Comment croire en la bonté de l’Homme ? Comment ne pas penser qu’il n’est possible d’être optimiste qu’en ignorant la réalité humaine ? Pire, que l’optimisme n’est que la manifestation d’un égoïsme foncier, qui ne voit que ce qui va dans son sens et ignore résolument tout ce qui s’en écarte. Comment ne pas penser que l’optimisme est un déni de l’état du monde réel ?
Il y a des personnalités dont on n’aurait jamais pu soupçonner qu’elles fussent différentes de ce qu’elles donnaient à voir d’elles-mêmes, de pas leur visibilité. Comme si la meilleure stratégie pour désamorcer toute possibilité de soupçon consistait justement à s’afficher. Dans notre système de valeurs, qui fait la promotion du succès, le doute (sur la réalité ostensiblement montrée) est inversement proportionnel à la surface d’exposition sociale. Plus la personne est connue, et plus elle est au-dessus de tout soupçon, plus elle est intouchable. Comme si la notoriété avait pour effet d’éblouir les citoyens spectateurs, un éblouissement provoquant chez eux toute perte de sens critique ou peu s’en faut.
Quelle est la réalité des personnes humaines dans notre Comédie humaine sociale ? Où finit la personne réelle et où commence le personnage ? La vie n’est-elle donc qu’une pièce de théâtre où la plupart de gens jouent des rôles et se glissent dans la peau de personnages ? Rappelons que le mot personne vient du latin persona (mot d’origine étrusque), soit « masque de théâtre ». C’est ce qu’on pourrait être amené à penser en constatant l’écart effroyable qui existe souvent entre personne publique et personne privée chez les personnalités, c’est-à-dire, parmi cette catégorie d’êtres humains dont le public se repaît de l’image qu’on leur livre : dans la novlangue médiatique en vigueur, on appelle cela les « people ».
Il faut apprendre à se méfier des légendes, et des mythes. « Il n’y a pas de grands hommes, il n’y a que des hommes », disait il y a peu Michel Serres dans une de ses causeries philosophales dominicales sur France-Info (un homme dont il serait bon que la pensée grimpante crée un effet de serre noétique, un peu comme une Arche de Noé de la pensée, ce qui ne serait pas un luxe à une époque où l’on annonce la montée inexorable du niveau des eaux, signe de l’Ère du Verseau). Le mythe du grand homme cache bien souvent une mystification. On ne statufie jamais que l’idée d’un homme, une illusion, non pas une réalité, et cette illusion tient pour cette simple raison qu’il est plus aisé de prendre ses désirs pour la réalité que de prendre la réalité pour ce qu’elle est et d’en avoir le désir. C’est d’ailleurs sur cela que jouent les mystificateurs, sur ce désir d’illusions qu’ont les gens. Pareils à des magiciens, ils répondent au désir des gens de se laisser abuser. Et si la mystification continue d’opérer, c’est parce que la plupart des gens, qui s’emploient à ignorer la réalité, l’âpre réalité, l’appellent de tous leurs vœux. Le désir d’optimisme entretient la Comédie humaine, la pièce de théâtre, jusqu’à ce que tombent les masques.
