Fidèle à sa réputation, Paris Match a créé la surprise dans sa dernière édition en annonçant, photo à l’appui, qu’on avait retrouvé le visage de L’Origine du monde, la fameuse toile de Gustave Courbet : on aurait découvert la toile d’une tête de femme qui correspondrait en tous points au corps peint par Courbet dont elle serait le prolongement naturel, pour ainsi dire. Par une mise en images habile sur sa couverture, l’hebdomadaire laisse d’ailleurs à penser que la correspondance est évidente, que la tête matches (l’anglais match signifie « convenir ») avec le corps. Selon Jean-Jacques Fernier, spécialiste de Courbet, une seule toile aurait été d’abord été peinte figurant le corps entier du modèle, toile dont le peintre aurait découpé ensuite la partie supérieure pour la simple raison que, à l’époque, en 1866 précisément, il était impossible de vendre en l’état une toile avec une charge aussi érotique. C’est ainsi que le commanditaire de la toile, Khalil-Bey, ambassadeur ottoman en poste à Paris, aurait acquis L’Origine du monde à laquelle on aurait coupé la tête. Mais tout le monde n’est pas d’accord, loin s’en faut. Ainsi, un autre expert en peintures anciennes, Hubert Duchemin, pour ne pas le nommer, qualifie lui de « foutaises » cette pseudo-révélation, en affirmant qu’on ne retrouve rien de la touche caractéristique du peintre franc-comtois dans cette tête, et qu’un enfant de deux ans saurait faire la différence. Si l’analyse des fibres à laquelle a procédé le Centre d’études et de recherche en art et en archéologie établit bien une similitude quant à la trame des tableaux, cela ne prouve pas que la toile a été découpée une fois peinte dans la mesure où plusieurs toiles peuvent très bien provenir d’un même tissu.
La théorie de Paris Match et de Jean-Jacques Fernier, pour séduisante qu’elle soit, achoppe quand même sur une difficulté. En effet, si l’acquéreur de la toile était son commanditaire, comme c’est le cas s’agissant de L’Origine du monde, on comprend mal la raison pour laquelle le peintre se serait ravisé après coup en amputant la partie supérieure de son œuvre dans la mesure où cette œuvre ne devait être visible que par son propriétaire et les rares élus qui eurent le privilège de voir sa collection privée, élus au nombre desquels figura un certain Théophile Gautier, poète et critique d’art incontournable, que Baudelaire considérait comme son maître. C’est d’ailleurs ce même Théophile Gautier qui préfaça le catalogue de vente de la collection d’art de Khalil-Bey, contraint de vendre ses tableaux lors d’une vente aux enchères à Paris, en 1868, pour rembourser ses dettes de jeux. Aussi l’argument du spécialiste de Gustave Courbet selon lequel il n’était pas envisageable à l’époque d’associer un visage à une vulve, pour la simple raison que la charge érotique eût été trop forte, cet argument ne tient pas car l’existence de la toile ne devait pas être portée à la connaissance publique. C’est d’ailleurs ce côté clandestin de l’œuvre qui lui valut ce destin si particulier. Après le diplomate ottoman, le tableau passe dans les mains d’un marchand d’art à Paris puis se retrouve en 1910 dans la collection privée du baron hongrois François de Hatvany, à Budapest. Il est alors caché derrière un autre tableau de Courbet, Le château de Blonay, où l’on voit dans l’arrière-plan une bâtisse austère se découper sur un paysage de neige, une toile aux tons froids pour cacher une toile aux tons chauds, comme pour refroidir les curieux et contenir le feu qui couvait dessous.
Pendant la seconde guerre mondiale, les Nazis auraient mis la main sur L’Origine du monde qu’ils auraient ramenée en Allemagne, mais lors du sac de Berlin par les Soviétiques, la toile serait tombée entre les mains des Russes et repartie vers Moscou. Après ces péripéties pour le moins mouvementées, la toile réapparaît mystérieusement en France, où Jacques Lacan en fait l’acquisition en 1955 pour l’installer dans sa maison de campagne, dans les Yvelines. Il commande alors à son beau-frère André Masson un cache pour L’Origine du monde, qui s’intitule Terres torrides, une sorte de calque suggéré de L’Origine qu’on pouvait faire glisser dessus pour révéler la toile dessous. Le psychanalyste est le dernier propriétaire particulier de la toile jusqu’à ce que l’Etat en fasse l’acquisition, en 1995, par la forme d’une dation, et que le Musée d’Orsay devienne son ultime demeure.
