« Nous sommes fils de la terre (humus, d’où vient humilité), et cela se sent… Autant l’assumer et inventer le ciel qui va avec. »
André Comte-Sponville
« Nous sommes nés animaux : c’est la “ bêtise” dont l’humanité ne s’émancipe pas, quoi qu’il advienne des vœux que ses représentants nourrissent et des lois que les cités édictent pour confisquer leur violence. »
Pascal Quignard
La question est de savoir ce qui chez l’homme relève de la nature et ce qui relève de la culture. En d’autres termes, quelle est la part chez l’homme de l’inné et celle de l’acquis ?
Nature : Ensemble des caractères, des propriétés qui définissent un être, une chose concrète ou abstraite, généralement considérées comme constituant un genre.
Culture : Ensemble des formes acquises de comportement dans les sociétés humaines.
1.
L’animal est résolument plus du côté de la nature que l’homme, pour autant, tout n’est pas transmis de façon innée chez l’animal (ce qui constitue l’instinct), et le petit de l’animal connaît une période d’apprentissage auprès de ses parents. Si l’apprentissage des petits consiste principalement à observer à et mimer le comportement des adultes, chez les prédateurs, il est poussé plus loin dans la mesure où les jeunes individus sont initiés aux techniques de chasse afin d’apprendre à tuer leur proie. Dans certaines espèces, la mère ou le père ramène aux jeunes une proie blessée que ces derniers s’emploient à achever. En ce qui concerne les prédateurs vivant en groupe, tels que les loups par exemple, le jeune animal est invité à prendre part à des expéditions pour s’initier aux techniques de chasse mises en œuvre par le collectif. Pour des prédateurs aux mœurs plus solitaires, comme le tigre, les jeunes, quand ils sont en âge, apprennent à chasser en accompagnant leur mère. Pour autant, chez l’animal, l’apprentissage que fera le petit est rigoureusement lié à l’espèce à laquelle il appartient et n’a d’autre but que de lui permettre d’en être un représentant opérationnel. Chez l’animal, l’apprentissage est déterminé par la nature : le petit guépard n’apprendra qu’à régler sa course avant de bondir sur sa proie, il ne pourra rien apprendre d’autre, de même que le petit aigle ne pourra apprendre qu’à maîtriser son vol pour fondre sur sa prise et l’emporter dans les airs. Un animal ne peut apprendre qu’à être ce à quoi il est destiné, c’est pourquoi on ne verra jamais un canidé grimper à un arbre. L’animal ne peut pas sortir de son espèce. La part de l’acquis chez l’animal est entièrement subordonnée à sa nature.
2.
L’homme tel qu’on le connaît est le résultat d’une longue évolution qui trouve son origine dans le monde animal. Ce qui a permis à l’homme de se séparer du monde animal il y a plusieurs millions d’années, c’est sa capacité à apprendre, une capacité qui, contrairement à l’animal, n’est pas au seul service de l’espèce (à laquelle il appartenait) puisqu’elle est évolutive. Comme si cette faculté d’apprendre était sortie du lit de l’espèce pour emmener l’homme en devenir ailleurs, jusqu’à devenir l’homo sapiens que nous sommes.
Le paléontologue Yves Coppens estime que le carrefour où se sont séparées les lignées des grands singes des hominidés qui allaient devenir des êtres humains se situe il y a huit à dix millions d’années, dans la région de la vallée du grand rif est-africain. Si la bipédie est le signe de cette différenciation, l’élément déterminant réside dans l’apparition de l’os hyoïde ou « os lingual » chez le genre homo (le seul os du squelette à ne pas être articulé avec d’autres os), un os qui est directement responsable de la phonation. On le sait, l’apparition du langage articulé s’est produite il y a au moins 250 000 ans. C’est le langage qui a permis à l’homme de passer de l’apprentissage subordonné aux impératifs de l’espèce, tel que le connaissent les espèces animales, à un apprentissage qui transcendait les seuls besoins de l’espèce par une plus forte interaction entre les individus d’un même groupe née de la multiplication des échanges. De l’invention du langage, qui avait pour but de produire du lien entre les individus, a résulté quelque chose qui n’était pas prévu, comme un jaillissement de lumière, de même qu’en entrechoquant des silex on fait naître des étincelles qui permettent de faire reculer la nuit. Cette première lumière a éclairé l’homme tout en alimentant en lui un besoin de découverte, un besoin de savoir qui a fini par devenir une quête, la quête de la connaissance. C’est ainsi que l’homme a quitté le chemin de la nature pour prendre une autre direction et s’inventer un destin affranchi des lois de l’espèce au fur et à mesure de ses découvertes. C’est ainsi que l’on est passé de l’état de nature à l’état de culture.
3.
