Lundi soir 14 octobre 2013, François Fillon, ex-premier affidé de Nicolas Sarkozy, était l’invité du journal télévisé de Gilles Bouleau sur TF1. L’ancien premier ministre s’est alors livré à un exercice de langue de bois de haute voltige, qui consiste à occuper l’espace verbal pour brouiller le sens en disant tout et son contraire, exercice périlleux s’il en est, ayant pour inconvénient de vider la parole politique de tout son sens. Ce n’est pas seulement parler pour ne rien dire, c’est pire, c’est démontrer que la parole n’a guère de sens en cette ère de la communication et qu’elle n’engage que ceux qui y croient, comme l’avait énoncé naguère un autre adepte de la rhétorique du néant, Jacques Chirac, qui avait puisé cette perle dans les préceptes de Machiavel (cf. Le prince).
Ainsi, à l’en croire, M. Fillon n’aurait jamais mis dos à dos le parti socialiste et celui de Marine Le Pen, en les qualifiant tous les deux de sectaires, il n’aurait pas non plus suggéré aux militants de sa fraction (ou de sa faction) de voter pour les moins sectaires. Il faut croire que Jean-Pierre Raffarin n’a pas dû comprendre les finesses de ses propos en parlant de ligne rouge à ne pas franchir s’agissant du comportement des responsables de la droite vis-à-vis du parti frontiste, car ceux qui le connaissent bien, lui, François Fillon, savent bien qui il est, un homme droit, un républicain convaincu. Étrange comportement de François Fillon, comme s’il n’avait pas sensiblement infléchi le sens de ses propos s’agissant du sectarisme des uns et des autres dans les studios d’une station de radio il y a quelques jours, comme s’il refusait de se ranger au bon sens, par une sorte d’orgueil mal placé. Il a tenté de faire accroire aux auditeurs de TF1 qu’il était « droit dans ses bottes », pour reprendre la formule d’Alain Juppé, quand il affrontait la tempête en d’autres temps. Sauf que la prestation de François Fillon, loin d’apporter ce petit coup de fion nécessaire, cette touche finale pour emporter l’adhésion, voire la conviction, ne faisait que révéler l’abîme le long duquel glissent dangereusement les naufragés de l’UMP.
En effet, dans l’UMP déclinante, vacillante, déchirée, entre les partisans de Jean-François Copé, ceux de François Fillon, et les nostalgiques de Nicolas Sarkozy, les sentinelles se font rares, elles sont aux marges, comme Juppé ou Raffarin, tenants du pacte républicain, tenants d’une certaine morale gaulliste quasi périmée. Les héritiers de l’UMP décimée, eux, ne sont plus tenants de grand-chose, c’est plutôt le néant qui les tient. Tels les rescapés d’un naufrage, ils s’accrochent à tout ce qui flotte. Dans ce chaos post-éthique, il y a ceux qui ont trouvé refuge dans des chaloupes de sauvetage quand d’autres sont occupés à se noyer lentement mais sûrement, non loin dans le noir. Les rescapés à bord des chaloupes, eux, naviguent à l’aveugle, rament à la main, prennent la rumeur des vagues pour le murmure diaphane d’un dieu caché, et les grommellements d’un officier perdu pour des oracles dans la nuit marine obscure. François Fillon est un de ces officiers de bord du vaisseau UMP, qui vaticine en disant tout et son contraire, et qui pense indiquer la bonne direction aux naufragés de son bord en interprétant comme des signes parlants le sillage des cétacés dans le champ des vagues ou la chorégraphie aérienne des grands oiseaux de mer au-dessus de lui.
Et ce faisant, François Fillon, loin d’incarner un homme droit, devient un homme de guingois en parlant la langue de bois, la langue qui boit tout et son contraire, une langue aux abois qui trahit ce comportement odieux des hommes de paille de notre époque, des hommes qui n’ont aucun sens de la parole, aucun sens de l’engagement de la parole, et qui parlent comme s’ils se vidaient les entrailles. C’est d’autant plus grave qu’il s’agit là d’une tendance lourde, dans notre société, de vider la parole de son sens, de ne pas se sentir engagé par la parole proférée. Et qu’un ancien premier ministre de la République manifeste cela, publiquement, en tenant des propos qui ne tiennent pas parole est plus qu’inquiétant, car il lance un signal : « Faites comme moi, Françaises, Français, soyez libres dire ce que vous voulez dire sans jamais vous sentir tenus par vos paroles, vous n’en serez que plus flexibles. » Aux partisans de François Fillon et à ses affiliés éoliens, je ne peux que recommander la vision du dernier film d’Arnaud des Pallières, Michael Kohlhaas, sorti en 2013 et adapté du roman éponyme d’Heinrich von Kleist, où s’illustre (avec quelle superbe et quelle admirable retenue) l’acteur danois Mads Mikkelsen, qui remporta en 2012 la palme d’or à Cannes pour l’interprétation masculine dans le film danois La chasse, de Thomas Vinterberg. On y voit là un homme pour qui la parole est tout sauf du vent, un homme pour qui la parole est engagement. On y voit un homme qui va au bout de son engagement, quitte à ce que cela aille contre la paix sociale (achetée à coups de lâcheté la plupart du temps), au prix même de sa vie Voilà quel devrait être le sens de la parole, cette parole dont on perd le sens à notre époque où l’on communique tous azimuts en brassant de l’air comme le font les ventilateurs des ordinateurs, sans nul doute pour éviter la surchauffe.
McLuhan, théoricien de la communication nord-américain, disait que « le message, c’est le médium ». Avec François Fillon, le message, c’est le mess, au sens de cantine des sous-officiers d’un navire. On peut aussi entendre mess au sens anglais, soit le « désordre » absolu.