Dans un coin du Quercy se niche une pure merveille, Rocamadour, petite cité mariale enchâssée dans le roc et qui gravit la falaise au-dessus de la vallée encaissée de l’Alzou, comme pour partir à l’ascension du ciel. C’est un lieu de pèlerinage attesté depuis le XIIe siècle, où l’on vénère la Vierge Marie sous les espèces d’une Vierge noire, et un site touristique de premier ordre après le Mont-Saint-Michel, la cité médiévale de Carcassonne, la Tour Eiffel et le château de Versailles. Autant dire, un des joyaux de la France.
« Mon amour est parti avec le loup dans les grottes de Rocamadour… », résonne encore à nos oreilles le souvenir sonore d’Alain Bashung, ce regretté barde de la chanson française parti trop tôt moissonner le silence dans les champs du ciel. Entre parenthèses, une mélodie de Bashung, avec ses mots à lui, son grain de voix si particulier, faussement désinvolte et tellement attachant, c’est tenace, ça ne vous lâche pas, un peu comme une mauvaise réputation qui vous colle à la peau, et qui vous suit, même si vous vous employez à vous en défaire en vous frottant avec un gant de crin.
« On m’a vu dans le Vercors, sauter à l’élastique, voleur d’amphores au fond des criques (…). J’ai fait la cour à des murènes, j’ai fait l’amour, j’ai fait le mort, t’étais pas née (…). La nuit je mens, je m’en lave les mains. »
Refermons la parenthèse, et revenons à nos moutons. À Rocamadour et à ses ouailles. Selon la légende ecclésiastique en vigueur, cette citadelle de la foi devrait son nom à Saint Amadour, dont on aurait retrouvé opportunément les reliques en 1166, enfouies au cœur du sanctuaire marial, juste devant l’entrée de la chapelle miraculeuse la bien nommée : le corps du saint était parfaitement conservé, un vrai miracle. Hélas, ce corps miraculeux subit les outrages des guerres de religion et ne résista pas à l’épreuve du feu si l’on en croit les rares restes calcinés qui subsistent de sa dépouille. Les voies du Tout-Puissant, décidément, sont impénétrables.
La tradition assimile ce saint Amadour au Zachée des Évangiles, un collecteur d’impôts de Jéricho, sur lequel le Christ, alors en excursion avec sa suite apostolique, daigna poser les yeux en les levant vers lui, puisque ledit Zachée, de petite taille, s’était perché sur un sycomore afin de voir le Fils de l’Homme que la foule, trop nombreuse, dérobait à ses regards. Zachée donc, non pas saké, l’alcool de riz japonais traditionnel. C’est alors que le Christ, qui cueillit du regard le petit homme perché sur l’arbre, lui demanda de visiter sa maison, ce dont s’offusqua la foule bien-pensante : comment le Fils de l’Homme pouvait-il ainsi se compromettre en pénétrant dans la demeure d’un collecteur d’impôts ? Le dénommé Zachée, touché par l’honneur que lui accordait le Christ en pérégrination, avec son escorte de disciples indisciplinés, se repentit publiquement de sa corruption et s’engagea même à dédommager ceux à qui il avait causé du tort. Pour se faire pardonner, il organisa même un une fête à laquelle il convia tout ceux qui veulent bien y participer. On aimerait bien que, en France, notre ancien grand collecteur d’impôts en fasse autant, notre grand collecteur d’impôts non pas de Jéricho mais de Bercy, oui, on aimerait bien qu’il se repente publiquement de sa corruption devant les commissions parlementaires qui se succèdent en vain pour l’auditionner, car l’ex-grand collecteur d’impôts, pris la main dans le sac, n’est pas seulement coupable d’évasion fiscale, mais aussi d’évasion des souvenirs : en effet, le ministre déchu a la mémoire qui file en Suisse, qui s’exile même à Singapour.
Voilà pour Zachée-Amadour et la légende dorée aux enluminures ecclésiastiques pour attirer les pèlerins. Plus prosaïquement, le nom de la cité viendrait de roca major, de par la majesté de la roche. En effet, il y a moins loin de roca major à Rocamadour que la venue supposée de Zachée-Amadour à la cité du rocher, lui que la simple présence du Christ amadoua à l’Âge béni de l’Évangile.
