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Billet de blog 24 mars 2022

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Aux confins (du réel et du virtuel)

Cela fait un mois jour pour jour que la guerre lancée par Vladimir Poutine en Ukraine a commencé.

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Un mois jour pour jour que l’armée russe recueille les fruits de sa moisson meurtrière sur les terres généreuses d’Ukraine, le produit de sa dévastation scrupuleuse de ce pays pacifique aux aspirations démocratiques et européennes. Le maître du Kremlin châtie justement l’Ukraine pour son attraction par des valeurs dont il a horreur, des valeurs occidentales que fustige aussi le patriarche Kyrill (Cyrille) de l’Église russe orthodoxe, un ancien du KGB, tout comme Vladimir Poutine, pour qui la guerre en Ukraine n’est rien moins que « la lutte contre les forces du mal ». L’Armaggedon en Ukraine en somme.

À ce jour, 10 millions d’Ukrainiens ont fui leur domicile dont 3,5 millions se sont réfugiés dans les pays limitrophes (en Pologne, Roumanie, et Moldavie)

Après l’Holodomor organisé par Staline en 1932 et 33 pour affamer l’Ukraine, qui fit selon les historiens entre 2,5 et 5 millions de victimes, Vladimir Poutine, qui fait tout pour réhabiliter la figure de Staline en Russie, se fait l’organisateur d’une croisade uchronique (uchronie, « terre inconnue située en dehors du temps ») en Ukraine pour faire croire à sa stature de Messie du peuple slave. À cette nuance près que celui qui veut sauver les Ukrainiens (malgré eux du péril démocratique) les massacre sans pitié. C’est ce qu’on appelle une conversation radicale, qui rappelle d’autre temps barbares où l’on coupait les têtes pour sauver les âmes.

« Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens », une formule attribuée à Arnaud Amaury, abbé de Cîteaux et légat du pape, avant le sac de Béziers en 1209, lors de la croisade contre les Albigeois. Le temps des barbares est revenu en Ukraine sous la houlette de Vladimir Poutine.

Marioupol, la ville portuaire sur la mer d’Azov en Ukraine, une mer que Poutine entend privatiser pour le compte de la Russie, est une ville martyre, anéantie par le pilonnage de l’aviation et des missiles russes, comme la ville de Kharkiv, écrasée par les bombes.

Sur LCI, dans l’émission d’information pilotée par David Pujadas, Abnousse Shalmani, une journaliste d’origine iranienne, déclarait que les images de l’anéantissement de Marioupol étaient semblables aux images des séries que diffuse Netflix, et que, par conséquent, montrer de pareilles images avait un effet pervers en nous donnant à voir un spectacle,  un peu comme s’il s’agissait d’une série : « L’Ukraine bombardée, écrasée par la Russie, saison 1 ». Elle parle même de netflixion  (on croirait presque entendre « net-fiction ») à propos de ce type d’images en insistant sur le fait que la frontière entre réel et virtuel s’amenuise, qu’elle devient de plus en plus ténue dans la conscience des gens.    

Mais comment faire ? Ne pas montrer ce genre d’images reviendrait à passer sous silence la réalité de la guerre en Ukraine, à l’instar de la propagande russe, dont la télévision d’État montre les images qui arrangent la Russie. Ainsi, l’émission 28 minutes sur Arte parlait de la présence d’un reporter chinois embedded (embarqué, en immersion) aux côtés de l’armée russe, et dont le point de vue sur la guerre russe était passablement orienté et pour le moins partial pour un public peu regardant  sur la réalité des faits et complaisant à l’égard du pouvoir russe, à l’image de la télévision d’État russe.

Pour en revenir à ces images de destruction digne d’un film catastrophe, c’est aux citoyens téléspectateurs de faire preuve de discernement. Aux citoyens de distinguer la réalité de la fiction. Si la guerre n’est pas un spectacle au sens de divertissement, il n’en demeure pas moins qu’il est crucial d’en montrer le tragique spectacle  aux Occidentaux, aux citoyens téléspectateurs que nous sommes en Europe et dans le monde entier, pour nous convaincre de cette réalité dantesque aux portes de l’Europe, aux confins de l’Europe et de la Russie (la racine slave du vocable Ukraine signifie « confins »).

