Qu’il est loin le Proche-Orient[1] d’antan, ce monde à la fois si loin et si proche, ce monde d’une langueur opiacée qui faisait rêver l’Occident jadis, je pense en particulier aux Odalisques de Jean-Auguste-Dominique Ingres, à cette vision d’un monde où « tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté »pour reprendre le fameux vers d’Invitation au Voyage de Baudelaire, même si la vision d’Ingres est une vue de l’esprit qui a participé à forger en Occident le fantasme du Proche-Orient et, ce faisant, à le rendre plus lointain que proche en escamotant sa réalité sous les voiles de la volupté exotique, indépendamment de l’existence bien réelle des Odalisques dans le harem du sultan.
Depuis la guerre d’Afghanistan en 2001 pour lutter contre Al-Qaïda après le traumatisme du 11 septembre 2001, puis la guerre d’Irak en 2003 (menée par la seule coalition des Etats-Unis et du Royaume-Uni) déclenchée sous le prétexte de l’existence d’armes de destruction massive que le régime irakien aurait eues en sa possession et dont on sait qu’elles n’ont jamais existé, une intervention militaire qui n’avait d’autre objectif que de renverser Saddam Hussein (exécuté à Bagdad le 30 décembre 2006 par pendaison pour crimes contre l’humanité à la suite d’une procédure judiciaire supervisée par les autorités américaines), depuis la vague du printemps arabe en 2011, partie de Tunisie pour balayer l’Égypte puis la Libye avant de s’échouer en Syrie, où la répression des manifestations populaires en mars 2011 dégénère en guerre civile après la défection de militaires en désaccord avec le pouvoir de Damas et la création de l’Armée syrienne libre en avril de la même année, depuis la guerre de Gaza de juillet et août 2014 opposant Israël au Hamas et au Djihad islamique, cette région du monde, qu’on appelait jadis le Croissant fertile, entre le Levant et l’Afghanistan, jusqu’au nord du Pakistan, véritable pépinière de Talibans, est devenue l’une des régions les plus instables du globe, l’une des plus dangereuses.
Depuis l’émergence du péril qu’il est de bon ton d’appeler désormais Daech, l’autre nom pour l’État islamique (en Irak et au Levant) autoproclamé, une organisation terroriste tellement redoutable qu’Al-Qaïda fait presque pâle figure à côté, Daech qui semble d’ailleurs avoir supplanté Al-Qaïda, un peu comme une sorte de superprédateur qui n’aurait fait qu’une bouchée d’un rival, depuis que le drapeau noir de Daech festonne le désert entre l’Irak et la Syrie, le Proche-Orient fait penser à un trou noir qui ouvre sa béance dans le tissu géopolitique de la planète.
Cette organisation terroriste, à la tête d’un capital estimé à plus de 2,3 milliards de dollar, un butin issu du pillage des banques irakiennes, ce qui en fait le groupe terroriste le plus riche au monde, tire aussi sa puissance financière du pétrole qu’elle détourne au nord de l’Irak et de la Syrie (dont une partie à même été revendue à des États membres de l’Union européenne). On estime que l’organisation gagne 1 à 3 millions de dollars par jour avec la seule contrebande de pétrole. Lourdement armée après avoir mis la main sur les dépôts d’armes de l’armée irakienne mise en déroute, cette organisation, qui parvient à elle seule à menacer un pays entier comme l’Irak, est née de l’effondrement de la Syrie depuis que ce pays s’est transformé en vaste champ de bataille, devenant le théâtre de tous les antagonismes : l’Armée syrienne libre, en lutte contre l’armée restée fidèle à Bachar al-Assad, au côté de groupes djiadistes, lutte aussi contre des factions extrémistes en rivalité les unes contre les autres dont l’ensemble a fini par s’agglomérer pour constituer la mouvance terroriste Daech. En avril 2013, l’organisation se proclame État islamique en Irak et au Levant (Daech est l’acronyme en arabe de cette appellation), État