1.
La croyance au destin s’oppose résolument à la notion de hasard. Le destin, littéralement, c’est ce qui est donné et qui finit par arriver, inéluctablement. Ainsi les tragédies grecques sont-elles souvent placées sous son signe, comme si tout était écrit à l’avance. Et malgré les ruses des humains pour déjouer le sort, celui-ci finit par s’imposer fatalement (à l'instar du mythe d’Œdipe).
Le hasard, c’est tout le contraire, c’est ce qui n’est pas prévisible et qui survient à l’improviste. Le mot vient de l’arabe, al-zahr, « dés » (le jeu de dés). Notons que l’anglais hazard, qui met l’accent sur l’idée de risque, prend le sens de « péril » (en anglais, le hasard se dit chance). Observons aussi que la locution latin, alea jacta est, « le sort en est jeté » (la fameuse formule que prononça César en franchissant le Rubicond), exprime un étrange mélange de hasard et de fatalité (auquel l’auteur du mot s’en remet).
La physique moderne nous apprend qu’en réalité, dans le monde physique, jusque dans l’infiniment petit (physique des particules élémentaires), il n’y a pas de hasard, que tout effet a sa cause, dans une concaténation sans fin (enchaînement des causes et des effets) qui remonte jusqu’à la Cause première. Mais il est impossible de remonter plus loin. La Cause première, la Création du monde, au Temps Zéro, est le butoir au-delà duquel on ne peut aller. La cause première est incognoscible. On ne saura jamais pour quelle raison quelque chose a été créé à partir d’une seule et même masse compacte qui était Tout, et dont l’explosion a eu pour effet d’introduire l’espace-temps, c’est-à-dire l’introduction de l’espace déployé sur l’échelle du temps. D’où la fameuse question de Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » D’où l’apparition de l’idée de Dieu, Dieu étant la Cause première n’ayant pas de cause, le principe premier dont toute chose existante procéderait (l’hénologie est la science de l’Un).
Il n’y a pas de hasard dans le monde sensible d’un point de vue physique, c’est-à-dire que la chute d’une goutte de pluie tombée depuis le ciel sur l’extrémité d’une cigarette allumée à la bouche d’un individu, laquelle s’éteint à son contact, n’est pas le produit d’un événement fortuit mais d’un enchaînement sans fin de causes et d’effets dont l’individu à la cigarette n’a pas idée, raison pour laquelle il dira que la goutte d’eau lui est tombée dessus « par hasard ». On dit par hasard par ignorance, la notion de hasard recouvrant en réalité tout ce qui nous échappe et qui se dérobe à notre perception du Réel — il faut entendre par Réel le monde tel qu’il est en vérité et non le monde tel qu’on le perçoit de manière réductrice ou tel qu’on voudrait qu’il soit, pour notre convenance.
L’être humain fait partie du monde sensible, il est donc soumis aux lois qui le régissent, pour autant, tout dans l’humain n’obéit pas à des principes physiques. Si la vie de l’esprit humain repose sur le fonctionnement de la matière cérébrale et de son réseau neurologique sous la calotte crânienne, l’esprit ne se réduit pas pour autant à de la matière, à un agrégat purement atomique, aussi subtil soit-il. De même que la nature d’un individu, qui doit son existence à la rencontre entre un ovule et un spermatozoïde vainqueur de la course à la vie, ne se réduit pas à une hérédité biologique ni à un milieu familial ou à un environnement socio-économique, pas plus qu’elle ne se réduit à l’époque particulière qui l’a vu apparaître. La nature d’une personne puise en partie sa substance dans ce terreau, mais en partie seulement. Quelque chose de la personne humaine, sa part irréductible, dépasse la simple somme des facteurs mentionnés plus haut, c’est ce qu’on appelle l’âme humaine (qui inclut la conscience, les capacités cognitives et un sens supérieur en veille, activé chez certains, le sens du divin, ce qui n’a aucun rapport avec la croyance en l’existence d’un dieu anthropomorphique, mais qui est une manière d’appréhender le monde autrement, avec une conscience aiguë de son mystère). Ces facteurs concourent évidemment à la constitution de la personne, pour autant, il n’y a pas de déterminisme humain en ce sens que ce qui fonde l’être humain est justement sa capacité d’être libre, quand bien même cette liberté a un champ d’action limité dans la mesure où chaque existence est conditionnée par un ensemble de données précises. La nature profonde de chaque personne humaine est comme la Cause première, elle n’a pas de cause. Elle échappe aux lois physiques selon lesquelles, dans le monde sensible, chaque effet est le produit d’une cause. La nature profonde de chaque personne humaine n’a pas de raison, ce qui fonde sa particularité est incognoscible.
Si l’être humain échappe en partie au déterminisme qui régit le monde physique, si sa nature propre n’est pas seulement déterminée par les composantes qui ont présidé à sa conception ainsi que par les caractéristiques de son environnement, est-il aussi soumis au hasard ?
Les rencontres humaines sont-elles le fruit du hasard, ou, comme dans le domaine physique, le produit d’une concaténation dont on perd de vue l’origine ? Le hasard (apparent) des rencontres (amoureuses ou amicales) entre les personnes humaines par exemple, ou ce qu’on qualifie comme tel, recouvre-t-il notre ignorance ou bien est-il une cause première (qui n’aurait pas de cause) ?
