Penser n’est pas l’apanage des intellectuels, ou ceux qu’on qualifie comme tels. Penser, c’est l’acte essentiel qui permet de se situer par rapport au monde, et, partant, de se trouver. Penser, c’est le pas de l’âme, l’exercice qui permet de mesurer l’espace qui nous sépare d’autrui et de sonder l’espace intérieur qui nous habite.
Penser, c’est peser, le pour et le contre, c’est ce que dit le mot, qui vient du latin pendere « peser ». Il conviendrait donc de dire « Je pense donc je pèse », pour corriger la formule de Descartes. On pense autant pour peser sur les événements de la vie, pour avoir prise sur ce qui nous arrive, que pour échapper à la pesanteur terrestre et prendre de la hauteur.
Nombreux sont ceux qui estiment que penser ne sert à rien, que cela ne changera rien, pire, que cela ne fera qu’aggraver leur situation, comme si la pensée, en se portant sur les choses du monde, mettait en lumière des zones qu’il aurait valu laisser dans l’ombre, tant cela blesse la vue (ce qui est le point de vue des obscurantistes), en quoi ils se trompent. Mieux vaut savoir qu’ignorer, qui permet de poser un diagnostic, et rien n’est pire d’imaginer, qui, souvent, amplifie l’écart avec la réalité.
L’intellect est une boîte à outils, la pensée est ce qui met en mouvement l’outil qu’elle saisit. L’intellect n’est pas une fin en soi, c’est un moyen. Les outils ne sont pas faits pour être disposés dans des écrins et exposés en vitrine, mais pour servir. L’intellect est le moyen, la seule fin, c’est la vie elle-même. C’est la raison pour laquelle la pensée pour la pensée, comme l’art pour l’art (proposition absurde énoncée par Théophile Gautier) n’a pas de sens. On ne voit pas comment un processus cognitif dont l’homme est l’émetteur pourrait ignorer la question du récepteur en considérant que l’homme n’est pas la finalité mais qu’un moyen au service de la pensée.
Notre société, versée dans la spécialisation à outrance, à un point tel même qu’il a fallu réinventer l’interdisciplinarité pour rompre avec l’isolement dans lequel s’enfermaient les spécialistes, a fait de la pensée un métier. Il existe ainsi des professionnels de la pensée, qu’on appelle des penseurs, des philosophes, qui pensent pour la communauté, des gens dont l’activité panse l’intelligence des lecteurs, la stimule parfois. Il arrive aussi que le contraire se produise. Qu’il y ait des professionnels de la pensée n’est pas nécessairement une mauvaise chose en soi, dès lors que les penseurs, quand ils pensent bien, c’est-à-dire, avec justesse, avec rigueur, avec hauteur, tirent les lecteurs vers le haut, dès lors que, loin de penser à la place des lecteurs, ils les invitent à penser à leur tour, en stimulant les muscles de leur cortex, par l’exemple. Ainsi André Comte-Sponville, philosophe de son état, tenant d’un « matérialisme ascendant », dont la pensée élève les lecteurs. Pour en revenir à la question de l’interdisciplinarité, il fut un temps où l’expression de la pensée était indissociable de la poésie. Ainsi la pensée de Lao Tseu, fondateur du taoïsme, ayant vécu en Chine entre le milieu du Ve siècle av. J.-C. et le milieu du IVe siècle, se manifeste-t-elle sous une forme poétique, comme si la poésie, loin d’être une simple forme d’expression, était ce par quoi la sagesse transparaissait. La poésie était le véhicule de la sagesse antique, son révélateur. C’est d’ailleurs le sens profond de la poésie : permettre l’alchimie de la pensée.
Un bon penseur ne pense jamais qu’à hauteur d’hommes, et c’est très bien ainsi. Penser à hauteur d’hommes ne signifie pas penser à ras de terre, à hauteur d’humus, car on peut très bien penser pour exhausser l’homme, on peut très bien penser pour partir à l’assaut du ciel des idées sans pour autant oublier l’endroit d’où l’on est parti. Le ciel des idées ne doit pas être confondu avec l’idéal platonicien, qui, en créant un écart avec le réel, est générateur d’illusions. Cet écart est d’ailleurs le moteur du progrès dont on pense qu’il réduira la distance qui sépare le réel de l’idéal, idée qui est l’illusion des illusions. Le ciel des idées n’est donc pas l’idéal platonicien, il est seulement l’espace qui permet à l’homme de déployer sa pensée au-dessus de lui, comme un cerf-volant qui élève le regard.
Il y a dans la pensée comme une expansion de l’être, une augmentation dans la puissance d’agir, ce que Spinoza appelle le conatus et Nietzsche la volonté de puissance — il ne faut pas entendre là puissance comme allant dans le sens de l’inflation de l’ego ou s’exerçant au détriment d’autrui, Deleuze explique d’ailleurs que la puissance n’est pas ce que veut la volonté mais ce qui veut en elle.
