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Billet de blog 26 juillet 2013

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« L’esprit Lot »

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La géographie administrative de la France est une mosaïque mouvante au fil du temps, un palimpseste où chaque carte laisse toujours transparaître la trace du passé qui remonte à la surface, un peu comme un fantôme dont le souvenir viendrait hanter le présent. Ainsi le département du Lot, où dessous affleure le souvenir prégnant du Quercy, province de l’Ancien Régime, qu’on a amputé d’une partie pour constituer le département du Tarn-et-Garonne au sud. Il est vrai que dans le sillage sanglant de la révolution française, raccourcir, cela tombait sous le sens, sous le couperet de la guillotine même. C’est ainsi que sous l’impulsion napoléonienne, le Quercy fut raccourci pour donner naissance au département susnommé (pour plagier la langue administrative dont la raideur bureaucratique n’a d’égale que sa pathologie idiosyncrasique).   

Au commencement étaient les Cadurques (enfin, d’aussi loin que l’Histoire de France officielle s’en souvienne), la tribu celte locale qui laissera son nom à la ville de Cahors ainsi qu’à la province au doux nom de Quercy. Preuve que la langue (française) a la mémoire longue, que rien ne tombe dans l’oubli ni ne se perd. Au commencement étaient donc les Cadurques, peuple caduc pour les citoyens sans mémoire que nous sommes, sauf pour les experts du monde celte. Certes. Pour autant, on ne connaît pas leurs prédécesseurs, si prédécesseurs il y eut. Après la romanisation de la Gaule finit par apparaître le Quercy et ses occupants, un peuple à la langue d’oc bien pendue, langue chantante dans laquelle on a coutume de lire, à la devanture des échoppes et autres gargotes : achabatz d’entrar, pour dire (en bon français) « finissez d’entrer ». Oyez, oyez comme l’invite en occitan a plus de saveur qu’en langue d’oïl, une saveur onctueuse, comme l’huile d’olive provençale pressée à froid. Dans le Quercy, on n’en finit pas d’entrer, on n’en revient pas.

Le visiteur qui cède aux sirènes du Quercy, s’il est un tant soit peu attentif, ne manquera pas d’observer le carton à l’accueil de sites touristiques, carton sur lequel on peut lire qu’un effort tout particulier est mis en œuvre dans le département du Lot pour faire bon accueil aux visiteurs, une démarche estampillée « l’esprit Lot ». Ainsi, le château de Saint-Laurent-les-Tours, vestige d’une forteresse du XIe siècle ayant appartenu aux Turenne (cf. le site de Turenne, non loin de Brive-la-Gaillarde, où, au sommet d’une éminence, se juchent les ruines d’une forteresse féodale de la vicomté de Turenne) qui domine la ville de Saint-Céré, et dont Jean Lurçat fit l’acquisition en 1945 pour en faire son atelier, un lieu dont l’accueil était tout particulièrement marqué par cet esprit Lot, qui semble planer dans les pièces de château-musée, où une partie des tapisseries de l’artiste sont exposées  — l’essentiel de ses œuvres se trouvent au Musée Jean-Lurçat de la tapisserie contemporaine, à Angers, dans l’ancien hôpital médiéval Saint-Jean.