Une chose en revanche est certaine, c’est que le pèlerinage de Rocamadour se pratique depuis près de mille ans, et que, de même que les pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle avaient pour insigne la coquille, ceux de Rocamadour avaient aussi le leur, la « sportelle ». Il convient de dissiper tout malentendu au sujet de la sportelle : il ne s’agit pas d’une marque de sponsors de l’époque, ni non plus d’une estampille garantissant que l’épreuve sportive du pèlerinage est vierge de tout dopage. Le seul parrainage des ces sportifs itinérants était céleste. La sportelle est une médaille ovale qui reproduisait le sceau du prieuré de Rocamadour : on y voyait la Vierge sur un trône, avec un sceptre dans la main droite et l’Enfant Jésus au bras gauche, et, tout autour, une inscription latine à la gloire de la Vierge de Rocamadour pleine de grâce. La sportelle, en plomb, en étain, en cuivre, et argent ou en or (il y en avait pour toutes les bourses) était exclusivement fabriquée par les orfèvres de Rocamadour. Au Moyen-Âge, l’Appellation d’Origine Contrôlée existait déjà. La sportelle se portait sur soi. En épinglant cet insigne à leur costume, les pèlerins de Rocamadour lancèrent sans le savoir une mode qui préfigura celle des fameux pin’s bien des siècles avant que ces épinglettes ne fassent fureur dans les années 1980-1990, des accessoires tombés dans l’oubli depuis. Lors du pèlerinage de Rocamadour, la sportelle n’était pas seulement un signe de reconnaissance entre pèlerins, mais elle servait aussi de sauf-conduit à son porteur à l’époque de la Guerre de Cent ans (vers 1371), une époque trouble où il ne faisait pas bon se perdre sur les chemins de France et traverser les zones de guerre.
Rocamadour a ses chapelles, ses saints, mais aussi ses curiosités. La cité mariale abrite ainsi une chapelle dédiée à l’Ovalie, où sont exposés sous verre les maillots de diverses équipes de rugby du Sud-Ouest. Sans nul doute faut-il voir un rapport entre la forme de la sportelle, ovale, et celle du ballon de cette pratique sportive. Iconoclaste, cette idolâtrie. Les passages ne manquent pas pourtant pas dans l’Ancien testament où le culte des idoles est fustigé. Le Troisième Commandement du Décalogue mosaïque interdit d’ailleurs cette pratique : « Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. »
Une fois le pèlerin parvenu à Rocamadour, une ultime épreuve l’attendait : il lui fallait gravir à genoux les quelque deux cents marches qui jalonnaient la cité ecclésiastique. La légende dit que le roi saint Louis lui-même (le souverain canonisé par l’Église meurt de dysenterie en 1270, sous les remparts de Tunis, au cours de la huitième croisade) se serait acquitté de cette épreuve pour aller vénérer la Vierge noire de Rocamadour, réputée pour ses miracles. Le Livre des Miracles de Notre-Dame de Rocamadour, qui daterait de 1172, l’attesterait. Rocamadour est un site de légendes. Une autre légende raconte que l’archange saint Michel aurait transporté à Rocamadour Durandal, l’épée de Roland, qui y serait cachée. Il est vrai que l’épée du preux paladin de Charlemagne, tué par les fourbes Vascons au col de Roncevaux en 778, s’accorde bien avec le roc. Rappelons quand même que si Roland s’est fait massacrer à Roncevaux, c’est parce que l’armée de Charlemagne avait mis à sac la ville de Pampelune de l’autre côté des Pyrénées. Les Basques, et non pas les Sarrasins (comme le raconte la légende), n’ont fait que leur rendre la monnaie de leur pièce. Voilà pour remettre les pendules historiques à l’heure. Une autre légende raconte que, à une époque reculée, dans un petit village des Pyrénées dont a on perdu le nom, les femmes stériles qui désiraient avoir un enfant se passaient sur le ventre l’épée de Roland : Freud parlerait de substitut phallique.
La chapelle Notre-Dame abrite donc une Vierge noire. Les Vierges noires apparaissent à partir du XIe siècle. On les trouve très majoritairement dans le bassin méditerranéen occidental. Dans le symbolisme ésotérique, le noir est signe de ce qui est caché, occulte. Le culte de la Vierge noire dissimule en réalité le culte templier d’Isis, qui se pratiquait sous le nez du clergé. Isis, la déesse noire égyptienne, symbole de la sagesse et de la gnose (Sophia), était traditionnellement représentée en mère d’Horus. Les Templiers associaient Marie-Madeleine à Isis. Dans le Cantique des Cantiques, le lien avec le culte de la Vierge noire apparaît clairement quand la bien-aimée dit : « Je suis noire, mais belle ».
