Et puis, par un juste retour des choses, le prédateur ancestral est revenu conquérir son ancien territoire à pas de loup depuis l’Italie voisine. Sa présence est signalée pour la première fois en France en novembre 1992, dans le Mercantour, puis progressivement dans tous les massifs français : Vosges, Jura, Massif Central, Pyrénées et Alpes.
Il y a eu en France une haine tenace du loup, une haine en grande partie fondée sur des préjugés, une inimitié qui perdure encore aujourd’hui, hélas. L’histoire de la Bête du Gévaudan, dont les attaques, souvent mortelles (plus d’une centaine rencensées), qui se produisirent entre 1764 et 1767 dans le Pays du Gévaudan (l’actuelle Lozère), ne contribue pas à redorer le blason du loup perçu comme ennemi de l’homme. Buffon, naturaliste du XVIIIe siècle, a grandement contribué à l’image déplorable du loup qui fut exterminé deux siècles plus tard en le faisant passer pour tout ce qu’il n’est pas. Son portrait à charge contre le prédateur n’a strictement rien de scientifique, c’est seulement une opinion personnelle fondée sur un préjugé tenace : Buffon fait du loup un nuisible dont il faut absolument se débarrasser.
Selon les dernières estimations, la France compterait aujourd’hui environ 500 loups. L’État français, qui protège l’animal, devrait néanmoins autoriser le prélèvement d’un certain nombre d’individus pour diminuer la pression que ces prédateurs exercent sur l’économie pastorale. Mais cette intervention humaine par le fusil pour faire baisser le nombre de loups, loin de régler le problème (si problème il y a), contribue en général à l’effet inverse.
En effet, cette intervention s’effectuant à l’aveugle dans la mesure où elle n’est pas pilotée par des éthologues, des naturalistes spécialistes du loup, l’abattage de loups au hasard a pour effet de déstructurer des meutes constituées et, ce faisant, de provoquer la dispersion des loups et de multiplier le nombre de dispersants. En outre, les meutes constituant un moyen de transmission de pratiques parmi les loups sous la conduite du couple alpha (le couple dominant seul habilité à procréer), cette transmission est rompue et des juvéniles devenus dispersants par la force des choses n’auront pas pu bénéficier de ce savoir, or ce savoir concerne notamment les techniques de prédation de la meute, des modes de fonctionnement qui prennent justement en compte l’environnement où la meute a établi son territoire de chasse. Et les aires pastorales, dans les estives, sur lesquelles empiètent inévitablement les territoires des loups, pour une meilleure gestion du risque ont tout intérêt à ce que les meutes de loups établies ne soient pas déstructurées. D’autant que les meutes peuvent fort bien ignorer la présence des moutons dans les alpages dès lors que le gibier sauvage est suffisamment abondant, et ce dédain des ovins domestiques peut précisément faire partie de la transmission des pratiques de chasse au sein d’une meute. C’est pourquoi procéder à un prélèvement de loups à l’aveugle dans le but de faire diminuer la population de loups en termes de chiffres, loin d’être une solution, participe en réalité à compliquer plus encore la gestion de la population lupine en brouillant les données.
Aux État-Unis, le dernier loup du Yellowstone fut tué en 1926 — le parc de Yellowstone, le premier parc national naturel à avoir vu le jour, d’une superficie de près de 9000 km2, soit une surface supérieure à la Corse, fut créé en 1872. Le dernier puma a suivi peu après. Les loups ont été réintroduits dans le parc en 1995. 41 loups issus du Canada ont été relâchés entre 1995 et 1997. De 20 000 wapitis, la population de cervidés du parc a été ramenée à 6000 individus ce qui mis un terme au surpâturage et a permis à la végétation du parc de se reconstituer. À la surprise générale, la réintroduction du loup dans le Yellowstone a eu une incidence considérable sur l’environnement naturel, autant sur la flore que sur la faune. La « cascade trophique » provoquée par la présence du prédateur a déclenché un cercle vertueux qui a eu un impact direct sur l’épanouissement d’autres espèces. Ainsi, la population de wapitis étant régulée par le loup, le saule (alors surconsommé par les cervidés) a pu se maintenir, ce qui a favorisé le retour du castor, grand consommateur de saules. Et le retour du grand rongeur, avec ses aménagements des plans d’eau, a permis à tout un tas d’espèces de volatiles de venir recoloniser les zones humides du parc naturel.
Baptiste Morizot, jeune philosophe écologue de son état, a publié en 2017 Les diplomates, un ouvrage qui mêle étroitement philosophie et écologie. Ouvrage en tous points remarquables, qui pose la question du retour du loup et de son sens à notre époque. En voici des extraits situés en fin de livre :
Qu’est-ce qui est singulier dans le retour du loup ? Il est probable que les flux dispersants vers la France, issus des populations lupines résiduelles en Europe, ne se soient jamais taris. Il y a probablement eu des dispersants en France toutes les décennies depuis que les loups ont été éradiqués. Mais le phénomène majeur est leur recolonisation effective au sens d’une installation pérenne dans les paysages français. Celle-ci est corrélée à deux phénomènes enchâssés qui sont, à différentes échelles, profondément signifiants. Ils érigent ce retour du loup, qui pourrait être insignifiant, en marqueur d’une situation civilisationnelle, et événement d’écologie politique.
