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Billet de blog 27 février 2014

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Le sens des règles, le sens des rites

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

1. 

Les lois sont des dispositions collectives permettant à une société donnée (dans un pays particulier) et à une époque donnée de vivre de la manière la plus harmonieuse qui soit (en fonction des us et coutumes de ladite époque), en établissant des principes de conduite et en fixant des limites à ces principes, toute violation de ces limites étant passible d’être sanctionnée par le pouvoir judiciaire garant des lois et de leur application. Les lois, qui sont votées par les représentants du peuple d’un pays, sont censées protéger les individus de ce même pays et, ce faisant, favoriser l’évolution de la société de ce pays avec l’idée de son progrès.

Ainsi, si les lois sont l’émanation d’un peuple particulier, on observe parfois des variations sensibles entre des pays appartenant à un bloc civilisationnel commun (prenons l’exemple de la civilisation européenne), preuve que chaque peuple présente des traits bien distinctifs. 

Les règles sont des dispositions concernant des communautés particulières faisant partie d’une même société, comme par exemple des communautés religieuses ou des institutions laïques, autrement dit, tout ensemble de personnes fonctionnant dans un cadre collectif, comme un lycée par exemple, où des droits et les devoirs de chacun sont établis.

Une société de type occidental, pluraliste, accueille aussi différentes communautés de croyants, chrétiens, musulmans et autres, qui observent respectivement les règles propres à leur religion, et la religion chrétienne est elle-même composée de plusieurs communautés différentes, qui observent chacune  les règles propre à leur église, ainsi les protestants ne suivent pas tout à fait les même règles que les catholiques. 

De la sorte, chaque société est structurée par des lois particulières que tous ses membres sont censés respecter, et, au sein de cette même société, chaque collectivité met en place ses propres règles de fonctionnement auxquelles ses membres sont tenus de se conformer pour garantir le bon fonctionnement de la structure à laquelle ils appartiennent.

Après avoir constaté ce phénomène, on en conclut que l’existence des lois et des règles est nécessaire pour la coexistence des individus appartenant à une même communauté dont assure la cohésion. Les lois s’adressent au plus grand ensemble, et les règles aux sous-ensembles, mais le principe est identique. Il s’agit par la loi ou par la règle d’établir le plus large dénominateur commun à même communauté, le fonctionnement de la majorité fixant la norme, et d’imposer cette norme à la communauté tout entière.

Le principe démocratique, que contestait tant René Guénon, penseur hermétiste et auteur notamment de la Crise du monde moderne (1927), reposant sur l’idée que le bien d’une communauté ne peut être que l’émanation de la volonté du plus grand nombre, sans admettre l’éventualité possible que le plus grand nombre soit dans l’incapacité totale de savoir ce qui est bon pour lui. René Guénon estimait pour sa part que, la plupart du temps, l’incompétence « n’est en somme qu’un résultat très naturel de la conception “démocratique”, en vertu de laquelle le pouvoir vient d’en bas et s’appuie essentiellement sur la majorité, ce qui a nécessairement pour corollaire l’exclusion de toute véritable compétence, parce que la compétence est toujours une supériorité au moins relative, et ne peut être que l’apanage d’une minorité. »

2.

Pour autant, les lois et les règles ne s’adressent pas seulement à des sociétés ou des communautés d’êtres humains dont elles assurent le fonctionnement avec l’espoir qu’elles imprimeront une dynamique de progrès à ces ensembles constitués (même si, au vu de l’accroissement perpétuel des problèmes sociétaux, on peut se poser la question du bien-fondé de ce postulat en constatant que la multiplication des lois et des règles ne participent pas nécessairement à élever une communauté, comme si, loin d’endiguer les difficultés, d’une certaine manière, elles contribuaient en réalité à leur prolifération), elles concernent aussi la personne humaine, dans sa dimension individuelle.