Il n’est pas anodin que l’homme ayant énoncé qu’« il n’y a pas de rapports sexuels », (puisque selon Lacan la jouissance est dans l’inconscient un lieu vide de signifiants ), une formule qui fit scandale à son époque, ait joui de la contemplation de la toile défendue, installée dans une alcôve avec un cache dessus pour la dérober aux regards, et qu’il ait joué à cache-cache avec L’Origine en faisant glisser le cache, lui, le joueur de langue qui aimait à faire parler les mots autrement, avec ce côté hiérophante qu’il cultivait. On pourrait penser qu’il rendait une sorte de culte secret à cette icône scandaleuse, un peu comme un grand prêtre honorant la divinité dans l’intimité sacrée du naos. Pour rendre compte du sens de la toile, Lacan avait même forgé le mot ori-gyne, du latin os-ris « bouche, orifice », et du grec gunê, « femme ». L’Origine selon Lacan, c’est la bouche d’ombre des femmes dont sort quelque chose plutôt que rien. Dans la théorie psychanalytique lacanienne, qui énonce que l’inconscient est structuré comme un langage, l’inconscient n’a pas de signifiant (il faut comprendre signifiant en termes de bord corporel) qui représente la jouissance (la jouissance ne fait pas référence au plaisir orgasmique : elle consiste à maintenir ou à augmenter la tension psychique que le sujet perçoit après coup, un peu comme si le sujet était sous l’emprise d’une drogue, contrairement au plaisir, qui se caractérise par une baisse de tension psychique et qui s’accompagne de détente ; dans le cas de la jouissance, le corps prend tout, le sujet ne parle ni ne pense : Je suis là où je ne pense pas). À sa place, il n’y a qu’un trou et son voile (tissé de fantasmes). Or que donne à voir la toile de Gustave Courbet, sinon l’orifice du sexe de la femme voilé par la toison pubienne ?
L’Origine du monde, c’est un cadre avec vue sur une vulve. Non pas une vulve, mais La vulve, qui ouvre un triangle des berlues où le désir s’étrangle à l’infini, entonnoir sans fond où tout tombe, comme dans un trou noir. Comment penser un trou noir ? « Le Réel, c’est l’impossible », dit Lacan.
Jean Clair écrit : « Réceptacle passif, féminin du visible, forme en creux où le réel vient se photographier, la vision est aussi cet organe phallique capable de se déplier et de s’ériger hors de sa cavité et de poindre vers le visible. Le regard est l’érection de l’œil. Et George Bataille, auteur de l’Érotisme : « La transgression lève l’interdit sans le supprimer. (…) L’interdit et la transgression répondent à deux mouvements contradictoires : l’interdit rejette, mais la fascination introduit la transgression. L’interdit, le tabou, ne s’opposent au divin qu’en un sens, mais le divin est l’aspect fascinant de l’interdit : c’est l’interdit transfiguré. »
Sylvia Bataille, qui partage la vie du psychanalyste depuis dix-sept années avec lequel elle s’est mariée en 1953, n’a pas seulement été la femme de Georges Bataille, auteur particulièrement torturé par le sens de la sexualité, mais est aussi connue pour avoir joué dans quelques films, notamment Partie de campagne de Jean Renoir, tourné en 1936, où elle interprète le rôle d’une jeune femme qui s’éveille à la sensualité lors d’un déjeuner sur l’herbe au bord de l’eau en compagnie de ses parents. Rien de tout cela n’est anodin. Bien au contraire, tout semble s’inscrire dans une chaîne de sens. L’Origine du monde est un signe (un signe est ce qui représente quelque chose pour quelqu’un), mieux, un signifiant à l’égard de Lacan (un signifiant est l’expression involontaire d’un sujet, un geste accompli au-delà de tout savoir conscient). L’Origine du monde est un signifiant qui prend la forme d’un « dit », comme un corps, qui est le lieu du « dire ». Rappelons les deux principes fondamentaux de la théorie lacanienne : « L’inconscient est structuré comme un langage », et « Il n’y a pas de rapport sexuel ». Le langage lie, le corps sépare, l’inconscient noue, la jouissance écarte. Le corps est soumis au langage, et, en tant que tel, est le porte-parole du sujet. Le corps jouit, hors de toute sensation de douleur ou de plaisir consciemment éprouvée par le sujet. D’une certaine manière, L’Origine du monde éclaire obscurément Lacan dont elle illustre sa théorie psychanalytique. L’Origine du monde n’est pas une invite à l’érection de l’œil, pour reprendre le mot de Jean Clair, c’est autre chose. Elle invite à se pénétrer de l’idée qu’il n’y a pas de sujet de la jouissance, car il n’y a pas de signifiant pour le dire. Mais alors, quand il y a jouissance, qui jouit ? On ne jouit pas de quelque chose, c’est quelque chose qui jouit en soi et hors de soi.
Parce que L’Origine du monde est le corps, non pas la représentation d’une partie d’un corps féminin mais bien le corps où se dit la théorie lacanienne, il est inconcevable que ce corps puisse avoir un visage. Auquel cas, ce ne serait plus un corps, mais la représentation d’une personne, ce qui est tout autre chose. Gustave Courbet, quand il a peint ta toile, ne pouvait imaginer la théorie psychanalytique qui verrait le jour un siècle après. Il ne pouvait pas non plus imaginer que sa toile illustrerait cette théorie en entrant dans la maison de campagne de l’auteur de ladite théorie. En fait, le véritable commanditaire de L’Origine du monde n’était pas Khalil-Bey, l’ambassadeur ottoman, acquéreur de la toile en 1866, mais Jaques Lacan, qui en fit l’acquisition en 1955. Ce que les spécialistes de Courbet et autres experts en art ne semblent avoir toujours pas compris. Que ceux qui ont des yeux pour voir voient.
L’inconscient n’a pas de signifiant qui représente la jouissance. À la place, il n’y a qu’un trou et son voile.