Le premier phénomène est la déprise rurale. Il a une dimension sociologique, et révèle que la possibilité pour les prédateurs de recoloniser provient d’un désengagement des humains à l’égard de ces territoires. On a laissé la place. Très exactement, on a laissé la place aux forêts : par désertion des pâtures et des champs extensifs qui limitaient l’avancée des fronts pionniers forestiers. C’est par le fait que la Gaule chevelue permet presque aujourd’hui, comme il y a deux mille ans, de traverser la France sans sortir du couvert forestiers (outre autoroutes, fleuves, lignes TGV qu’il a appris à traverser), que le loup a pu revenir.
Le second phénomène, qui en découle, peut-être le plus profond, est la dimension d’économie écologique de cette déprise rurale : c’est la diminution de « l’appropriation humaine de la production primaire nette, c’est-à-dire de la production de biomasse par la photosynthèse terrestre » (AHPPN), concept élaboré par Vitousek et ses collaborateurs [Vitousek et al., 1986]. La production primaire nette potentielle est une valeur théorique correspondant à l’énergie accumulée dans la biomasse végétale par la photosynthèse sur une hypothétique planète Terre après soustraction de Homo sapiens.
La production primaire nette (PPN) est la quantité d’énergie mise à la disposition des autres espèces vivante, les hétérotrophes, par les producteurs primaires, c’est-à-dire les plantes. Elle se mesure en tonnes de biomasse sèche, en tonnes de carbone ou en unités d’énergie. L’humanité utilise environ 40 % de cette PPN présente dans les écosystèmes terrestres. Plus l’AHPPN est élevée, moins la biodiversité « naturelle » dispose de biomasse ? Plus la proportion de la PPN que s’approprie l’humanité augmente à cause de la croissance de la population mais aussi du fait de la demande croissante de terres par habitant, que ce soit pour l’urbanisation, les cultures destinées à la population ou au bétail, le commerce du bois […] ou pour les biocarburants. Aux humains de décider s’ils veulent que l’AHPPN continue d’augmenter, réduisant en permanence l’espace laissé aux autres espèces , ou s’ils veulent faire baisser l’AHPPN à 30 ou 20 % (Martinez Alier 2014, p. 106)
NB : Les chiffres que propose Martinez Alier sont très contestés, essentiellement au regard de la difficulté à calibrer les données virtuelles dans la constitution de l’indice. Un article de 2013 estime par exemple que l’AHPPN global aurait crû de 116% en à peine 100 ans, culminant à 14,8 milliards de tonnes de carbone en 2015, soit 25 % de la production primaire potentielle contre seulement 13 % en 1910 : F Krausmann et al., Global human appropriation of net primary production doubled in the 20th century.
C’est cette diminution de l’appropriation humaine de la production primaire nette en Europe dans le courant du 20e siècle qui est la cause cachée, la cause profonde, la structure invisible du loup. C’est la réalité infrastructurelle, dans toute son ambiguïté, qui enlève à ce retour sa dimension d’événement imprévisible ou d’accident contingent.
Dans l’Union européenne, la biomasse n’étant qu’à peine utilisée comme combustible, et l’agriculture intensive étant basée sur l’utilisation d’énergie provenant de combustions fossiles occupants moins de terres, l’AHPPN, qui avait augmenté des décennies durant, est en diminution. C’est pour cette raison que les loups et des ours peuplent de nouveau certaines forêts d’où ils avaient disparu. Nous constatons ici que cet indice signale, à cette échelle géographique, une meilleurs soutenabilité, mais il est évident que cette tendance ne sera pas la même dans le monde. (Martinez Alier, 2014, p.108).
Ce retour du loup était précisément prévisible parce qu’il était nécessaire ; de l’ordre de la nécessité écologique. La dynamique écologique d’une population repose sur une pullulation dispersante : la raison de l’absence d’une espèce dans un écosystème (ou une biorégion) qui fut le sien, outre une extinction définitive, est toujours un empêchement positif, factuel, et constamment réactualisé. Il est lié à l’écofragmentation ou à l’occupation de ses niches écologiques par d’autres espèces, par les humains par exemple. Darwin avait déjà théorisé que les formes de vie tendent à coloniser spontanément les « brèches dans l’économie de la nature » accessibles par variation, pullulation et adaptation induites par la sélection ; et qu’elles n’en sont absentes qu’en cas de défaites dans la « lutte pour l’existence » contre des conditions stressantes (température, salinité) ou d’autres espèces.
[…]
Écofragmentation, pâture, sylviculture, agriculture ont chassé le loup aussi sûrement que la chasse par l’empoisonnement dans l’entre-deux guerres ; en tous cas, ils l’ont maintenu à distance pendant plus de 50 ans, ils ont empêché activement son retour. Dès lors que la pression d’empêchement par écofragmentation a diminué, nous avons ouvert une voie à la dispersion et colonisation lupine. Nous avons relâché la pression d’empêchement active, et la colonisation infatigable a pu s’installer.