Les rencontres entre les êtres humains sont un peu similaires au jeu complexe d’interactions entre une multitude d’éléments sur un même plan où lesdits éléments sont susceptibles de se croiser et d’entrer en collision, en coïncidence les uns avec les autres, comme sur le tapis d’un billard où une multitude de boules seraient mises en mouvement, certaines au même moment, d’autres à des moments différents. Les rencontres humaines qui se produisent n’ont rien de différent par nature à la chute d’une goutte de pluie sur la braise d’une cigarette à la bouche d’un individu, elles ne sont que la manifestation d’un enchaînement de causes et de effets dont on ne saisit pas le mouvement d’ensemble au vu de son étendue dans le temps et de ses ramifications complexes en termes d’espace. Une fois encore, on parle de hasard par ignorance pure. C’est une facilité de langage et le fait d’une paresse intellectuelle, d’une myopie de la conscience.
2.
La nature humaine, qui définit les orientations fondamentales de la personne, constitue pour ainsi dire son sort. Nul n’échappe à sa nature. « Chassez le naturel et il revient au galop », dit l’adage populaire. C’est la raison pour laquelle le sort ne nous réserve jamais que ce qui est à l’état de puissance en soi. Certes, la nature humaine peut être cultivée, amendée, améliorée dans une certaine mesure, mais en aucun cas elle ne peut être modifiée. Les gens ne changent pas, ils ne font que suivre leur pente, même si Gide exhortait à la suivre, mais en la remontant. La nature, c’est ce qui naît, par définition (étymologiquement parlant, nature vient d’un participe futur en latin signifiant « ce qui est en train de naître »). On n’est pas ce que l’on veut, on est ce comment la nature nous a fait naître. C’est une cause première au-delà de laquelle on ne peut remonter. Le pourquoi de notre nature profonde est incognoscible. Par facilité bien souvent, on admet qu’on est ce qu’on est dû au hasard, que notre nature est le pur fruit du hasard. Mais l’existence du monde, au Temps Zéro, avant le Big Bang, n’est pas un hasard. Parler de hasard pour la Cause première est une vue purement humaine qui ne rend pas compte du Réel mais de notre foncière incompréhension des choses. Ce n’est pas parce que la raison à notre nature individuelle nous échappe que celle-ci est gratuite. Si les rencontres humaines ne sont pas le produit du hasard mais les effets d’une cause qui nous échappe, les êtres humains, pour reprendre l’image des boules d’un billard, sont-ils pour autant les jouets d’une concaténation sans fin ? Une concaténation comme une espèce de dieu, qui s’emploierait à respecter scrupuleusement l’enchaînement des causes et des effets, un dieu sous le coup d’un trouble obsessionnel compulsif immémorial dont il aurait oublié la cause ?
La nature humaine est pour soi le moyen et une fin en soi. Chaque personne humaine cultive sa propre nature avec plus ou moins de bonheur, mais cette nature qui lui est échue ne lui tombe pas dessus par hasard, elle est pour soi la Cause première. La nature humaine est la forme par laquelle transparaît le fond, par laquelle passe la vie : la nature humaine est au service de la vie.
Si la nature individuelle est résolument du côté du destin, de même qu’un chat est un chat et non pas un chien, la vie de la personne ne répond pas à un schéma inéluctable comme un programme informatique conçu pour répondre à des fonctions précises, et à ces seules fonctions, et c’est ce qui caractérise l’humanité. C’est-à-dire la capacité de s’inventer, en dépit de conditions déterminantes, ou justement, grâce à ces conditions-là, qui font qu’un être distinct et unique existe bien, au-delà des contingences. La condition humaine, qui n’est pas le fruit du hasard, mais le produit d’une concaténation donnée, n’est pas mécanique, machinale, pour cette simple raison qu’elle jouit d’une certaine marge de manœuvre indépendamment de la Cause première de la nature propre, indépassable, et c’est cette marge de manœuvre qu’on appelle liberté. Une liberté limitée, certes, conditionnée par les critères d’une nature particulière, certes, mais liberté quand même dans la mesure où elle permet à l’intelligence, la volonté, le courage d’exercer leurs fonctions. C’est le propre de l’être humain et son mystère, que de venir au monde dépositaire d’une nature dont il ne connaît pas la cause, avec cette capacité de transcender sa propre nature pour la tirer vers le haut, autant que faire se peut. La liberté est la condition de la vérité de la personne, la vérité de la personne est la condition de sa liberté.
Baudelaire disait que la plus grande ruse du diable consistait à faire croire qu’il n’existait pas. On peut dire de même que la croyance dans le hasard est l’art (ou la ruse) dont use le destin pour faire croire aux êtres humains qu’il n’existe pas. On peut dire aussi que le propre du destin n’est pas seulement de destiner mais aussi de donner des possibilités. L’être humain est cet espace-temps vivant où se manifestent des forces en opposition, et c’est ce qui fonde son sens et son mystère. À la croisée du destin et de la liberté, à la croisée du donné et du possible.