autoproclamé dont, en juin 2014 (29 juin 2014, premier jour du ramadan), Abou Bakr al-Baghadi al-Hussein al-Qurashi se proclame Calife, autrement dit, successeur de Mahomet sous le nom d’Ibrahim, et, par voie de conséquence, le chef des musulmans du monde entier. Daech ordonne à Al-Qaïda et les autres groupes armés islamistes de se soumettre à son autorité (une déclaration rejetée par les rebelles syriens du Front islamique et par les djihadistes du Front al-Nosra, qui considèrent la proclamation du califat « comme nulle et non avenue ».) L’organisation a bénéficié du soutien financier de l’Arabie saoudite et des monarchies du Golfe jusqu’en janvier 2014, époque à laquelle elle entre en guerre contre les rebelles syriens du Front islamique et du Front al-Nosra et contre l’Armée syrienne libre, ce qui lui vaut d’être classée en mars 2014 comme organisation terroriste par l’Arabie saoudite. Daech a aussi bénéficié de l’aide turque jusqu’à ce que, en juin 2014, la Turquie se défende publiquement de ses liens avec l’organisation djihadiste. La Turquie a bien mené une politique de soutien aux groupes djihadistes qui combattaient les Kurdes[2] et le régime de Bachar al-Assad, d’où sa passivité aujourd’hui, à l’heure où la ville kurde de Kobané, au nord de la Syrie, juste de l’autre côté de la frontière turque, est en passe de tomber entre les mains de Daech. En effet, le PKK, le parti des travailleurs du Kurdistan, fondé en 1978 par Abdullah Öcalan (incarcéré en Turquie depuis 1999), en opposition armée contre la Turquie depuis 1984, est actif en Syrie, d’où la réticence turque.
Principale victime de ce théâtre d’opérations, le peuple syrien, pris en tenailles entre les troupes fidèles à Bachar al-Assad et les djihadistes. On observe d’ailleurs une forme de connivence entre le pouvoir de Damas et Daech dans la mesure où l’armée fidèle à Bachar al-Assad ne s’en est jamais prise à l’organisation terroriste, comme si la présence de cette dernière faisait les affaires du pouvoir, lui permettant de sous-traiter une partie de sa répression du peuple syrien. À l’heure actuelle, on estime qu’un million et demi de Syriens sont des réfugiés de l’intérieur alors que des centaines de milliers ont fui la Syrie pour se réfugier dans des pays voisins (Jordanie, Turquie, Liban et Irak). L’organisation terroriste de confession sunnite se montre particulièrement hostile à l’égard des chiites et considère par conséquent l’Iran, peuplé majoritairement de chiites, comme son principal ennemi. Or l’Iran est l’allié tacite de Bachar al-Assad, lequel laisse toute latitude à Daech, pour qui l’Iran est un ennemi mortel. On dirait un noeud gordien. Rappelons aussi que l’Iran finance le Hamas, groupe armé islamiste et cause du déclenchement de la guerre de Gaza par Israël en réponse aux tirs de roquette du groupe armé en direction d’Israël. Le péril croissant de Daech a d’ailleurs provoqué la plus hétéroclite des coalitions internationales, qui voit unis dans leur lutte contre l’organisation terroriste les ennemis irréductibles de naguère (depuis la révolution islamique en 1979), soit les Etats-Unis d’Amérique et l’Iran (dont l’aide se cantonne à apporter de l’aide et à conseiller les peshmergas dans le Kurdistan), aux côtés d’autres pays, dont l’Irak, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Koweït, le Katar, le Bahreïn, Oman, le Liban, la Jordanie, l’Égypte, la France, le Royaume-Uni, la Belgique, l’Italie, l’Allemagne, le Danemark, le Canada et l’Australie.
Comme l’écrit Peter Harling, dans Le monde diplomatique de septembre 2014 « (…) de l’Égypte à l’Irak, le chaos s’installe là où les États se retirent. » « Rapides et étendues, les conquêtes militaires de l’Etat islamique en Irak et en Syrie stupéfient le monde. Elles profitent de la décomposition des Etats au Proche-Orient (…) ».
