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Billet de blog 17 mai 2014

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Heureux comme Kafka en France

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il y a la littérature d’un côté, et la réalité de l’autre. Il y a Le château de Kafka, et le Trésor public en France. Le Trésor public a tôt fait de devenir un château façon Kafka dès lors que vous avez le malheur de vous trouver dans sa ligne de tir, à tort ou à raison. En ce qui concerne votre humble porte-plume, c’est à tort. Il se trouve qu’au mois de juin 2013, le treize du mois, précisément, ce dernier (votre humble porte-plume) eut la mauvaise idée de stationner au mauvais endroit au mauvais moment devant la gare de Châteaucreux  de la ville de Saint-Étienne (département de la Loire), où l’on ne peut se garer nulle part depuis les récents aménagement de la place, et ce, sous l’œil alerte d’agents de la force publique qui eurent tôt fait de bondir hors du véhicule aux couleurs de la Police nationale où ils se tenaient à l’affût.

Bonjour monsieur, permis de conduire, carte grise, certificat d’assurance. Vous n’avez pas le droit de stationner ici, infraction de première catégorie, cela vous fera une amende de 90 €. Il n’est pas certain que cette infraction vous coûte un point, ce sera à l’administration de juger. Bonne journée, circulez, il n’y a rien à voir.  

Et une dizaine de jours après l’infraction commise, votre humble porte-plume reçoit par voie postale l’avis de contravention. Ah, cela fait chaud au cœur quand l’administration française vous adresse un pli marqué du sceau du Ministère de l’Économie et des Finances. L’administré  français a l’impression d’être enfin reconnu pour ce qu’il est, un être humain, non pas seulement un administré. Mais sitôt l’enveloppe ouverte, il déchante vite, l’administré, car il s’agit d’un formulaire sans âme ni odeur : un avis de contravention. C’est ainsi que l’administration française traite ses administrés, en leur administrant des pénalités.  Il faut passer à la caisse. L’addition se monte à 90€. Si on attend, elle monte, comme la mer à marée montante. Autant payer tout de suite. La mort dans l’âme, l’administré contrevenant règle alors sa contravention sur internet au moyen de sa carte bancaire et conserve sous la calotte électronique de son ordinateur le justificatif du règlement de l’amende au format PDF, au cas où. Heureusement pour lui. Règle numéro 1 : toujours garder les justificatifs. Une règle qui ne souffre aucune exception, sauf en cas de guerre atomique.

Un peu moins d’une année après cette infraction bénigne au code de bonne conduite des usagers motorisés de l’asphalte en France, votre humble administré reçoit un autre courrier du cœur de la part de l’administration, un avis d’opposition administrative émanant de la Trésorerie de Saint-Étienne Banlieue et Amende, pour ne pas la nommer. Stupéfait, votre humble administré apprend brutalement que ladite administration menace de bloquer son compte bancaire et de saisir « la quotité saisissable de son salaire » pour procéder au recouvrement des amendes et des condamnations pécuniaires émises à son encontre et qui n’ont pas été payées, malgré les avertissements qui lui ont été adressés. Passé le moment de stupeur, l’administré comprend qu’il s’agit de la fameuse contravention du 13 juin 2013 qu’il a réglée depuis belle lurette sur internet. Mais depuis l’avis de contravention reçu en juin 2013, il n’a jamais été contacté par la Trésorerie de Saint-Étienne ni n’a reçu quelque courrier que ce soit de sa part. Heureusement, en haut du formulaire que l’administré est sommé d’adresser à sa banque pour que les 450€ (au lieu des 90€ de l’amende initiale, qui se voit ainsi substantiellement majorée) qui lui sont réclamés soient reversés au Trésor public, en haut figure un numéro de téléphone. L’administré pense alors qu’il lui sera simple de dissiper ce malentendu, simple comme bonjour, simple comme un coup de fil. Mais voilà, en France, rien n’est simple, et certainement pas comme un coup de fil. Car le coup de fil est un coup dans l’eau. À la Trésorerie de Saint-Étienne Banlieue et Amende, personne ne répond jamais au téléphone. Tous les correspondants sont toujours occupés. Et même si on téléphone à l’heure d’ouverture, soit à 8h45, tous les postes sont déjà occupés. Quelle ardeur au travail ! Mais Nicolas Gogol le disait déjà dans Le Revizor, « un fonctionnaire, il faut que cela fonctionne ! » À la Trésorerie de Saint-Étienne Banlieue et Amende, les fonctionnaires appliquent à la lettre la formule de Gogol : ils fonctionnent à plein régime.  Même chose pour la reprise, soit à 13h45, tous les postes sont encore occupés. C’est impressionnant, ce déploiement d’énergie.