Ainsi, les rites personnels auxquels la plupart d’entre nous sacrifient plus ou moins consciemment constituent ni plus ni moins des règles propres que l’on se fixe soi-même et auxquelles l’on se soumet, volontairement. Qui n’a pas ses propres rites intériorisés, ses petites manies, ses petites superstitions, ses manières de procéder particulières qui font sens ? Il y a ces petits rites personnels, qui viennent par surcroît, sortes de tics nés d’une routine inévitable, et puis les véritables rites, ceux dont l’existence fondent le sens d’une action particulière.

À l’instar de Kant, auteur de Critique de la raison pure, qui menait une vie réglée à l’extrême, au point d’effectuer toujours la même promenade à Königsberg dont il était natif (dans l’ancienne Prusse-Orientale, actuelle enclave russe de Kaliningrad), à la même heure, à la minute près, comme si seule la mécanique de rites immuables lui permettait de se consacrer au travail de la pensée, à laquelle toute sa vie fut vouée.

Pourquoi se soumettre à des rites ? De par sa répétition régulière, le rite a un effet de rythme. Le rite crée un rythme, qui participe du rite. Le rythme, par sa nature, permet d’accéder à d’autres états de conscience, ce que savent bien les derviches tourneurs (membres d’une voie soufie), qui se transforment en toupies vivantes. Il en est de même pour les pratiques chamaniques et assimilées, où le rythme permet d’entrer en transe. Certes, le rite auquel se soumettait Kant ne le faisait pas accéder un état de transe (le mot vient de transir, « passer à travers ») mais avait pour fonction de libérer son esprit. Et c’est là que réside le paradoxe : certains ne parviennent à libérer leur esprit qu’en se soumettant à une stricte discipline, comme si un comportement réglé, répété, machinal, libérait la conscience de l’individu, la règle, le rite, la discipline tenant lieu de pilote automatique.

Mais tous les rites ne se valent pas : il est des rites libérateurs qui affranchissent la personne des contraintes de la vie quotidienne, il en est d’autres qui produisent un conditionnement psychique ne permettant aucune échappée de la conscience. Autant Kant avait choisi de mener une vie réglée pour s’émanciper et se consacrer à l’exercice de la pensée, autant d’autres se glissent dans des rites pour ne pas penser, comme si le rite leur tenait lieu de conscience. Or un rite n’est pas une fin en soi, mais qu’un moyen, pour parvenir à autre chose, pour accéder ailleurs.

3.

La  religion, dans sa pratique basse, offre cet exécutoire aux fidèles qui cherchent à se soustraire à leurs responsabilités d’êtres conscients en pratiquant des rites comme d’autres ont une pratique consommée de la toxicomanie. Les intégristes, chrétiens ou autres, qui s’érigent en parangons de vertu, sont des sujets dont la pensée se confond avec la pratique réglée et invariable qu’ils ont de leur religion, laquelle leur tient lieu de mode d’emploi de vie. Et c’est parce qu’ils n’ont pas de pensée propre qu’ils s’évertuent à imposer autour d’eux leur mode de fonctionnement, pour cette simple raison que la liberté de pensée d’autrui représente une menace pour eux, qu’elle met en péril le bien-fondé de leur livre de recettes de vie. En effet, le néant ne redoute rien tant que le plein de la conscience.

Plus une religion est ritualisée, plus la question de son sens se pose, le rite venant au secours du sacré quand celui-ci commence à vaciller. Le latin ritus le dit bien,  le rite, c’est « un usage, une coutume ». C’est une simple enveloppe. Quand l’enveloppe devient ostentatoire, c’est que la chose enveloppée a disparu. Comme la plupart des églises (les bâtiments) en Occident, (souvent) de belles châsses de pierre que l’Esprit a quittées depuis longtemps. Le sacré n’a pas besoin de rites en soi, il se suffit à lui-même. Le sacré tient par son seul sens. Le rite ne confère pas de sens, il habille le sacré. Quand le rite fonde le sens, c’est pour maquiller l’absence du sacré. Le rite est à la religion ce que sont les arêtes dans un poisson : quand il ne reste plus que cela, c’est que le poisson[1] a été consommé.

C’est d’ailleurs ce qui est arrivé à la religion chrétienne en Occident, même si l’institution ecclésiastique (catholique romaine) s’obstine à faire croire que l’Esprit est vivant malgré ses effroyables errements au cours des siècles passés.

