L214 est une association française de défense des droits des animaux qui s’est fait connaître France en dénonçant les conditions de mise à mort des animaux d’élevage dans les abattoirs en France au moyen de vidéos tournées clandestinement dans ces lieux interdits au public où l’on assiste à des scènes de maltraitance ordinaire des animaux voire de cruauté parfois lors de leur mise à mort. Ces vidéos mises en ligne sur le site internet de l’association ont été relayées par des organes de presse sur internet, ce qui a favorisé leur diffusion auprès du grand public.
L’association tire son nom de l’article L214-1 du Code rural français qui stipule :
« Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce. »
Jeudi 16 février, sur France 2, Envoyé Spécial a diffusé une enquête intitulée Des bourreaux ou des hommes qui ouvre aux citoyens téléspectateurs les portes d’un abattoir porcin à Houdan, dans les Yvelines, un établissement dont le directeur, Vincent Harang, n’a pas attendu le 1er janvier 2018 (date à laquelle la vidéosurveillance sera rendue obligatoire dans tous les abattoirs de France) pour installer des caméras qui filment en permanence l’intérieur et l’extérieur du bâtiment. Un dispositif dont il s’enorgueillit ostensiblement auprès de la journaliste d’Envoyé Spécial quand il lui fait visiter les locaux en lui signalant au passage toutes les écriteaux accrochés bien en vue sur les murs qui rappellent aux employés la question du bien-être animal. Mais comme le fait remarquer Brigitte Gothière, porte-parole de l’association L214 : « Tant que les vidéos resteront en circuit fermé au sein des abattoirs, il ne faut pas espérer que ce dispositif permette un contrôle efficace. » En effet, il faut croire que la présence de caméras ne change pas grand-chose comme le révèle une vidéo tournée clandestinement par L214 dans ce même abattoir où l’on voit un employé filmé à son insu s’acharner sur des animaux à coups d’aiguillon électrique et de rame plastique pour les forcer à prendre un corridor qui débouche sur la fosse à CO2 où il seront gazés.
Quand la journaliste d’Envoyé Spécial fait prendre connaissance au directeur de l’abattoir de ces images, ce dernier, qui se déclare surpris des méthodes de certains de ses salariés, lâche : « C’est choquant. Là, il y a une souffrance réelle. Si j’avais vu ça, ça ne se passerait pas bien. Le gars, il a du mal. Le problème, c’est sa colère, il n’est plus dans son état normal. » Comme s’il découvrait ces pratiques dans son abattoir et qu’il n’était pas au courant de ce qu’il s’y passait malgré la présence des écriteaux et des caméras censées prévenir la maltraitance des animaux.
En regardant sur internet l’intégralité de la vidéo tournée clandestinement dans l’abattoir à Houdan, on se rend compte que l’établissement n’est tout simplement pas adapté au nombre d’animaux qui viennent s’y entasser pour attendre leur mise à mort et que les corridors sont mal conçus du fait de la présence de coudes où des cochons restent coincés, ce qui crée des bouchons. L’abattoir avait pourtant fait en avril 2016 l’objet d’une inspection, qui avait pointé les mêmes manquements et défauts selon l’association. Mais « Depuis, rien n’a changé », déplore Sébastien Arsac, cofondateur de l’association. Pour L214, « la plupart des faits révélés sur ces nouvelles images avaient été repérés par les services vétérinaires sans produire aucun effet ». L214 n’accuse pas seulement l’établissement mais également les services vétérinaires, présents quotidiennement sur place. « Cinq personnes sont détachées en permanence sur la chaîne de production. Tout ça s’est passé sous leurs yeux. Le respect des règles de protection animale semble facultatif pour eux », accuse Sébastien Arsac. L’association a décidé de porter plainte au tribunal de Versailles contre l’abattoir pour maltraitance animale.
Il y a sur internet la vidéo qui montre la maltraitance des animaux dans l’abattoir porcin de Houdan et une autre vidéo qui lui est associée, où s’illustre un certain Guillaume Meurice, « chroniqueur, comédien et homo sapiens à [ses] heures perdues », comme il se qualifie lui-même, qui s’exprime au nom de l’association et se livre à un périlleux exercice d’humour noir à partir du rapport des services vétérinaires sur l’abattoir qu’il commente de manière décalée en illustrant son propos avec des passages de la vidéo tournée dans l’abattoir. Un comique de situation qui tire son efficacité redoutable de la confrontation du rapport lu par le comédien sur un ton décalé avec la terrible réalité montrée par les images, une confrontation qui met en pièces la consistance du rapport, comme un animal sur une chaîne d’abattage et en souligne le décalage avec la réalité.
On peut critiquer la méthode de L214 que l’association emploie pour obtenir des images à l’intérieur des abattoirs, certes, mais convenons-en, ce n’est pas avec l’accord des intervenants dans les abattoirs et avec leur collaboration qu’on aurait pu avoir connaissance de ce genre de pratique. On peut aussi critiquer la manière dont l’association se sert de célébrités pour faire parler d’elle, la dernière en date étant la pianiste Vanessa Wagner, en faveur de l’interdiction de l’abattage des vaches gestantes. Une intervenante de luxe qui se déclare végétarienne et qui cite Gandhi : « On reconnaît la grandeur et la valeur d’une nation à la façon dont celle-ci traite ses animaux. » Au vu des vidéos tournées par L214, on peut dire que la France, où l’on voue les animaux d’élevage à un véritable calvaire parfois entre les murs des abattoirs, se situe en bas sur l’échelle de valeur de Gandhi.