L’année 2013, si l’on en croit les organisations religieuses qui emplissent les rues de la cité mariale, n’est pas une année comme les autres. En effet, cette année marque le millénaire du pèlerinage de notre Dame de Roc-Amadour, « Car rien n’est impossible à Dieu », comme le proclame une banderole rouge tendue au-dessus des arcades de la chapelle, sur laquelle se détachent en blanc les lettres de l’inscription. Sur l’uniforme de scout qu’arbore un groupe de jeunes filles, avec le foulard caractéristique tressé à leur cou, un écusson cousu à leur chemisette, sur la poitrine, indique « Guides d’Europe ». Scouts, certes, mais sous le signe de la croix. Mais quelque chose ne va pas. On perçoit une anomalie dans le comportement de tous ces jeunes gens : la fièvre couve sous la ferveur. Sous le soleil de Rocamadour, le fanatisme transpire. Dans l’escalier qui conduit à la chapelle Notre-Dame, on voit même des jeunes femmes se mettre à genoux pour gravir les escaliers, par défi, par pénitence. On ne sait pas trop. Cela sent la mortification, la radicalité à plein nez. En un mot, l’intégrisme. Plus loin, les garçons, en culottes courtes et affublés de chemises brunes, paradent à travers les rues de la cité en brandissant des bannières. On dirait le défilé d’une organisation paramilitaire. Ils ont le regard fixe, le pas cadencé. On dirait une démonstration de force des Jeunesses Hitlériennes sous le signe du svastika nazi.
Devant l’entrée de la chapelle de Notre-Dame, une pancarte indique la tenue qu’il convient de porter, avec schémas à l’appui (à l’adresse de tous ceux qui auraient du mal à accéder à l’abstraction). Aux jeunes femmes qui auraient les épaules dénudées et la poitrine trop apparente, il est suggéré de se couvrir au moyen d’un châle qu’on met à leur disposition. On se croirait sous le coup de la loi islamique. À l’intérieur de la chapelle, affiché sur un panneau, un article signé par un prêtre, le Père Jean-Régis Fropo, enfonce le clou. On y lit que, en cette période de vacances, l’habillement de nombre de catholiques pratiquants et pratiquantes confine à « l’attentat à la pudeur ». L’auteur de l’article fustige tout particulièrement les femmes dont les atours trop suggestifs malgré elles soumettent à la tentation les pauvres prêtres quand ces derniers leur donnent l’hostie. L’homme d’Église termine sa diatribe contre ces pratiques vestimentaires en précisant qu’en Italie, il est interdit d’entrer dans une église les bras et les épaules nues.
Éternelle allégorie de la paille et la poutre dont Jean-Yves Leloup, dans ses commentaires sur l’Évangile apocryphe de Thomas, dit : « Ce que nous reprochons aux autres n’est souvent que la projection de ce que nous nous reprochons à nous-mêmes. (…) La paille que nous remarquons chez autrui, c’est notre poutre refoulée. » Il n’est que de penser aux innombrables crimes de pédophilie (des crimes impunis, pour la plupart) dont se sont rendus coupables de nombreux prêtres déviants pour remettre en perspective les propos du Père Fropo, qui frappent haut : voilà en effet un texte qui fleure bon la spiritualité des hauteurs, aux étages supérieurs de l’âme humaine.
Revenons à nos moutons : par leur simple présence, ces jeunes ouailles fanatiques ont le chic de changer non pas l’eau en vin, mais Roc-Amadour en Roc-Amadur. Ces jeunes catholiques sont le fer de lance, l’épée d’une frange catholique radicale qui les instrumentalise. Cette ardeur juvénile est fort utile pour les forgerons intégristes de l’Église, qui façonnent l’âme malléable de ces jeunes gens pour en faire des lames, des Durandal impeccables (au sens étymologique du mot). La cité de Rocamadour serait-elle devenue Rocamadurandal ? Une sorte de laboratoire intégriste ? L’athanor où l’on change l’âme juvénile en lame ?
Est-ce que le bon pape François a l’intention de s’attaquer un jour aux éternels dévoiements de l’institution dont il est le chef, lui qui est actuellement occupé à célébrer dans la bonne humeur ses premières Journées Mondiales de la Jeunesse à Rio, la capitale internationale du carnaval ?