« L’animal n’est pas un étranger en nous. Nous sommes nés animaux : c’est la “ bêtise” dont l’humanité ne s’émancipe pas, quoi qu’il advienne des vœux que ses représentants nourrissent et des lois que les cités édictent pour confisquer leur violence. »
Pascal Quignard
[En réponse à une réaction particulière au billet Le vieil homme et le sanglier,de Kakadoundyae, le 14-05-2012]
La rigidité dont fait preuve la loi française par rapport à l’adoption d’animaux sauvages, comme l’illustre l’affaire du sanglier de monsieur Yvan Blaise, habitant Saint-Paul-d’Espis, un village dans le Tarn-et-Garonne, soulève une question de fond : dès lors que l’animal dit sauvage est confronté à l’être humain, peut-on considérer qu’il est encore sauvage ? S’agit-il d’un animal sauvage en captivité ou d’un animal qui, « dénaturé » par son contact avec l’homme, entre de fait dans un état de domestication ? À partir de quel moment un animal retiré de son habitat naturel et mis en présence avec l’homme perd-il son caractère sauvage ? Est-il possible d’apprivoiser un animal sauvage au point qu’il devienne un animal domestique ?
Tout d’abord, il convient d’établir une différence entre un animal apprivoisé et un animal domestique. Un animal est domestique (le mot vient du latin domus, « la maison ») quand son espèce, depuis longtemps apprivoisée, vit au contact de l’homme. Un animal apprivoisé (du latin privatus, « privé ») est un animal sauvage que l’homme a rendu moins farouche et moins dangereux. S’agissant maintenant de savoir s’il est possible qu’un animal sauvage devienne un animal familier, voire un animal de compagnie, tout dépend de l’espèce, tout dépend aussi de l’âge auquel l’animal a été soustrait à son habitat naturel. Apprivoisé dès son plus jeune âge, un chien viverrin, animal sauvage d’origine sibérienne (qui semble plus tenir du raton laveur que du canidé), se comporte de la même manière qu’un chien domestique. C’est un animal apprécié par les Sibériens pour l’affection qu’il manifeste notamment à l’égard des enfants. En revanche, un tigre apprivoisé, même dès son plus jeune âge (qu’il soit né sauvage ou en captivité) reste potentiellement dangereux à l’âge adulte, et cela pour quiconque, incluant la personne qui l’a élevé voire nourri au biberon. La nature de tigre comporte une dangerosité que n’a pas la nature du chien viverrin, c’est une évidence. On peut dresser un tigre, en tenant à distance respectueuse sa dangerosité, on peut l’apprivoiser, dans une certaine mesure, en respectant toujours des mesures de prudence élémentaires, en revanche, on ne peut pas le domestiquer. Et ce n’est pas seulement parce que le tigre est un grand prédateur, mais parce que la nature de tigre résiste beaucoup plus à l’homme, comme si elle était imperméable à la domestication. C’est d’ailleurs une caractéristique que partage une tout autre espèce, beaucoup moins dangereuse pour l’homme celle-là, le cheval de Przewalski. Il s’agit en fait du cheval primitif que l’on voit sur les gravures rupestres à Lascaux et dont la Mongolie est l’habitat d’origine — il existe d’ailleurs un programme de réintroduction en Mongolie de ce cheval à partir d’une harde vivant en semi-liberté sur le Causse Méjean, en Lozère. Cet équidé a une nature qui résiste à toute domestication, comme a pu le vérifier Bartabas, dresseur d’équidés chevronné. La génétique a d’ailleurs révélé que le cheval de Przewalski possédait une paire de chromosomes en plus que le cheval domestiqué (dont il ne peut pas être l’ancêtre, par conséquent). Par nature, cet animal ne peut pas être apprivoisé de même que, par nature, un tigre, même élevé par l’homme, restera dangereux pour lui, et cela, indépendamment des signes d’affection que l’animal pourra manifester à l’égard de son maître (ou de sa maîtresse).
Mais un sanglier, qu’en est-il ? Les animaux domestiques ont tous une origine sauvage. Le chien vient du loup et le cochon du sanglier. Par nature, un sanglier est donc plus susceptible d’être apprivoisé qu’un tigre du Bengale puisque le cochon est la preuve vivante du caractère domesticable de son ancêtre sauvage. Est-il possible qu’un sanglier devienne aussi domestique qu’un cochon de ferme ? Rien ne s’y oppose, en théorie, de même que rien ne s’oppose à ce qu’un cochon, animal de ferme, devienne un animal de compagnie. Tout est fonction de l’animal (de sa psychologie individuelle) et de la relation que l’être humain et lui entretiennent. Chaque être est unique en soi, qu’il soit humain ou animal, et chaque relation entre deux êtres l’est aussi. Il n’y a pas de règle générale en la matière, il n’y a que des cas d’espèce, de même que, dans le règne humain, il n’y a pas de règles à suivre pour nouer une amitié véritable, pas de règles pour faire un couple heureux : dans toute relation authentique, tout doit être toujours inventé.
