent à l’envi les panneaux publicitaires de chaque enseigne, dans une guerre pour la visibilité, une lutte sans merci pour plus d’espace, plus de hauteur. Comme dans ces forêts tropicales luxuriantes où les plantes luttent pour « se faire une place au soleil », où les arbres ne trouvent leur salut qu’en prenant des hauteurs vertigineuses, pour avoir leur part de lumière. Claude-François, un artiste ? L’artisan de son propre succès, c’est indéniable. Mais pour le reste, quelle vie passée dans le clinquant. Le sobriquet « Cloclo » parle à lui tout seul du destin de ce clodo doré, de ce clown gesticulant devenu la marionnette de ses propres shows, le jouet de son propre succès et des médias. « Cloclo », cela va à cloche-pied : quelle vie de supertramp que celle de cet homme-là, obsédé par sa propre carrière, dévoré par ce besoin d’occuper toujours plus de surface, quel néant en soi ! Nombre de gens estimeront au contraire que Claude-François a eu la vie belle, parce qu’il connu une grande popularité. Le succès, le chemin de Damas du système, qui éblouit les citoyens (tous ceux qui n’ont pas été frappés par le succès), car le succès, quand on l’a, dessille les yeux de la personne (que le succès foudroie), qui mesure alors la vanité du système et de l’illusion qu’il crée, comme si elle était passée de l’autre côté du miroir.
Mais du point de vue du système (constitué par la somme de tous les citoyens, ne l’oublions pas), qu’importe en vérité ce sur quoi est fondé le succès dès lors qu’il y a succès. Qu’importe que la recette (qui fait succès) soit bonne ou mauvaise, pour l’auteur (à succès) ou l’entreprise (qui réussit) comme pour les consommateurs, dès lors que le plus grand nombre vient s’approvisionner à la même source et boire le même brouet. Après tout, ce qui fonde la valeur des choses dans notre système n’est pas tant la qualité des choses que le nombre de personnes qui en font la consommation. Le nombre provoque (chez l’individu) le désir de (faire) surface. Voilà à peu près sur quoi repose le principe de la réussite sociale. Le bien, le bon en sont souvent absents. Quant à l’humanité (la qualité supposée propre à l’être humain), le système n’agite plus que son fantôme.