La langue a ses sinuosités, ses méandres, ses tours et ses détours, qui font perdre le nord au sens, qui lui font perdre pied tout court parfois.
Le plus frappant, c’est quand un mot prend du grade au fil du temps pour finir par signifier le contraire du sens extrait de la gangue étymologique. Ainsi le mot ministre, du latin minister « serviteur », bien loin du sens originel quand on observe comment un ministre de la République est plus susceptible de se servir de sa fonction pour le prestige, le pouvoir, que de servir l’intérêt général, comme l’a illustré naguère le comportement de Jérôme Cahuzac pour ne citer que lui, parti en croisade contre la fraude fiscale alors que lui-même trompait l’administration dont il était le chef. Faux serviteur et véritable imposteur en l’occurrence, avec un art de la duplicité consommé, à moins qu’il ne s’agisse d’un cas de schizophrénie aiguë.
Il a aussi des mots qui disent le contraire de ce qu’ils laissent entendre, par une sorte de renversement, de retournement perfide du sens des choses (c’est le sens étymologique de perversion, du latin pervertere), comme par exemple le verbe survivre. On pourrait croire, à première vue, que survivre, c’est vivre de manière supérieure, au-dessus de la ligne de flottaison de vie, alors qu’en réalité, c’est le contraire, c’est vivre à peine, à ras de la vie, à la merci du premier revers. Survivre veut dire sous-vivre.
Il y a des mots tellement contraires à ce qu’ils disent qu’il en sont pervers, comme le mot pédophile, qui, loin de vouloir dire aimer les enfants, dit aimer les détruire, un mot qu’on aurait avantage à remplacer par pédocide.
Il y a des mots et aussi des expressions, comme apprendre par cœur, qui, loin de signifier apprendre avec coeur, signifie apprendre machinalement, sans aucun sentiment, pour être capable de recracher la chose apprise sans l’avoir digérée, sans l’avoir incorporée (à soi).
Et que dire de l’expression faire l’amour ? Comme si on pouvait faire (de) l’amour comme on fait du pain ? Le coït n’a pas nécessairement partie liée avec le sentiment d’amour : il y a des couples qui font l’amour sans amour, sans ressentir aucun sentiment d’amour à l’égard de l’autre. Il y a aussi des couples dont les conjoints s’aiment sans faire l’amour, sans avoir besoin de faire l’amour. Il y a des couples qui font l’amour justement parce qu’ils ne s’aiment pas, comme pour compenser un manque d’amour, et des couples qui font l’amour justement parce qu’ils s’aiment, auquel cas, l’activité sexuelle coïncide avec le sentiment d’amour, ce qui, bien évidemment, est préférable, non pas d’un point de vue moral, mais parce que faire coïncider le jeu des sens avec le sentiment amoureux confère une plus grande acuité à la perception sensorielle et un supplément d’âme aux sentiments en leur donnant corps. C’est un peu la même différence qu’il y a entre écouter de la musique à partir d’une seule source démission sonore et écouter de la musique en stéréophonie : la stéréophonie n’est pas la simple addition de plusieurs (au moins deux) sources sonores mais donne une impression de profondeur que l’on ne perçoit pas quand la musique est jouée à partir d’un seul et unique haut-parleur. Il en va de même pour la vision stéréoscopique qui seule, permet de percevoir la profondeur, ce que n’autorise par la vision monoculaire.
Il y a aussi le phénomène inverse, des mots qui, sous le glacis culturel, rappelle l’origine humble de leur provenance. Par exemple le mot marque, s’agissant de la marque de fabrique des produits et des articles dans notre société de consommation. Ainsi, les citoyens consommateurs, qui brûlent d’envie de porter des vêtements de marque, ne se distinguent pas du bétail que l’on marque au fer rouge, à cette nuance près que, contrairement aux bovins, la marque ne s’affiche pas sur leur peau mais quelque part sur le tissu. La fascination que la marque exerce sur les citoyens consommateurs reflète bien l’esprit grégaire de l’espèce humaine, dont le comportement n’est pas très éloigné de ces vastes troupeaux d’ongulés dans les plaines d’Afrique (notamment les gnous), qui se distinguent par leurs mouvements de masse. Il n’est que d’observer les sempiternelles migrations de masse des estivants qui sillonnent la France aux mêmes époques de l’année pour en prendre la mesure.
En qualifiant de « parlêtres » les êtres humains, Jacques Lacan voulait dire par là que l’être humain est tellement pétri de langue que la langue l’exprime en toutes lettres. Ce qui est intéressant, c’est de constater toutes les contradictions de l’humanité (ces contradictions dont Boris Vian disait qu’elles étaient le propre de l’Homme) que la langue porte en elle et qu’elle exprime par ses mots, ses expressions idiomatiques, comme autant de concrétions. Le sens qui ressort de ces contradictions est semblable à ce perpétuellement suintement des eaux sur les parois rocheuses dans les cavités souterraines, qui aboutit à la formation de ces stalagtites et autres stalagmites qu’on peu observer dans les grottes. Ce que dit la langue sur l’Homme, c’est qu’il n’est toujours pas sorti de la Caverne.