C’est ce qui vient d’arriver à l’acteur Klaus Kinski, icône du cinéma allemand et acteur fétiche de Werner Herzog, son ennemi intime, qui incarna des personnages charismatiques comme dans Aguirre, la colère de Dieu, en 1972, Nosferatu, fantôme de la nuit en 1979, Fitzcarraldo en 1982, ou encore Cobra verde, en 1987. Mort à Los Angeles, en 1991, à l’âge de 65 ans, l’acteur a une fille aînée, Pola Kinski, née en 1952, actrice elle aussi, qui vient de publier en Allemagne un livre choc (qui s’intitule Mots d’enfant) où elle révèle que son père a abusé d’elle sexuellement depuis l’âge de 5 ans jusqu’à l’âge de ses 19 ans — soit de 1957 à 1971, ce qui, pour Klaus Kinski, couvre une époque qui va de ses 31 ans jusqu’à ses 45 ans. Nastassja Kinski (née en 1961), la demi-soeur de Pola, a déclaré tomber des nues en découvrant la vérité sur son père. Pola Kinski dit avoir écrit ce livre en réaction au culte dont son père fait l’objet selon elle. Elle y révèle que, à ses yeux, il n’y avait pas de différence entre les rôles de psychopathe que son père incarnait à l’écran et son comportement à la maison quand elle vivait avec lui. Le génie que les admirateurs de son père voyaient en lui, pour elle, était son bourreau intime. Vingt-deux ans après la mort de l’acteur, le masque vient de tomber, et ce qui est dévoilé est effroyable. On le savait, Klaus Kinski faisait dans la démesure. Fantasque, ses frasques étaient parfois fracassantes, mais de là à découvrir que sous le personnage excessif se cachait un violeur, un pervers pédophile et incestueux, le choc est rude.
Est-il possible qu’un être humain abuse ainsi le monde entier jusqu’à abuser sa propre fille quatorze années durant sans que personne ne se doute de quoi que soit ? Un tel comportement est-il possible sans avoir bénéficié d’une chaîne de lâchetés et d’aveuglements coupables ? Si cette révélation s’avère juste (il ne faut pas non exclure le fait qu’elle puisse être fausse, comme l’a montré en octobre 2012 une contre-enquête s’agissant d’un imposture éditoriale, Mon père, ce tortionnaire, aux éditions Jacob-Duvernet, écrit par Bernard de Souzy au sujet de son père, Jean de Souzy, décédé en 2007, enquête menée par Antoine Perraud pour le compte de Mediapart), et il est probable qu’elle le soit pour ainsi braver la légende dorée d’un personnage aussi charismatique, la question que cela soulève, au-delà du visage hideux de Klaus Kinski que ce témoignage révèle, c’est ce que cela veut dire du public qui s’est reconnu massivement dans cet acteur des décennies durant. Le culte d’une personnalité tend un miroir aux adorateurs et reflète le visage d’une société. Ce que le miroir réfléchit, c’est une lâcheté collective diffuse, une fascination du pouvoir et une soumission à ce pouvoir, qui est la porte ouverte à tous les dérives. Klaus Kinski fascinait, et cette fascination retenait l’esprit critique en otage, il faut croire, pour provoquer un tel aveuglement sur lui. Sur un autre registre, cela fait penser au pouvoir dont Dominique Strauss-Kahn s’est servi comme d’un champ de force des années durant pour dérober sa face cachée aux yeux du monde tout en augmentant son rayon d’action. Les êtres humains ne disposent en vérité que du pouvoir qu’on veut bien leur attribuer : le pouvoir que la société française a accordé à DSK ne fait que mettre en lumière les zones d’ombre dont se sont accommodées un trop grand nombre de personnes, complices à des degrés divers de l’itinéraire de DSK, voire coupables de déni de réalité.
La dernière scène du film Aguirre, la colère de Dieu, réalisé en 1972 par Herzog, montre le conquistador illuminé, dernier rescapé d’un rêve halluciné, qui arpente en claudiquant le radeau qui l’emporte sur le fleuve. À ses côtés repose sa fille, morte, avec laquelle il entendait se reproduire pour assurer sa postérité. Ultime provocation d’un fou à la poursuite de l’Eldorado, d’un mégalomane qui défie sa condition mortelle et que la solitude voue à un destin inéluctable, sur les ailes envoûtantes de Popol Vuh, un groupe de musique planante allemand. Dans un éclair de conscience, le conquistador prononcera : « Qui d’autre est avec moi ? »
Aguirre-Kinski, c’est l’image de la civilisation seule face à son inhumanité, d’une civilisation qui court à sa perte sur les eaux bouillonnantes du fleuve.