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Billet de blog 6 octobre 2014

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A main gauche

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Imaginez-vous en train de marcher normalement en ville (pour les  citadins),  quand soudain, une de vos deux jambes, la gauche par exemple, vous fait défaut, comme cela, sans prévenir, et que cette jambe qui vous lâche, lâchement vous fasse tomber de toute votre hauteur sur le trottoir où vous vous étalez comme un œuf cassé qui glisse dans une poêle Tefal avant de se figer comme un gisant. C’est un peu ce qui m’est arrivé, à cette différence près que ce n’est pas la jambe qui m’a échappé, mais le bras, le gauche précisément, comme cela, sans crier gare, ce qui m’a pris de court, évidemment, tellement que le bras m’en est tombé, littéralement, comme si on me l’avait coupé. Il est tombé si bas ce bras gauche qu’il m’a fallu le récupérer du bras droit pour le remettre à plat sur le bureau depuis lequel il avait dévissé, comme un alpiniste happé par le vide. Mais après avoir rattrapé mon bras qui avait filé à l’anglaise (les Anglais, eux, disent le contraire, filer à la française) ma main, elle, ne répondait plus. Ou plutôt, les doigts refusaient d’obtempérer, comme s’ils se mettaient en grève (une spécialité bien française, diront les Anglo-saxons), des doigts paralysés, engourdis, incapables de continuer à jouer à la marelle sur le clavier où ils évoluaient machinalement l’instant précédent, comme frappés par une malédiction, la malédiction des doigts devenus fous, des doigts non plus domestiques mais revenus à l’état brut, des doigts analphabètes, des doigts d’anachorète ne sachant plus faire leur gamme sur le clavier, des doigts sans maître ni Dieu, des doigts errants ayant perdu la tête, des doigts ayant perdu la main, des doigts fantômes pour ainsi dire n’étant plus capables de donner corps aux mots qui naissent comme l’étincelle qui jaillit du choc entre deux silex. L’impression qui vous envahit, après la stupeur, c’est l’effroi, qui vous laisse interdit, quand vous constatez qu’une partie de votre corps qui, d’ordinaire, vous obéit au doigt et à l’œil, quand vous prenez conscience que votre bras avec la main au bout fait sécession, brutalement, sans annonce ni coup de semonce, sans le moindre signe avant-coureur de mécontentement préalable pouvant fournir un début d’explication à pareille mutinerie. Pire qu’un acte de sédition, cela relève de la haute trahison une telle défection sans transition. Pour peu, on leur couperait la tête à ces doigts aussi indisciplinés, à ces mutins qui sabordent l’autorité pensante qui se voit ainsi privée de la possibilité de jouir de sa liberté d’expression, l’expression écrite, tant la main gauche si maladroite est aussi gourde qu’un gourdin dans les pattes d’un manchot. Dans Le roi des aulnes, roman fabuleux de Michel Tournier, Abel Tiffauges, le protagoniste, garagiste de son état avant que la grande Histoire ne coïncide avec sa petite histoire, privé momentanément de l’usage de sa main droite après s’être blessé au poignet droit, entreprend d’écrire un journal de sa main gauche, un journal qu’il intitule Les écrits sinistres, parce qu’écrits avec la main sénestre, la dextre étant alors invalide. Il se trouve que cette écriture sinistre révèle peu à peu le personnage à lui-même en portant sur lui une lumière qui l’éclaire obscurément. Moi, c’est tout le contraire : condamné pour je ne sais combien de temps à des écrits adroits, sans le secours de la main sénestre, des écrits qui me demandent grand-peine, maladroit que je suis sans l’aide de ma main gauche, je doute fort que la lumière ne vienne jamais de l’écriture adroite, une écriture diminuée, estropiée en vérité. À plus forte raison parce que l’écriture à la main n’a rien de commun avec l’écriture à la machine. Taper à la machine nécessite l’usage des deux mains, contrairement à l’écriture manuscrite, où la main s’inscrit dans le prolongement de la plume. L’écriture à deux mains entretient un rapport très différent avec l’écrit, en fragmentant le corps des mots en amas de lettres frappées une à une, alors que l’écriture à la main ne fragmente pas mais lie les lettres entre elle, à main levée justement, en glissant sur le papier dans un bruissement de plume. Écrire à la main tient un peu d’une envolée, d’une course sur coussin d’air palmaire quand écrire au clavier procède plus d’un ballet digital à la chorégraphie toujours recommencée. Une chorégraphie manière flamenco, au taconeo, où l’on donne du talon. Sur le clavier, les doigts se font marteau, les mots sont marqués de leur sceau. L’écriture à deux mains est frappée, comme une pièce de métal par un forgeron, l’écriture à une main, elle, est volée. C’est pour cela qu’il n’y a pas d’écriture adroite au clavier, qu’une écriture handicapée quand une main manque à l’appel. Raison pour laquelle, contrairement au personnage du Roi des aulnes,  aucune lumière ne viendra m’éclairer tant que ma main gauche ne sera pas aussi adroite que la droite.

J’oubliais : pour quelle raison ma main gauche gâche mon écriture flamenca ? Pour une raison mystérieuse qu’un passage au scanner élucidera peut-être.  

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