Mais il ne faut pas interpréter cette colonisation écologique suivant les connotations malheureuses du concept : avec une peur d’être submergé par un sauvage incontrôlable. C’est précisément la mentalité héritée de la révolution néolithique qui pense en ces termes : cette colonisation ne remet rien en cause de notre présence, il suffit de la penser comme cohabitation, dans les termes de l’écologie de la réconciliation. Nous sommes une espèce qui tend à coloniser par exclusion totale des autres ; mais il existe des formes de compétition écologiques qui maintiennent la pluralité, lors les rapports de mutualisme entre espèces et les différences de niches écologiques accueillent toutes sortes de cohabitants sur le même biotope. Nous sommes une espèce qui tend à confondre l’acte de prendre place dans une communauté biotique et celui d’exclure massivement les autres, au risque de détruire la biodiversité dont nous vivons quotidiennement, dont nous respirions l’oxygène végétal, dont nous nous nourrissons, et qui peuple notre imaginaire.
Cette diminution de l’AHPPN n’est pas une donnée neutre : elle est un indice de meilleure soutenabilité suivant l’économie écologique : « vivre dans une territoire de façon soutenable, c’est-à-dire, sans porter atteinte à la base de ses ressources [Martinez Alier 2014, p. 124]
[…]
Le retour du loup ne se fait pas dans une nature sauvage indépendante de notre économie : c’est un effet collatéral direct de la diminution de l’appropriation humaine de la production vivante de la nature, qui induit conjointement une meilleure soutenabilité et des mutations économiques rurales. C’est dans cette mesure qu’il est en partie vrai de dire que le loup n’est pas revenu naturellement. Non parce qu’on l'a réintroduit, mais parce que ce sont les transformations sociologiques et économiques de notre rapport aux systèmes qui ont permis au loup de revenir. Ce sont les transformations de nos conditions d’exploitation de la nature qui induisent son retour. Il n’y a pas de nature dont nous soyons dehors. On ne peut poser pertinemment le problème en acceptant la séparation classique issue de la pensée américaine entre wilderness et aires cultivée. Nous sommes tissés de wilderness — et celle-ci est toujours historicisée, anthropisée.
[…]
Le retour du loup est donc le symptôme et l’emblème d’un phénomène d’une grande profondeur civilisationnelle : la diminution de l’AHPPN, indice d’une meilleure soutenabilité. On peut faire l’hypothèse que tendanciellement l’AHPPN a crû a des tempos divers, ou s’est maintenu stable depuis le néolithique. À l’issue de ce processus, près de 50% de la surface du globe a été transformée en terres pour l’élevage ou pour les cultures, et plus de la moitié de a surface boisée dans le monde a été perdue au cours de ce processus.
L’appropriation humaine de la production primaire était le nom caché du progrès humain, de la « conquête de la terre » ; de sa colonisation de tous les milieux, puis plus tard de la rationalisation l’agriculture, tu progrès technoscientifique et de la civilisation. Au 20e siècle, pour la première fois depuis peut-être 10 000 ans, l’appropriation humaine primaire de la production primaire nette en Europe occidentale a décru. Le retour du loup n’en est que l’effet et le symptôme. Nous sommes au pivot de cette inversion légère, discrète, fondationnelle. C’est elle qu’il faut interpréter. C’est le plus discret des événements majeurs de notre histoire écologique — c’est-à-dire de la vraie histoire, celle qui refuse de ne raconter que nos huis-clos anthroponarcissiques, et nous tisse avec l’ensemble vivant dont nous ne sommes jamais sortis.
[…]
Canis lupus est une « espèce parapluie » en un sens profond : c’est toute l’appropriation humaine de la nature comme attitude incorporée que les loups remettent en question du seul fait d’être revenus là où nous avons désapproprié. Ce que nous croyons être nos forêts et nos montagnes sont habitées par des grands prédateurs qui remettent en cause notre sentiment inquestionné d’être les propriétaires de ces espaces. Il n’y a pas de mysticisme à dire qu’ils nous envoient un message : leur présence nous envoie un message. Ce message est difficile à interpréter. L’interprétation que je propose ici et qu’il faut reprendre à neuf la généalogie de qui nous sommes, dans nos relations constitutives au vivant en nous et hors de nous.
Parallèlement aux problèmes d’écologie politique qu’ils soulèvent, émergent des problèmes métaphysiques, pointés par le retour des animaux mêmes, exhumés par ces animaux qui pensent et font penser. La crise du loup constitue une exacerbation locale de la crise de nos relations constitutives avec les communautés biotiques. Le loup est un whistleblower (« lanceur d’alerte ») à l’égard des structures écologiques et ontologiques les plus architectoniques des Modernes ; il les fait saillir en pleine lumière.
Les Diplomates (2017) de Baptiste Morizot p. 298-304.
PS : À l’attention des admirateurs ou partisans du loup, je signale un album de bande dessinée de toute beauté parue chez Casterman qui s’intitulée Le loup, de Jean-Marc Rochette, et qui comporte à la fin une postface signée par Baptiste Morizot.