La Russie est un ursidé féroce et imprévisible qui marche dans les décombres de  l’URSS. Vladimir Poutine lui-même fait la comparaison entre la Russie et le fauve qui arpente la Taïga dont c’est l’immense domaine. Poutine a d’ailleurs un peu cette démarche chaloupée d’ours quand il se fait filmer en train de déambuler à travers les immenses couloirs du Kremlin depuis son bureau jusqu’à une vaste grande salle où il est attendu pour tenir un discours devant les cadres du régime et les médias russes.

La Russie est un grand fauve dont la dernière crise était pourtant prévisible. Vladimir Poutine l’a mûrie depuis des décennies. C’était une crise planifiée. Lors de la conférence de 2007 à Munich pour la sécurité mondiale, il avait déjà ouvertement manifesté son ressentiment acerbe à l’égard de l’Occident dont il estimait qu’il humiliait la Russie.  En 2008, la Russie soutient activement les séparatistes en Géorgie, en Ossétie du Sud et en Abkhazie, privant ainsi la Géorgie de 20 % de son territoire. En 2014, après la révolution de Maïdan à Kiev et la fuite du président déchu Ianoukovitch, la Crimée est annexée après un simulacre de référendum organisé dans la péninsule. Puis la Russie soutient les séparatistes pro-russes du Donbass, qui bénéficient de l’assistance des mercenaires du groupe Wagner, l’armée de l’ombre du Kremlin aux ordres d’Evgueni Prigojine, un oligarque russe proche de Poutine.

Et cerise sur le gâteau, en 2016, la Russie, qui s’immisce dans le processus électoral américain en opérant sur le théâtre de l’espace numérique où elle livre une cyberguerre contre l’Occident, la Russie favorise contre toute attente l’élection de Donald Trump dont la complaisance à l’égard de Vladimir Poutine (pour ne pas dire sa collusion avec lui) est le signe manifeste que le président américain élu reconnaît implicitement ce qu’il doit  à ce fauteur  de trouble international qui sévit depuis le Kremlin.

Voilà un peu le champ d’action de la Russie qui s’emploie avec succès à semer le désordre partout où elle le peut, pour s’opposer à l’ordre mondial établi. Jusqu’à faire alliance avec la Chine dans cette tentative de créer un nouvel ordre mondial, un désordre mondial en réalité qui lui permet de tirer son épingle du jeu, à l’image de tous ces pays d’Afrique en proie au désordre (comme en Libye, au Soudan, dans la république du Centrafrique ou encore au Mali) où s’implantent les mercenaires du groupe Wagner qui permettent à son propriétaire Evgueni Prigojin de s’enrichir en tirant parti des ressources des pays où ses mercenaires opèrent,  comme par exemple en RCA (République du Centrafrique), où l’oligarque bénéficie de l’exploitation des ressources minières du pays en retour des services rendus par les mercenaires. 

La planète tout entière est en train de devenir peu à peu, sous les yeux de l’Occident,  le terrain de jeu de la Russie mafieuse sous le contrôle de Poutine, une situation que suit de très près la Chine qui observe avec attention la réaction de l’Occident, qui jauge et mesure les contre-mesures que l’Occident déploie contre la Russie mise au ban de la communauté internationale. L’Ukraine fait évidemment penser à la situation de Taïwan dont la Chine déclare qu’elle fait partie intégrante de son territoire, de même que l’Ukraine, dont Vladimir Poutine nie l’existence indépendante (en dépit de la vérité historique), fait selon lui partie intégrante de la Russie.