« L’Etat islamique, ce mouvement djihadiste qui contrôle désormais une grande partie du nord-est de la Syrie et du nord-ouest de l’Irak, apparaît aussi déterminé et sûr de lui que la région qui l’entoure est confuse. Il ne constitue en rien un nouvel État, puisqu’il rejette la notion de frontière et se passe largement d’institutions. En revanche, il nous en apprend beaucoup sur la situation du Proche-Orient, et notamment sur celle des États de la région, sans parler des politiques étrangères occidentales. »
Daech cristallise le chaos du monde au Proche-Orient, en prospérant à la manière des plantes rudérales, ronces, orties, qui trouvent leur bonheur dans les ruines. De Gaza jusqu’à Mossoul, dans le Kurdistan irakien, ville tombée aux mains de Daech (en juin 2014 lors de la bataille de Mossoul), le Proche-Orient ressemble à une plaie sur laquelle l’actualité déroule une perpétuelle bande de gaze par images interposées (le nom de gaze proviendrait de la ville de Gaza). Jadis, Mossoul était associée à la mousseline où elle était fabriquée. Aujourd’hui, l’étendard noir de Daech flotte sur la cité — les villes de Kirkouk et d’Erbil tiennent encore, défendues par les peshmergas. On dirait un voile funèbre qui enveloppe toute la région, un suaire fuligineux qui se déploie dans le sillage macabre de Daech et qui recouvre les innombrables exactions de l’organisation, ses massacres de masse et ses crimes contre l’humanité (notamment à l’encontre des minorités). Daech, dernier avatar d’une monstruosité bien humaine, Daech, métaphore odieuse d’une humanité dans la dèche.
J’appelle suavemarimagnisme — des vers de Lucrèce : « Suave mari magno turbantibus aequora ventis e terra magnum alterius spectare laborem. » (« il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d’assister du rivage à la détresse d’autrui ») — l’attitude qui consiste à jouir pleinement du calme à l’idée de la tempête qui sévit pour d’autres. Non pas qu’il s’agisse de se réjouir de ce qu’une tempête s’abatte sur qui que ce soit, mais cette idée de la tempête ailleurs permet de mesurer le bienfait du calme autour de soi. Les Odalisques d’Ingres ont un effet de suavemarimagnisme, un peu comme la fenêtre d’un chalet de montagne qui permet de jouir de la vue de la nature soumise aux rigueurs de l’hiver quand à l’intérieur règne une douce chaleur à la lueur ambrée d’un feu de cheminée. Devant le péril du Proche-Orient en proie à Daech, l’Occident donne un peu l’impression de se lover dans un prudent suavemarignisme, notamment quand on voit les pays membres de l’Union européenne paralysés à l’idée d’intervenir dans l’espace aérien syrien (en raison aussi de l’épouvantail Poutine, qui couvre son allié syrien), préférant laisser la tâche aux Américains, éternels gendarmes du monde. Et que l’Europe ne vienne pas se plaindre après de l’interventionnisme américain (dont l’espionnage sauvage de la NSA révélé par Edward Snowden est une manifestation parmi tant d’autres) quand elle se montre incapable d’avoir une politique extérieure commune ainsi qu’une politique de défense commune, incapacité qui trahit sa faiblesse politique — la prudence paralysante de l’Allemagne (corollaire des deux conflits mondiaux qu’elle a provoqués), une posture permanente depuis la création de l’Union européenne, est pour beaucoup dans cette passivité européenne en agissant comme un frein.
[1] En anglais, Middle-East recouvre la notion française de Proche-Orient, Moyen-Orient n’étant qu’un calque de l’anglais.
[2] Les Kurdes, qui sont un peuple iranien descendants des Mèdes (peuple de l’Iran ancien, souvent confondu avec les Perses), représentent une population d’environ 40 millions d’individus, qui se répartit entre la Turquie, la Syrie, l’Iran et l’Irak. La majorité des Kurdes sont sunnites, mais il existe aussi des minorités kurdes chrétiennes, yézidies ou encore alévies. Les Kurdes constituent une nation sans État et le « grand Kurdistan », libre et démocratique, pays de tous les Kurdes, est jusqu’à aujourd’hui un rêve — le Kurdistan en Irak étant (seulement) une province qui jouit d’une certaine autonomie.