On peut aussi critiquer le prosélytisme de l’association qui s’évertue à convaincre les citoyens consommateurs de renoncer à tout ce qui est d’origine animale, jusqu’au lait, aux œufs et au miel, et y voir une forme d’intégrisme qui ne dit pas son nom. Malgré cela, il n’en demeure pas moins que L214 fait œuvre d’utilité publique par son combat contre la maltraitance animale en dénonçant la réalité des conditions d’abattage des animaux, forçant ainsi le législateur a exercer un plus grand contrôle sur la question tabou de la mise à mort des animaux d’élevage dans notre pays.
Les fondateurs de L214 s’inscrivent dans le courant de l’antispécisme. La notion de spécisme a été développée par le philosophe australien Peter Singer en 1975. Ce concept justifie l’exploitation et l’utilisation des animaux par les humains d’une façon qui ne serait pas considérée comme acceptable s’il s’agissait d’humains pour cette simple raison que les animaux sont considérés comme étant au service de l’Homme. On peut considérer le spécisme comme une variante de l’esclavagisme appliqué au règne animal. Peter Singer écrit dans son livre La libération animale : « Je soutiens qu’il ne peut y avoir aucune raison — hormis le désir égoïste de préserver les privilèges du groupe exploiteur — de refuser d’étendre le principe fondamental d’égalité de considération des intérêts aux membres des autres espèces. »
On remarque dans l’opposition entre les tenants du spécisme et ceux de l’antispécisme la même ligne de démarcation qui séparait il n’y a pas si longtemps les tenants de l’esclavagisme et ses opposants. De même que les esclavagistes déniaient aux nègres l’existence d’une âme, ainsi un certain nombre d’êtres humains persistent à ne pas reconnaître à l’animal la capacité d’avoir des émotions, des pensées, parce que ça les arrange, évidemment. Un animal réifié, ravalé au rang d’une chose, est plus pratique moralement parlant pour la personne qui l’exploite, car elle en fait ce qu’elle en veut sans aucun scrupule. De même que naguère il était loisible d’exploiter les nègres parce qu’après tout, rien ne prouvait qu’ils étaient humains, puisqu’ils étaient noirs. On le voit, la même logique est à l’œuvre pour dédouaner l’inhumanité foncière des exploiteurs des hommes comme des animaux.
Le journaliste Geoffrey Le Guilcher, qui s’est fait embaucher pendant une période de quarante jours dans un abattoir breton, a fait publier un livre Steak Machine, une enquête de terrain qui rend compte de la condition ouvrière et animale sur les chaînes d’abattage. Si le titre fait écho au sex machine de James Brown, il dit tout autre chose de l’être humain à la chaîne d’abattage qui tue ou découpe les animaux à une cadence infernale. Ce n’est pas une « bête de scène », comme James Brown, mais une bête de somme, dont le corps souffre quotidiennement d’un labeur pénible effectué dans un environnement qui transpire la souffrance, sang et eau, littéralement. Et cette expérience que le journaliste a vécue l’a mené aux confins de ce qu’on pourrait appeler l’humanimalité, un état où l’homme perd une partie de son humanité à force d’infliger le pire à l’animal qu’il essaie de chosifier, pour le mettre à distance de lui et faire en sorte de pas être contaminé par la conséquence de ses propres actes. On est là aux antipodes de l’utilitarisme prôné par Peter Singer, une doctrine en éthique sociale qui prescrit d’agir ou de ne pas agir pour maximiser le bien-être collectif. Aux antipodes de cette démarche eudémoniste (à la recherche du bonheur) qui place la raison à la source des actions qui doivent contribuer à rendre maximal le bien-être collectif. Dans l’abattoir règne l’inverse, non pas l’inutilitarisme, si j’ose dire, mais quelque chose de bien pire qui n’est pas très loin de la Solution finale des nazis. Non pas que les êtres humains cherchent à exterminer les animaux comme les nazis cherchaient à exterminer les Juifs, parce qu’il s’agit de tuer des animaux pour s’en nourrir, des animaux qu’on élève (dans un environnement plus ou moins naturel) et qu’on fait se reproduire, mais dans la manière de tuer ces animaux d’élevage, en masse, à des cadences élevées dans des abattoirs qui ressemblent à des camps d’extermination, tout cela renvoie aux méthodes du IIIe Reich hanté par la question du rendement s’agissant même du nombre de Juifs exterminés qui, dans les camps de la mort, étaient assimilés à des unités de production, comme s’il s’agissait d’une industrie comme une autre. La mort est mon métier, s’intitule un livre de Robert Merle (publié en 1952) sur Rudolf Höß, commandant du camp d’Auschwitz. Il y a dans l’industrialisation de l’abattage quelque chose de monstrueux, de foncièrement nazi dans le principe, et ce n’est pas Jean Clair, auteur de La barbarie ordinaire (publié en 2001, qui parle de Zoran Mušič, le peintre et graveur slovène, à Dachau), qui dirait le contraire, lui qui voit dans le fonctionnement de nos sociétés (tout particulièrement dans le langage des administrations, notamment dans leur traitement de la réalité humaine) les signes d’une barbarie technocratique insidieuse droit issue de la pratique de la vie concentrationnaire.
PS : Au moment où je finis d’écrire cela, il est pour le moins étrange d’apprendre que le film de la Hongroise Ildiko Enyedi, On body and soul, qui a obtenu l’Ours d’or de la Berlinale 2017, parle d’une histoire d’amour qui naît dans un abattoir entre un homme et une femme qui se désirent mais ne parvienne pas à communiquer, sauf à travers un rêve qu’ils partagent, où elle apparaît sous la forme d’une biche et lui sous celle d’un cerf, dans une forêt blanchie par la neige. Sous la forme d’animaux sauvages donc, loin des animaux d’élevage qui trouvent la mort dans l’abattoir.