Il n’y a pas que l’homme qui vive en société, les fourmis et les abeilles aussi (entre autres exemples), vivent en société. Ces insectes disposent d’ailleurs d’un langage au service de la communauté. Le langage des abeilles s’attache à la transmission d’informations utiles pour la communauté d’abeilles. Quand une abeille communique une information à ses congénères, il peut s’agir de les renseigner sur la proximité d’un champ de fleurs intéressantes ou de les avertir d’un danger. Mais ce langage ne permet pas à une abeille d’exprimer quoi que ce soit de personnel, c’est un moyen de communication soumis aux seuls besoins de la communauté. Le langage inventé par l’homme, en revanche, répond à une double vocation : la transmission d’informations entre individus d’une même communauté, ce qui facilite la coordination des actions d’un groupe (comme par exemple dans la mise mettre en œuvre de stratégies de chasse), et l’expression personnelle de l’individu, ce qui a permis l’émergence de la personne en tant que sujet distinct et non plus seulement au service de la collectivité. Dans l’espèce des abeilles, l’individu ne compte pas, seule compte véritablement la communauté. Dans l’espèce humaine, si le groupe a été et demeure encore aujourd’hui (sous une forme impersonnelle qui constitue la société) la condition nécessaire de la survie de l’individu, il n’en demeure pas moins que la personne a une existence propre que l’abeille ignore. Il est probable que le langage humain a d’abord été au service de la seule communauté, comme dans le cas des abeilles, pour peu à peu s’affranchir des seuls impératifs du groupe pour ouvrir un espace d’expression personnelle, un espace de partage et d’échange avec les autres, ce qui a jeté les bases de la culture. C’est en interrogeant le silence que le langage a permis aux hommes d’emprunter le chemin de la connaissance.
4.
Si le langage a affranchi l’être humain du déterminisme imposé par l’espèce, s’il lui a donné l’occasion d’avoir prise sur le monde environnant autrement que de la manière à laquelle sa nature le prédestinait, pour autant, l’état de culture n’a pas permis à l’homme d’échapper à son héritage naturel : la condition humaine a ses impératifs auxquels l’homme ne saurait se soustraire. La culture est un outil qui permet à l’homme de se projeter plus loin, à l’instar du propulseur dont disposent les chasseurs-cueilleurs, entre 35 000 et 10 000 ans avant notre ère, un instrument qui prolonge le bras humain, démultiplie sa force et augmente considérablement la portée du jet. La culture transforme la nature sur laquelle elle se fonde et dont elle tire sa substance. La nature est la matière première que la culture modèle, comme l’argile que pétrit et façonne le potier sur son tour pour en faire des objets (soit dit en passant, la céramique est un marqueur important pour toutes les civilisations passées). Aussi loin l’homme soit-il allé dans sa démarche, au point d’inventer même des dieux à son image et de verser dans le déni des ses humbles origines, origines nées de l’humus, il lui a bien fallu admettre qu’il y avait une chose avec laquelle il était obligé de composer : sa nature.
Car il y a un substrat au départ de l’homme, un terreau indéniable qui constitue les fondations de la construction humaine, cela s’appelle la nature. Et si la culture est une manière de prolonger l’homme et de le porter plus loin, elle ne peut pas pour autant faire oublier la nature de l’homme, qui constitue son essence pour ainsi dire, c’est-à-dire, ce à quoi il est destiné. Chaque être humain porte au fond de lui-même une nature distincte avec laquelle il n’y a pas à transiger, une nature qui s’impose à lui. La culture peut sublimer la nature de l’être humain, la porter à sa quintessence, mais elle ne peut pas la changer, de même que le propulseur ne fait qu’amplifier le geste du bras de celui qui le manie mais qu’il ne modifie pas la direction du jet. La culture exploite la nature de l’être humain, elle ne la transforme pas. De manière générale, l’être humain ne choisit pas vraiment ce qu’il devient mais fait en fonction de ses capacités qu’il exploite au mieux, ce qui, la plupart du temps, ne va pas sans efforts. L’apprentissage, que la culture humaine a développé à un niveau élevé, s’il permet à un être humain d’aller aussi loin que possible, ne lui permet pas d’aller à rebours de sa nature, et s’il y parvient malgré tout, ce sera souvent au détriment de son équilibre. Mais il est vrai qu’au stade actuel de son développement, l’être humain laisse parfois à penser qu’il a oublié d’où il venait, raison pour laquelle, trop souvent, il ne sait plus où il va. Comme si, à force de croire qu’on pouvait faire tout et son contraire, on avait fini par perdre le sens de la nature des choses.
5.
Dans la terminologie existentialiste, la nature serait du côté de « l’essence » (ce à quoi une chose, un être est destiné : un chaton ne peut devenir autre chose qu’un chat), et la culture du côté de « l’existence » (avoir la liberté d’être ce qu’on souhaite être). Rappelons que l’existentialisme s’oppose au déterminisme en stipulant que l’existence précède l’essence, en d’autres termes, que l’homme serait libre de faire ce qu’il veut de sa vie. Si la nature est déterminante — placée sous le signe du déterminisme —, la culture, elle, laisse plus de place au choix et au libre arbitre. C’est grâce à elle que l’être humain peut jouir d’une relative liberté dans la mesure où elle lui permet d’orienter la nature et d’avoir prise sur elle. Mais bien que dans l’état de culture, il est impossible à l’homme de ne pas tenir compte de l’orientation que lui donne sa propre nature. La culture, qui permet à l’homme de s’élever, éclaire la réalité de sa nature profonde. Elle la prolonge, l’amplifie et fait résonner ses harmoniques. Elle est la pierre de touche qui révèle de quoi l’homme est fait.
Ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est la possibilité qu’offre la culture de se voir (par la mise en spectacle, la mise en perspective propre à l’art, entre autres, comme en témoignent par exemple les gravures pariétales de Lascaux, qui datent d’environ 20 000 ans), comme une sorte de vaste miroir qui donne une impression de plus grande profondeur au monde qu’il habite. Et cet écart avec la nature, cet espace qu’ouvre le champ culturel, c’est la seule liberté dont l’homme peut réellement jouir, cette maigre mais précieuse liberté qui fonde l’humanité.
PS: article qui s'inscrit dans la suite de :
http://blogs.mediapart.fr/blog/pierre-caumont/100914/libre-arbitre-et-determinisme