Résumons, si on le peut, dans les grandes lignes : l’Église (catholique) est directement impliquée dans les Croisades en Terre Sainte dès la fin du XIe siècle, dans l’institution de l’Inquisition à la fin du XIIe siècle, dans la Croisade contre les Albigeois en Occitanie au cours du XIIIe siècle, dans les guerres de religion entre catholiques et protestants au cours des XVIe et  VIIe siècles, dans le génocide des Aztèques et des Incas perpétré par les conquistadors au cours du XVIe siècle. L’Église est indirectement liée aux persécutions contre les Templiers au cours du XIVe siècle, ainsi qu’à la traite négrière dès le XVIIe siècle pour le développement du Nouveau Monde, auquel elle donna son accord tacite, ne serait-ce que parce qu’il était impensable que le Créateur ait pu doter d’âme « des corps aussi noirs ». À l’époque moderne, l’Église se distingue par son incapacité à prendre officiellement position contre le franquisme, contre le fascisme ou encore contre le nazisme, et, plus près de nous encore, par son incapacité criminelle à mettre hors d’état de nuire des légions de prêtres pédophiles ayant laissé derrière eux des dizaines de milliers de crimes sexuels impunis, des hommes couverts par la hiérarchie ecclésiastique, comme le dénonce récemment un rapport de l’ONU remis au Vatican.

Comment est-il possible de penser, au vu d’une énumération aussi sommaire que celle-là, que l’Église puisse encore remplir une fonction morale dans notre société quand elle s’est à ce point disqualifiée ? Son bilan est indéfendable, et on aura beau jeu de rétorquer qu’il n’y aurait pas de civilisation européenne s’il n’y avait eu le ciment de l’Église. Il y aurait autre chose, assurément, et sans doute le mortier permettant d’édifier un socle civilisationnel commun aurait-il été moins trempé dans le sang. 

En vérité, ce n’est pas l’Esprit que l’Église agite, mais son fantôme. Et que le dernier pape François soit meilleur ou moins mauvais que ses prédécesseurs ne change rien à la réalité de l’institution ecclésiastique que nul ne pourra sauver de sa monstruosité multimillénaire. Il convient  d’ailleurs de ne pas chercher à la sauver mais de se sauver d’elle.    

4.

On estime souvent que la loi est le signe d’une civilisation avancée, quand, en réalité, son existence est le symptôme des faiblesses structurelles des êtres humains incapables de vivre ensemble en paix, tout civilisés qu’ils soient, et qui doivent se protéger les uns des autres. La loi est un moindre mal sans nul doute, on ne peut s’en passer. Le rite religieux, qui désigne un ensemble de pratiques en vigueur au sein d’une communauté de croyants, se fonde au départ sur la notion de sacré. Mais bien souvent, on observe que dans sa perpétuation, le rite finit par tenir lieu de sacré. Les petits rites personnels que tout un chacun a plus ou moins tendance à développer constituent pour ainsi dire un pilote automatique auquel s’en remet le sujet pensant, qui fait ainsi l’économie du sens de sa conduite.

L’existence de ces phénomènes (lois, règles et rites) témoigne en réalité de l’immense difficulté qu’éprouve l’être humain à être libre, responsable et autonome. Comme si l’humanité, du haut de son progrès technique, était encore dans son enfance. On peut d’ailleurs se demander si l’humanité parviendra jamais à l’âge adulte au vu de la succession des civilisations passées, qui sont autant de strates n’ayant toujours pas permis d’exhausser le genre humain. Alors que normalement, avec toute cette sédimentation accumulée sous nos pieds, on aurait pu s’attendre à ce que le niveau de l’humanité augmente. Mais en cette Ère du Verseau, il n’y a guère que le niveau des océans qui monte… 


[1] Cf. le poisson, symbole du Christ. ICHTUS, du grec ikhthús « poisson », signe de reconnaissance des premiers chrétiens et sigle pour Iêsoûs Kristòs Theoû (H)Uiòs Sôtêr « Jésus Christ Fils de Dieu Sauveur » (en grec).

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