Ferdinand de Saussure, le fondateur de la linguistique moderne et de la sémiologie, ne se serait sûrement pas offusqué du fait qu’une entreprise commerciale comme Carrefour s’immisce dans le champ linguistique pour souffler des néologismes à l’oreille des locuteurs consommateurs. Il aurait même relevé le phénomène avec intérêt. Ainsi le mot dernier cri, « optimismer », sorti en début d’année 2015, un croisement improbable entre optimiser et optimisme. Après « positiver », une invention passée dans le langage courant qui remonte à 1988, date à laquelle l’agence de publicité en charge de la communication de Carrefour lança le slogan « Avec Carrefour, je positive », le même groupe nous exhorte désormais à « optimismer », une attitude positive supposée être profitable pour tout le monde en général et pour Carrefour en particulier. Certes, on peut considérer qu’il n’y a pas loin de positiver à optimismer, certains esprits chagrins ou critiques y verront même une redite, une redondance qui ne dit pas son nom, signe d’un manque flagrant d’inspiration. Cette exhortation à optimismer fait d’ailleurs écho à une campagne de communication de TF1 menée depuis fin 2014, qui a pour ambition de remonter le moral aux Français en retournant les défauts ostensibles qu’on leur prête (les Français seraient racistes, égoïstes, défaitistes, etc.) pour en révéler les mérites cachés (les Français seraient en fait fraternels, généreux et des battants, etc.).
Pour autant, il y a une différence entre être positif et être optimiste. L’optimisme consiste à voir la vie en rose même quand elle est grise. C’est une manière de se défendre contre la réalité pour la voir non pas telle qu’elle est mais telle qu’on aimerait qu’elle soit. L’optimisme forcené fleure bon l’opium, qui permet de se dérober devant la brutalité du réel. Être positif, en revanche, témoigne d’un autre état d’esprit. En effet, on peut être tout à la fois pessimiste et positif. Être lucide, être conscient et réaliste, c’est souvent être pessimiste, quand on regarde les choses bien en face, ce qui n’empêche pas d’être positif, c’est-à-dire, d’être constructif. On peut en effet être pessimiste et positif, autrement dit, être pessimiste tout en continuant d’agir sur les situations, en étant acteur de sa vie, en ne renonçant pas à l’action qu’on poursuit, dût-elle ne pas aboutir. Après tout, le sens des choses ne réside pas dans le but mais dans le cheminement, dans la façon d’habiter le perpétuel courant du vivant, l’éternel présent de saint Augustin. Ainsi, celui qui considère que la (supposée) lutte contre le réchauffement climatique est une cause perdue (au vu de l’incapacité de nos sociétés à se réformer) est pessimiste parce que lucide, pour autant, devant la mutation en marche du monde, il peut demeurer positif, ne serait-ce que parce qu’il a conscience de faire partie intégrante de ce processus irréversible. Celui qui pense qu’il ne sert à rien de lutter contre des événements de cette ampleur n’est pas nécessairement défaitiste, il pense seulement qu’il vaut mieux prendre en compte le phénomène et s’en accommoder au lieu de chercher à tout prix des solutions pour revenir en arrière. Mais s’accommoder d’une situation ne dispense pas non plus d’agir sur celle-ci pour essayer de l’améliorer. Être positif, c’est appliquer le principe taoïste du non-agir (wu-wei), qui consiste non pas à sombrer dans le laisser-aller, mais à ne pas agir pour agir, à ne pas agir en dépit du bon sens, ce qui est un travers courant en Occident. Le non-agir requiert d’avoir une compréhension du sens des choses pour aller dans le sens du courant et se laisser porter par lui au lieu de s’y opposer. Sans doute cette façon-là d’être positif est-elle empreinte de désespoir au sens où André Comte-Sponville en parle dans Le Mythe d’Icare, Traité du désespoir et de la béatitude (paru aux P.U.F en 1984). Précisons que chez Comte-Sponville, philosophe tenant d’un « matérialisme ascendant », la notion de désespoir doit être vidée de toute sa charge négative, et qu’elle s’inscrit dans le sillage d’une pensée qu’on trouve dans le Sâmkhya-Sûtra(XIV-XVe siècle après J.-C), texte qui cite le Mahâbhârata.
« Heureux celui qui a perdu tout espoir, car l’espoir est la plus grande torture qui soit, et le désespoir la plus grande béatitude. »
Si le philosophe a tenu à garder le mot de désespoir, malgré ses connotations négatives dans le langage courant, au lieu de lui préférer un néologisme comme « inespoir » par exemple, c’est que, contrairement aux communicants de Carrefour, il n’est pas féru de néologismes, et, qu’ensuite, pour désespérer, il convient d’avoir d’abord espéré, ce qu’inespoir ne montre pas. L’espoir est premier, il faut donc le perdre, ce qu’indique le dés-espoir, qui est une action, l’état du désespoir s’installant après.
Être positif, c’est cesser de croire, et cesser de croire, c’est désespérer. La sagesse, écrit Comte-Sponville, toujours est désespérée. En effet, on n’espère que ce qu’on n’a pas, que ce qui nous manque — et le sage ne manque de rien. Inversement, parce que le sage n’attend rien, rien ne lui manque, et c’est pourquoi il est pleinement heureux. Être positif, c’est déposer l’espérance, qui est un désir qui porte sur l’avenir. Nul n’espère ce qu’il a, et c’est en quoi l’espérance est toujours manque. En outre, se défaire de l’espérance, c’est aussi se défaire de ses craintes. Spinoza : « Il n’y pas d’espoir sans crainte, ni de crainte sans espoir. »
Autrement dit, être positif consiste à avoir prise autant que faire se peut sur le présent, le temps de l’existence, le seul et unique temps du vivant. Au contraire, être négatif consiste à être passif, à être soumis à une forme de fatalité qui ruine le sens de l’action en train de se faire, et qui en retire toute vitalité.
Pour en revenir aux mots d’ordre du groupe Carrefour, à ses impératifs du bonheur en quelque sorte, on peut tout de même interroger le fait qu’une société commerciale veuille ainsi pénétrer la langue française pour avoir un impact sur la consommation et favoriser la relance économique. Comme si, par ses mots plus ou moins heureux, « positiver » ou « optimismer », Carrefour cherchait à parler aux consommateurs français depuis l’intérieur de langue. Quel meilleur slogan en effet qu’un mot passé dans le langage courant, qui a réussi à féconder l’ovule de la langue mère, un mot qui fait naître de grands espoirs?
Mais autant « positiver » était une bonne idée en 1988, une belle trouvaille au carrefour des bons sentiments, autant « optimismer » exhale comme un remugle opiacé plus rance, l’odeur d’une moins bonne idée. Optimismer sent « l’opé » à plein nez, le loupé à la louche. Il n’est pas du tout certain que le mot ne fasse pas un four, Carrefour ou pas, indépendamment de la campagne de pub télévisée à grands frais pour ne pas rompre la chaîne du froid dans la conservation de l’effet de surprise. Et qu’on ne voie pas dans cette estimation une façon de « négativiser » en catimini, il s’agit seulement d’un avis réaliste, donc positivement pessimiste.