Mais ce déni de réalité auquel s’adonne sans modération Vladimir Poutine ne lui permet pas de se soustraire à la réalité, la réalité têtue des faits, à savoir, la résistance héroïque du peuple ukrainien qui prouve s’il en était besoin la réalité de la nation ukrainienne, son patriotisme opiniâtre, le courage stupéfiant de sa population unie comme jamais contre l’adversité, un courage qui force le respect, à l’instar de son président Volodymir Zelensky, admirable, devenu un véritable héros de la résistance et dont la stature internationale est devenue indéniable.

Qui aurait pu croire qu’un homme au passé de comédien, qui s’est fait connaître auprès de ses compatriotes avec Serviteur du peuple, la série télévisée dans laquelle Zelenski joue le rôle d’un professeur d’histoire qui devient président de la république d’Ukraine (série qui  a été regardée par 20 millions d’Ukrainiens) ? Qui aurait pu croire qu’un simple comédien serait amené à jouer un rôle essentiel en rassemblant tous les Ukrainiens derrière lui face à l’invasion russe du 24 février 2022 ? Qu’il galvaniserait toute la population ukrainienne qui se reconnaît (à plus de 80 %) en cet homme qui tient tête à Poutine ? Qu’il incarnerait la résistance, le courage, l’honneur, le patriotisme face aux Russes ? Qui aurait pu croire que cet homme sans aucune expérience politique aurait l’étoffe d’un chef de guerre et qu’il gagnerait une stature internationale aux yeux du monde entier à l’occasion de la guerre en Ukraine ? Qui aurait pu croire que Volodymir Zelensky, élu à plus de 70 % des voix en Ukraine en 2019, et qui déjà en mai 2021 parlait avec lucidité de la menace russe massée aux frontières de l’Ukraine, que cet homme là serait l’homme providentiel du pays des confins et qu’il mettrait l’Occident devant ses responsabilités en lui demandant de l’aide face aux Russes ? Qu’il demanderait à l’Europe d’être à la hauteur des valeurs qu’elle prône en prêtant assistance à l’Ukraine et en mettant fin à son partenariat économique avec la Russie qui alimente la machine de guerre russe ?

La maskirovka (« duperie ») dont use Vladimir Poutine va finir par se retourner contre lui, tôt ou tard. Et la raspoutitsa, « la saison des mauvaises routes », s’est ouverte sous les pas du parrain russe paranoïaque devenu paria. Notons que le russe pout signifie « chemin ». Poutine, c’est un peu Duchemin en français.

Pour Alexandre Adler, journaliste et historien spécialiste des relations internationales, l’invasion de l’Ukraine marque la fin de règne de Poutine. À ses dires, cette guerre marquerait « la bascule du siècle ». Le pays qui a donné au monde la révolution d’octobre en 1917 et qui a apporté le communisme est en train de bouleverser une fois encore l’échiquier planétaire. Alexandre Adler pense que Poutine n’est pas assez fou pour aller jusqu’à la guerre nucléaire, même s’il n’exclut pas la possibilité d’une petite « explosion accidentelle » en Ukraine (l’utilisation d’une arme nucléaire tactique pour annihiler un corps d’armée comme un bataillon blindé par exemple, non pas d’une arme nucléaire stratégique, dont la puissance équivaut à 150 fois la bombe d’Hiroshima). Paradoxalement, il voit avec cette crise s’opérer le rapprochement entre l’Europe et la fédération de Russie.

Dans un entretien accordé au magazine Le Point, Boris Cyrulnik, le père de la résilience, qui a des origines russes et ukrainiennes (Cyrulnik signifie « barbier » en ukrainien), déclare que le discours de Vladimir Poutine est un « délire logique » qui emporte ses admirateurs. Il précise que « la logique peut être délirante ». Il rappelle que le latin delira signifie « sortir du sillon ». Oui, Vladimir Poutine, qui pense que la Russie est victime de l’Occident, encerclée par l’Otan, est bien sorti du champ humain pour martyriser la terre généreuse d’Ukraine en l’écrasant sous un tapis de bombes. La paranoïa aigue qu’il alimente est ce qui le perdra. 

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