Mais les animaux sauvages, même domestiques, ne gardent-ils pas une part de sauvagerie originelle ? Sans nul doute. Ainsi certains chiens sont plus sauvages, plus dangereux, que d’autres. Il a fallu des générations pour que les animaux sauvages apprivoisés deviennent les animaux domestiques que l’on connaît. Mais après tout, on peut se poser la même question s’agissant des êtres humains, qui, eux aussi, gardent au fond d’eux-mêmes une certaine part de sauvagerie. Pascal Quignard a écrit que sous le vernis à ongles de la civilisation se cachent les griffes de la barbarie, toujours prêtes à ressurgir.
Il y a une histoire extraordinaire, qui rend compte de la situation inverse, à savoir celle d’un homme, Shaun Ellis, un Anglais en l’occurrence, qui a réussi à se faire accepter par une meute de loups sauvages, en pleine nature, dans les Rocheuses, en Idaho, aux Etats-Unis, pour vivre à ses côtés, en adoptant leur mode de vie. Une immersion dans la nature sauvage, loin du monde des hommes, qui, en tout, a duré deux années, à la fin des années 90. Il est vrai que l’homme n’est pas commun, qui a reçu une formation de commando d’élite anglais. Dès son plus jeune âge, où il vit à la ferme, dans la campagne anglaise du Norfolk, il fait preuve d’une grande proximité avec les chiens auprès desquels il développe une capacité de compréhension toute particulière, comme s’il était doué d’un sens canin. Son récit, Un homme parmi les loups, publié en 2011 chez J.C Lattès (il y eut d’abord la diffusion en 2007 d’un documentaire produit par la BBC, sous le même titre), rend compte de cette expérience exceptionnelle, celle d’un homme ayant réussi à adopter un mode de fonctionnement animal et à se faire accepter par une meute de loups, qui, aussi incroyable que celui puisse paraître, avait fini par le considérer comme un de ses membres. Une expérience à laquelle, en théorie, personne ne pourrait survivre, en raison de l’environnement hostile et des conditions climatiques, en raison aussi du manque de nourriture et du régime alimentaire adopté, impropre à l’homme sur le long terme. Et même si les loups avaient nourri leur protégé humain en le faisant bénéficier du produit de leur chasse, même s’ils l’avaient protégé du froid et du danger, notamment de celui des grizzlis, à la fin de cette expérience inédite, Shaun Ellis avait perdu plus de vingt kilos et sa santé s’était sérieusement détériorée.
Que révèle cette histoire sans pareille sinon que, de même qu’il possible d’amener des animaux à l’état domestique, il est aussi possible à l’homme de faire le chemin inverse et de renouer avec ses origines animales au point de partager le sort d’une meute de loups sauvages pendant une certaine période de temps. Ce que cela histoire révèle, c’est qu’il est possible à l’homme de renouer avec sa nature sauvage, sa nature animale profonde (une nature canine dans le cas de Shaun Ellis), au point que des animaux sauvages peuvent le reconnaître comme un des leurs. Ce qui ne l’a pas empêché Shaun Ellis de retourner parmi les hommes après et de recouvrer toute son humanité. Si cette histoire a un sens, c’est bien que l’homme n’est pas si loin que cela de l’animal et que l’état d’homme n’est pas incompatible avec l’état de nature. Ce qui devrait incliner l’homme à un peu plus d’humilité (humilité vient d’ailleurs du mot humus), une humilité nécessaire pour prendre de la hauteur. Mais il est vrai qu’il est plus convenu de tirer les animaux vers l’homme que le contraire, et plus convenu de considérer les animaux au service de l’homme, d’où l’appellation de « domestique ». Mais l’animal n’est pas plus au service de l’homme que ne l’est la nature. Être humain donne des droits mais aussi des devoirs : le premier de ses devoirs consistant à être responsable de ses actes, à commencer par la responsabilité du règne animal sur lequel l’homme a étendu sa domination.
À la lumière de ces éléments, la loi française gagnerait en humanité en ayant plus de considération pour l’animalité, et, en ce qui concerne l’affaire singulière du sanglier (le terme vient du latin singularis, « qui vit seul ») de monsieur Yvan Blaise, les autorités seraient bien inspirées de prendre connaissance des informations rapportées plus haut au lieu de vouloir saisir et faire abattre l’animal en question, comme si un bon animal sauvage, s’il n’était pas dans son habitat naturel, était soit en cage soit un animal mort.
Et, en ce jour d’investiture solennelle de François Hollande en tant que Président de la République Française, ce mardi 15 mai 2012, à la jeunesse et à la justice, auxquelles le Président de la République entend tout particulièrement se consacrer, on pourrait ajouter justesse, pour être encore plus juste.
Pierre CAUMONT