Le drame, c’est qu’ils sont légion ceux qui pensent de manière stérile, c’est-à-dire sans vivre leur pensée, sans la mettre en acte. Ils sont nombreux ceux qui pensent à côté d’eux-mêmes, au loin d’eux-mêmes, ceux dont la pensée non intégrée, non incorporée, désincarnée pour ainsi dire, devient une pensée fantôme, une pensée morte, qui parfois hante leurs auteurs sans qu’ils en fassent quoi que ce soit. Il arrive aussi que ceux dont c’est le métier de penser tombent dans ce travers et qu’ils élaborent des pensées qu’ils n’habitent pas, des pensées qui leur sont impropres, susceptibles de tomber dans l’inhumanité. Des pensées auxquelles des esprits mal intentionnés se chargent parfois de donner vie. Il arrive aussi que des pensées soient détournées de leur sens et qu’elles soient récupérées pour servir des intérêts étrangers à leur auteur : ainsi l’idée de surhomme énoncée par Nietzsche dont les nazis, qui cherchaient une caution intellectuelle, se sont emparés dans le but qu’on sait. Il existe aussi des gens dont c’est le métier de créer des formes creuses pour que d’autres les remplissent : cela s’appelle des idéologues. Certains politiciens excellent ainsi dans l’art de souffler des pensées creuses que les électeurs rempliront de leurs espoirs chimériques. Parole de Bernard Stiegler (un philosophe qui pense les enjeux des mutations industrielles actuelles et tout particulièrement les technologies numériques) : « L’idéologie est un voile, un dispositif qui sert à leurre les gens, le leurre étant dans la désignation des causes du mal qui sont en réalité un effet du mal. » Il y a aussi des gens qui arborent leur pensée comme d’autres portent leurs décorations militaires, pour la parade, et d’autres qui s’en prévalent, comme s’il s’agissait de la Légion d’Honneur.
La pensée est ce qui met en mouvement l’intellect, un organe-outil qui devient plus performant avec le temps et la pratique, quand on s’en sert bien. La pensée permet d’agencer, de structurer l’espace interne, et, ce faisant, en dotant l’être humain d’une architecture intérieure, elle l’arme mieux pour affronter le monde extérieur, pour disposer de l’espace qui la sépare d’autrui, l’espace qu’il lui faut aménager avec justesse s’il veut vivre en bonne intelligence avec l’autre. La seule raison d’être de l’intellect est de se mettre au service de l’intelligence, qui est le bien supérieur de l’être humain. Le reste n’est que détournement de sens. Intelligence, du latin inter legere, « choisir entre » ou inter ligare « lier entre » L’étymologie, qui raconte d’où vient les mots, n’est pas un ornement intellectuel, une appogiature de la pensée, un TOC du discours, l’étymologie rappelle le sens profond des mots qu’on a perdu de vue la plupart du temps. Le temps a pour effet de nous éloigner de l’origine des choses, et ce faisant, d’en user passablement le sens à nos yeux. Vivre intelligemment, c’est vivre en se liant d’humanité avec autrui, non pas dans l’étouffement ou la promiscuité, mais en sachant gérer l’espace qui nous sépare de l’autre en même temps qu’il nous unit à l’autre. Le délié apporte de la souplesse au liant, elle lui confère l’élégance d’un mouvement de danse. Inter legere, inter ligare, l’intelligence, ou l’art de la ligature.
La pensée, disais-je en commençant, c’est le pas de l’âme. C’est un pas de danse au service de l’intelligence. Et l’intelligence est au service du savoir-vivre ensemble, c’est-à-dire, le bien commun.
Il est des intellectuels qui ne sont pas intelligents pour la simple raison que leur intellect n’est pas au service de l’intelligence humaine. L’intellection pure, désincarnée, est souvent signe de la monstruosité : ainsi Martin Heidegger, dont on ne peut pas séparer la pensée de son engagement pour le nazisme, comme le montre l’essai d’Emmanuel Faye, Introduction du nazisme dans la philosophie, paru en 2005, une publication qui valut à son auteur des menaces de mort. Emmanuel Faye bénéficiera du soutien d’un certain nombre d’intellectuels, dont le germaniste Georges Arthur-Goldschmidt, qui raconte dans La traversée des fleuves (paru en 1999) l’intuition absolue qu’il eut que Heidegger était « brun » quand, après la guerre, il l’aperçut un jour par hasard se tenant au pas de la porte du chalet où il passait ses vacances dans la Forêt Noire. En effet, comment estimer le travail d’une pensée pure si cette pensée, pour s’exercer, ignore délibérément la tragédie humaine qui se passe sous les yeux de son auteur, si elle ignore la monstruosité d’un des pires régimes que l’espèce humaine ait jamais enfantée, le IIIe Reich ? La pensée pure perd de vue l’humain, la pureté est dangereuse, elle penche inexorablement du côté de la mort.
Mais parler de pensée est presque un défi à une époque où la pensée ne pèse pas bien lourd, où elle vaut à peine son pesant d’étymologie latine (pendere). Les êtres humains trouvent plus profitable de valoir son pesant de pouvoir, son pesant de pognon, ce qui explique que la pensée du plus grand nombre est si légère, si volatile, tellement qu’elle est emportée par le moindre courant d’air.