1.
Max Ernst (1891-1976) est un peintre et sculpteur allemand qui résida en Indre-et-Loire de 1955 à 1963, période pendant laquelle il peignit Le Jardin de la France (1962), toile exposée au Musée des Arts Modernes au Centre Georges Pompidou, à Paris. Il participa aux mouvements dadaïste et surréaliste (à noter que l’anglais earnest signifie « sincère, fervent »)
2.
Ancienne province de France, surnommée « le jardin de la France » depuis le XVe siècle, la Touraine (qui tire son nom de sa capitale, Tours) est le lieu de séjour des rois de France pendant la guerre de Cent ans ainsi que pendant la Renaissance, d’où son appellation de « Val des Rois ». La Touraine, qui se répartit sur trois départements, l’Indre-et-Loire, le Loir-et-Cher et l’Indre, est célèbre par ses châteaux (« les châteaux de la Loire »), dont les plus connus sont Amboise, Chambord, Chenonceau, Chaumont, Azay-le-Rideau ou encore Ussé. Cette région, le Val-de-Loire, a aussi pour particularité d’être arrosée par un réseau dense de cours d’eaux dont les quatre plus importants sont la Loire, le Cher, l’Indre et la Vienne.
3.
Les tons dominants de la toile sont les verts (vert foncé et vert plus tendre). Viennent ensuite le bleu, l’ocre et la tache claire au centre, qui semble irradier. C’est une toile placée sous le signe de la terre, avec ses verts, le bleu médian de l’eau et l’ocre de la terre. Le ciel se limite à une mince bande supérieure.
Les formes figurées sont tout en courbes, lignes douces et arrondies. Au centre, un corps de femme nue se découpe sur un fond sombre, dont la partie supérieure se dérobe aux regards. Le corps semble luire comme une source de lumière. La Loire et l’Indre bordent le corps de la femme. Le sens du courant est indiqué au moyen de flèches : la Loire coule dans le sens contraire du sens réel, d’ouest en est, alors que l’Indre coule dans le bon sens. Cela a pour effet de former une boucle autour du corps de la femme, comme un méandre dont le courant va dans le sens horaire (symbolisant le passage du temps). Les deux cours d’eaux délimitent ainsi une matrice où se trouve le corps nu, dans un étui aux tons ocre, vert et bleu.
Le jardin de la France est en fait la France qui porte dans son ventre une femme-fœtus, baignée par ses eaux amniotiques. C’est d’ailleurs parce que c’est une femme en devenir qu’on ne voit pas le haut de son corps (masqué par des replis utérins de la terre).
4.
Le jardin de la France renvoie à un autre jardin, le jardin d’Eden, dans le Livre de la Genèse, Ancien Testament. Ce jardin est arrosé par quatre fleuves, Pischon, Guihon, le Tigre et l’Euphrate (Genèse 2 :11-13), ce qui fait écho aux quatre cours d’eau de la Loire, le Cher, l’Indre et la Vienne.
Le jardin d’Eden, c’est un jardin d’enfants, un lieu d’innocence (l’innocence immunise contre toute nocuité) qui met Adam et Eve à l’abri du monde (à l’abri du mal) en les maintenant dans l’ignorance. C’est l’accès à la connaissance (du bien et du mal) qui fait passer Adam et Eve de l’état d’innocence à l’état de conscience. Leur expulsion du jardin symbolise à la fois l’enfantement (l’expulsion du ventre maternel) et le passage de l’enfance à l’âge de raison. Le passage de l’état d’innocence à celui de la connaissance est symbolisé par la consommation du fruit défendu, le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal auquel Adam et Eve ne devaient pas toucher. C’est après avoir en avoir mangé que « leurs yeux s’ouvrirent et [qu’] ils virent qu’ils étaient nus » (Genèse 3 :7). L’accès à la connaissance est symbolisé par la prise de conscience de la sexualité (ils se virent tout nus), qui est une des clefs menant à la connaissance de soi et de l’autre.
Dans le tableau de Max Ernst, le serpent qui est enroulé autour de la jambe droite de la femme en devenir, à la hauteur d’une jarretelle, rappelle le serpent tentateur de la Genèse. Sauf que ce serpent-là, contrairement au serpent biblique, n’est pas associé au Mal.
Dans la Genèse, l’accès à la connaissance est source de tous les maux à venir, c’est le péché originel (du latin peccare, « faire un faux pas ») qui fait trébucher et tomber à terre l’humanité. Eve, par qui le péché est arrivé (en écoutant le serpent qui lui suggérait de manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal), vient de l’hébreu hawa, qui veut dire « vivante ». Il est remarquable qu’en arabe, langue cousine de l’hébreu, la vie se dise haýa et le serpent hayýa. D’où l’éternelle accusation que la langue porte contre Eve, la femme fatale, d’être à l’origine de la faute originelle.
Dans Le jardin de la France, le serpent qui est enroulé autour de la jambe du corps n’est pas le représentant du Mal (Satan), mais un marqueur sexuel du corps de la femme en devenir. Il y a d’ailleurs quelque chose de quasi sensuel dans l’enroulement du serpent autour de la jambe, comme le frisson d’une volupté à venir qui ne dit pas son nom.
5.
Le jardin de la France est une mise en abyme. La France est femme, elle porte un enfant, femme en souffrance, la France à venir. La naissance est connaissance, la connaissance est naissance surgie des eaux, comme Vénus anadyomène.
La peinture est une échographie du temps, un instant d’éternité.