Une vidéo tourne sur internet où l’on voit les joueurs de la Manschaft plastronner sur scène au cœur de Berlin et se moquer ouvertement de leurs adversaires argentins devant des centaines de milliers de spectateurs ébaudis et sans doute des millions de téléspectateurs allemands en ânonnant, le dos courbé et la démarche lourde, « c’est ainsi que marchent, les Argentins ! » et en clamant, torse bombé en en sautillant les bras levés au ciel « c’est ainsi que marchent les Allemands ! »
Belle manifestation de l’esprit allemand triomphaliste, qui ravale les vaincus au rang des rampants. Faut-il y voir un relent du concept de race supérieure, concept issu de cette espèce dont les dignes représentants levaient naguère le bras droit, en signe de leur supposée supériorité sur les races prétendument « inférieures », c’est-à-dire, tous ceux qui n’étaient pas allemands ou affiliés à l’espèce germanique ?
La Manschaft a remporté la Coupe du Monde, c’est une chose, mais il s’en est fallu de peu que l’équipe d’Allemagne ne soit battue par les Bleus, et d’un cheveu que Lionel Messi ne renverse la vapeur pour ramener la Coupe à l’Argentine. La Victoire de l’équipe allemande est la preuve que la discipline et la cohésion du collectif peuvent pallier le manque de génie et d’inventivité. Les Allemands sont solides, on le sait. « Deutsche Technology ». La Wehrmacht aussi était une sacrée machine, à l’image du IIIe Reich. Il s’en est fallu de peu d’ailleurs que cette machine infernale n’emporte tout sur son passage. C’est aussi cela, la marque allemande, il ne faut jamais l’oublier. Quand on fait primer l’efficacité, la discipline, la technologie sur l’humain, voilà ce à quoi on peut aboutir : une machine parfaite, parfaitement inhumaine, à l’image du IIIe Reich. À tous ceux qui méconnaissent cette formidable machine (formidable au sens étymologique, au sens d’effroyable), je ne peux que leur recommander la lecture des Bienveillantes, de Jonathan Littel, indiscutable Prix Goncourt 2006 et roman implacable, impeccable, qui valut en son temps les éloges de Jorge Semprun. Je pense tout particulièrement aux estivants agglomérés en vastes troupeaux compacts sur le littoral arénuleux et dont l’esprit est enclin à ramollir au soleil. Cette lecture leur permettra de se ressaisir si besoin était en affûtant leur sens autrement qu’en balayant du regard la scène balnéaire derrière des lunettes de soleil pour glisser en catimini sur les chairs indolentes huilées au soleil, comme le note Jean-Claude Kaufmann dans sa Sociologie des seins nus, Corps de femmes regards d’hommes, parue aux édition Nathan en 1995 (ouvrage dont la lecture s’accorde avec l’environnement). La lecture des Bienveillantes de Littel aura pour effet de dissiper le spectacle vaporeux de la scène balnéaire dans le torpeur de l’été en conduisant, page à page, le lecteur dans les entrailles glacées d’un système où l’efficacité allemande a atteint son paroxysme, jusqu’aux portes de l’enfer. « L’enfer, c’est l’autre », disait Sartre. Dans Les bienveillantes de Jonathan Little, roman fondé sur une documentation sans failles, l’enfer, c’est l’Allemagne.
La parade de la Manschaft devant la Porte de Brandebourg rappelle que la liesse populaire parfois fait le lit de l’abomination et que la foule est un « gros animal », pour reprendre le mot de Platon, comme le « gros animal » des rassemblements monstres de Nuremberg, où le peuple allemand, hypnotisé par Hitler, ivre de chants et de lumières, communiait dans une ferveur barbare, une ferveur absolue qui laissait augurer les fureurs à venir, dans le feu et le sang. Il n’y à pas loin parfois du gros animal festif à la Bête furieuse, de même qu’il n’y a pas loin de l’humain à l’inhumain, ce que nous rappelle en permanence le flot quotidien d’informations qui rend compte de l’état du monde, de l’état de l’Homme, avec çà et là les inévitables marées noires qui viennent souiller durablement le rivage de l’âme humaine. Alors, « Deuschland über alles » ? L’Allemagne par-dessus tout ? Oui, on peut dire cela, que l’Allemagne du IIIe Reich a en effet porté l’Homme à un degré d’abomination indépassable et qu’elle a blessé si grièvement l’idée de l’humanité que l’inhumanité depuis semble désormais à fleur de l’humanité, comme une plaie que le temps ne pourra jamais refermer.