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Billet de blog 15 août 2015

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Les hauts et les bas de la langue française

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Le préfixe français sur-, on le sait, vient du latin super, signifiant « au-dessus », d’où les vocables tels que surhomme, surnaturel, pour parler d’homme supérieur au commun des mortels ou de phénomènes échappant à toute explication rationnelle. Dans ces cas précis, conformément à sa fonction, le préfixe porte plus haut le sens du le mot qui le suit, pour l’exalter, le sublimer en quelque sorte.  Mais comme la langue de Molière n’en est pas à une contradiction près, elle est aussi capable (pour ne pas dire coupable) de faire dire l’inverse à un mot doté de ce préfixe.

Ainsi surnager, qui ne signifie pas « nager de manière supérieure», comme on pourrait s’y attendre, mais se maintenir à la surface de l’eau, en parlant de choses susceptibles de couler, comme si ce qui surnageait, en fait, était voué à disparaître. Le mot qui illustre le mieux cette contraction de la langue française est sans doute survie, qui, loin de parler d’une vie à un étage supérieur, d’une existence qui échapperait aux considérations matérielles de ce monde, veut dire le contraire, une vie au ras de la réalité brute, à la merci de tout, à l’image d’un naufragé réfugié dans un canot de survie et dont l’espérance de vie dépend de la possibilité de croiser un bateau pendant sa dérive solitaire avant que la mer ne se referme ses mâchoires sur lui.

Les actuels migrants en provenance du Moyen-Orient, qui fuient leur pays en proie à la guerre, par voie terrestre et maritime, pour finir parqués dans un camp de transit dans l’île grecque de Kos, une île au bord du chaos, illustrent bien cette idée de survie. Ils ont tout laissé derrière eux, leur pays comme leur passé, sont comme des naufragés du monde, et leur avenir leur est aussi souriant que les clôtures du camp qui les accueille. Ce sont des survivants, des vivants en souffrance, comme tous ces malheureux qui s’entassent à Calais dans l’espoir de passer clandestinement outre-Manche pour s’introduire dans le jardin anglais où ils fondent leurs espoirs d’une vie meilleure. Des survivants qui s’accrochent à la vie comme ils peuvent, en griffant de leurs ongles la maigre chair du monde qui se dérobe à l’envi devant eux.

Ce que nous dit cette tragédie humaine, c’est qu’ils sont nombreux les Occidentaux à être des nantis de la vie à côté des survivants de toutes les catastrophes, du Moyen-Orient ou d’ailleurs, malgré le déclin auquel est confronté l’Occident. Mais en dépit de ces drames, force est de constater que, dans l’ensemble, les êtres humains sont les privilégiés du règne vivant sur Terre (avec de fortes disparités entre les pays, notamment entre le Nord et le Sud) quand on observe les conditions de vie des animaux à l’état sauvage, dont l’existence tout entière consiste à survivre. En d’autres termes, l’animal mobilise toutes ses ressources dans le seul but de rester en vie. Pour l’animal, le sens de la vie, c’est ne pas mourir. Les prédateurs tuent leur proie pour survivre, et leurs proies, dont la vie dépend de leur quête de nourriture, essaient de leur échapper. Les animaux sauvages, mus par leur instinct de survie, connaissent-ils autre chose que la simple survie ? Autre  chose qu’une vie élémentaire, tout occupée par la quête de leurs moyens de subsistance ? En d’autres termes, l’animal sauvage a-t-il la possibilité de vivre, c’est-à-dire, de jouir de la vie, comme l’être humain civilisé, une fois ses besoins vitaux assurés ?  Des scènes de vie sauvage capturées par des cinéastes animaliers le laissent à penser qui montrent parfois des moments de pure grâce,  où des animaux donnent le spectacle de jouir de la vie, tout simplement. Pour autant, ces moments-là ne sauraient faire oublier la dureté de la condition animale à l’état sauvage, dont la survie constitue le sens.

Mais si la civilisation fait office de cloison contre l’âpreté du réel, une cloison dont les performances ne cessent de s’améliorer en termes d’isolation, les nantis de la vie sont parfois confrontés à un effet pervers de ce confort de vie qui les soustrait à la survie en perdant justement le sens des choses, par cette isolation de la civilisation qui les coupe (les isole) de la réalité, et qui, parfois, vide leur vie de sens, car privée de tout ce qui concourait à donner de la valeur aux choses. C’est ainsi qu’à vivre à un étage de vie trop élevé, certains finissent par être pris de vertiges et succomber au mal des hauteurs, quand le cerveau n’est plus suffisamment oxygéné, à l’instar de ces humains (transhumains ?) qui jouent avec l’argent du monde entier au sommet de leur tour d’ivoire. Il est sûr que les mercenaires de Wall Street gagneraient à suivre des stages de survie en passant par l’île de Kos (qui relègue le Koh-Lanta de Denis Brogniart sur TF1 à des jeux de cour d’école) pour retrouver peut-être le sens des valeurs qu’ils ont perdu du haut de leur gratte-ciel où passent le plus clair de le temps à soupeser les bourses de Mammon. Après tout, Jérôme Kerviel, l’homme qui valait 4,9 milliards d’euros, si l’on en croit la Société Générale, n’avait-il pas l’intention de rallier Paris à pied depuis Rome, à la mi-février 2014, après avoir échangé quelques mots avec le Saint-Père, une brève entrevue qui aurait, selon la légende médiatique transformé le trader au point de le pousser à renouer avec les vertus de la marche à pied pour sensibiliser  l’opinion sur « la tyrannie des marchés » en logeant chez l’habitant sur le chemin du retour ? Un périple spirituel dans les péripéties judiciaires du trader le plus célèbre de France qui s’achèvera à Menton, par une reddition sans condition aux autorités françaises. Un chemin de Damas surréaliste et surfait, où le préfixe sur-, ici, reprend le dessus et toute son autorité sémantique, loin de la survie en dessous du seuil de la vie civilisée.

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