Artiste touche-à-tout dont les tapisseries feront la renommée, Jean Lurçat (il est à la fois peintre, céramiste, poète) s’emploiera à cultiver pendant toute sa vie une sorte d’optimisme résolu, comme pour conjurer ses peurs (il sera blessé à Verdun en 1916) et combattre la singulière noirceur de son siècle : la première guerre mondiale entraînera la seconde guerre dans son sillage de feu et de sang. Le chant du monde, un ensemble de dix panneaux de tapisserie qu’il composera (l’œuvre est exposée au Musée d’Angers), ce qui constitue le plus grand ensemble de tapisseries contemporaines (l’ensemble se déploie sur 80 mètres de long sur 4 m 50 de hauteur), fait écho à la Tenture de l’Apocalypse, le plus important ensemble de tapisseries médiévales au monde, confectionnée à la fin du XIVe siècle et exposée dans une galerie du château d’Angers. Le grand œuvre textile de Lurçat, commencé en 1957 (et achevé après sa mort), qui illustre les angoisses de l’artiste (cf. les ensembles de la Grande Menace, le Grand Charnier, l’Homme d’Hiroshima, la Fin de Tout), célèbre aussi l’harmonie avec la Création, l’intelligence humaine (ensemble de la Conquête de l’Espace), et se conclut par une ode à la poésie. Un chant tissé d’ombres et de lumières. Mais chez Lurçat, on a le sentiment que l’ombre rehausse la lumière.  

De son pays (la France), voici d’ailleurs ce qu’en dit l’artiste :  

« C’est qu’une certaine bonne fortune nous est échue, à nous, hommes français, si près des choses.

L’huile et la vigne, le froment ; de grasses plaines quand il en faut, de la pierre juste assez pour donner  au vin ce goût de pierre à fusil, des collines bien ensellées ; point de fureurs ni d’été ni d’hiver ; beaucoup de côtes et d’horizons bon-enfant ; la Grèce en Provence, les Flandres au Nord, l’Espagne dans le Lot, la Toscane dans l’Albigeois ; extrême pointe de l’Europe et résumé d’un continent, il n’en fallait pas plus pour faire la France, nos vertus et un peuple verni.

Installés dans ces contrées aimables qui ont nom Touraine, Beaujolais, Quercy, ou Charente, ces disponibilités ont conféré au cœur du français un ton juste devant les gens ; et devant les choses une délicates fringale et surtout du savoir-vivre. »

On peut s’étonner aujourd’hui de ce point de vue aussi positif sur nos compatriotes, quand la plupart des étrangers qui viennent en France jugent les autochtones du cru souvent arrogants, dépourvus d’affabilité pour ne pas dire pétris d’incivilité, sauf quand il y va de leur intérêt (pécuniaire, évidemment). Mais l’optimisme de l’artiste est une volonté, il s’inscrit dans une démarche salvatrice. C’est pour cette raison que sur sa pierre tombale (élu membre de l’Académie des Beaux-Arts de Paris en 1964, il mourra en 1966, à Saint-Paul-de-Vence),  qui se trouve dans le petit cimetière de Saint-Laurent, non loin des Tours où il aimait à travailler, on peut lire : « C’est l’aube ». C’est en fait le début de la formule qu’il avait fait graver sur son épée d’académicien,  et qui disait : « C’est l’aube d’un temps nouveau où l’homme ne sera plus un loup pour l’homme. » Une formule qui avait les accents d’une prière, d’une espérance.

Bien que né français (dans les Vosges), l’homme a du sang espagnol, il suffit de voir son visage pour le mesurer, un visage qui n’est pas sans évoquer celui de Picasso. « (…) L’Espagne dans le Lot » écrit-il dans le passage supra. C’est certainement une des raisons qui le poussèrent à élire domicile dans le Quercy, perché sur l’éminence de Saint-Laurent-les-Tours, qui surplombe la vallée de la Bave. Quercy, cœur ici. Le Quercy a un côté espagnol, c’est indéniable. Et les vestiges de la forteresse de Saint-Laurent-les-Tours, au milieu de cette nature belle mais âpre, rude et aride, ont même un air d’alcazar.

Jean Lurçat avait cet esprit Lot, que défend le Conseil Général du département, un esprit chaleureux que ces tentures rendent à leur façon, notamment dans le déploiement de leurs couleurs vives. Ah, si les Français pouvaient avoir leur lot d’esprit Lot, au lieu de cet esprit grelot, dont le tintement grêle fait penser au cliquetis sinistre que font les os à Waterloo, morne plaine (cf. le film World  War Z de Marc Forster, qui sort actuellement dans les salles obscures)… 

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