« Tous vos interlocuteurs sont occupés, veuillez rappeler ultérieurement  » susurre avec suavité la boîte vocale après avoir fait patienter l’administré en lui administrant une musique de piano lénifiante. Quel meilleur anesthésiant phonique sur le citoyen tout ouïe que la musique à laquelle on prête la vertu d’adoucir les mœurs ? Et la boîte vocale d’ajouter avec la même suavité distanciée qu’elle compte sur la compréhension de l’administré, qui, après plusieurs coups de fil n’aboutissant nulle part, commence à comprendre que la ligne téléphonique est un leurre. L’administré à la mine sinistrée se rend alors sur internet pour chercher les coordonnées de ladite Trésorerie en ne doutant pas un instant qu’il trouvera bien une adresse email. Mais rien. Il n’y a rien. Pas l’ombre d’un email à l’horizon, même dans les moindres recoins de l’écran. Néant. La Trésorerie de Saint-Étienne Banlieue et Amende n’affiche sur internet que son unique numéro téléphone, qui ne répond jamais, et son adresse postale. À l’ère numérique, il est impossible en France de contacter par courriel une Trésorerie de France. Car cette administration est déconnectée. Elle est placée hors de portée du citoyen.  Hors de toute réclamation. À l’ère  numérique, on ne peut pas contacter à distance une Trésorerie, même quand ladite administration menace à tort un administré. Il est par conséquent impossible au citoyen victime d’une erreur de cette administration implacable de dissiper un ridicule malentendu par le simple envoi en pièce jointe par courriel du justificatif du règlement de l’amende payée par carte bancaire. À l’ère numérique, la seule chose que l’administré peut faire est d’adresser un courrier en recommandé avec accusé de réception à la Trésorerie toute-puissante, forte de son bon droit, même quand elle a tort.

La Trésorerie de Saint-Étienne Banlieue et Amende est un château façon Kafka. Un château de moindre ampleur, certes, mais un château quand même. Un château fort inexpugnable. La Trésorerie de Saint-Étienne est un bunker coupé du monde, mais qui a vue sur le monde. Un bunker avec une fenêtre de tir sur le monde. En revanche, personne ne peut entrer dans le bunker, à moins de faire partie de son cercle secret. Personne ne peut entrer en contact avec les gens du bunker. Ces derniers n’ont aucun contact avec le monde extérieur. Pour toute personne qui se sentirait une âme d’assiégeant, il faut savoir qu’il est impossible d’entamer la carapace en béton armé d’un tel bunker, lequel est conçu pour résister au tir d’obus. Un doute subsiste s’agissant du tir de missiles balistiques. Cela demande confirmation. 

Si d’aventure un membre du personnel du bunker thésaurisant de Saint-Étienne s’adonnait secrètement à la lecture (défendue) de Mediapart et qu’il tombait, par hasard (ô miracle !) sur ces lignes, votre humble porte-plume le conjure instamment de le contacter depuis le monde du silence où il est tapi en lui adressant un message en morse électronique pour signifier qu’il a pris la mesure de la détresse de l’administré.

Marc Dugain a intitulé un de ses romans Heureux comme Dieu en France. On ne doit pas vivre dans le même pays, apparemment. Il reste à écrire Heureux comme Kafka en France.

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