Dans la Grèce antique, un héros est un personnage appartenant à un passé légendaire qui a apporté des bienfaits à la communauté qui le vénère et lui voue un culte (on parle de « culte héroïque »). Il peut s’agir du fondateur de la cité de ladite communauté, d’un héros civilisateur, ou d’un guerrier dont on loue les exploits. Le culte du héros de la Grèce antique, en plus de revêtir une fonction mémorielle, a pour but de transmettre les valeurs que la communauté souhaite voir perpétuer. Ce culte fait office d’instruction civique et d’éducation morale.
C’est exactement ce que vient de faire Emmanuel Macron, en rendant hommage à Arnaud Beltrame dans la cour d’honneur des Invalides ce 28 mars 2018, et en saluant son « esprit de résistance » pour s’être dressé contre « la barbarie obscurantiste ». En faisant un héros national d’Arnaud Beltrame, promu colonel à titre posthume et fait commandeur de la Légion d’Honneur, le président de la République dispense une leçon d’instruction civique à l’adresse de la nation tout entière en mettant en exergue cette « force d’âme » dont fit preuve le gendarme, qui sacrifia sa vie pour que d’autres vivent.
Après la prise d’otages à Trèbes et le geste inouï du gendarme, on apprit que ce dernier était croyant et qu’il devait célébrer religieusement son union avec sa conjointe. Après la mort du gendarme, son frère et sa mère, ont déclaré devant la caméra qu’ils espéraient que l’exemple de ce sacrifice ne serait pas inutile et qu’il « inspirerait » les gens.
On s’interroge: comment un sacrifice est-il susceptible d’« inspirer » les gens ? En les exhortant à être plus généreux, plus altruistes, plus courageux dans une société dont le fonctionnement réel favorise l’exact contraire ? « Inspirer », ce mot respire la terminologie romaine catholique. L’Église catholique a d’ailleurs eu tôt fait de récupérer le geste du gendarme Beltrame par le truchement de prêtres qui, à l’occasion de la messe domicale suivant la prise d’otage, firent ostensiblement le parallèle avec le sacrifice du Christ, « pour le salut des êtres humains » selon les Évangiles. On peut légitimement se demander si un sacrifice est de nature à « inspirer » qui que ce soit, car depuis deux mille ans que le héros des chrétiens a été crucifié sur le Golgotha, on ne peut pas dire que l’humanité s’en est beaucoup « inspirée » au vu des innombrables massacres qui émaillent l’Histoire et dont l’être humain est l’auteur. Sans parler de l’Église (romaine catholique) elle-même, qui, au lieu de donner le bon exemple, la plupart du temps fit exactement l’inverse de ce qu’elle proclamait en pérorant.
La vérité c’est que l’humanité ne suit aucun exemple et qu’elle n’a pas de modèle, et c’est d’ailleurs en cela qu’elle est libre et qu’elle s’invente perpétuellement. Suivre un modèle, c’est répéter un schéma à l’identique sans se donner la possibilité de révéler sa propre nature. C’est entrer dans une forme de reproduction, de duplication et sans doute de duplicité qui ne dit pas son nom. Un procédé qui a fondé l’ère industrielle. Paul Virilio, auteur de La vitesse de libération, écrivait : « Je rappelle que l’industrie, c’est répéter et produire du semblable, sérialiser. La “série” est d’ailleurs un mot dominant aujourd’hui à la télévision. » Quant à Jean Baudrillard, il voyait dans la répétition le même processus que la prolifération des métastases du cancer.
Le geste du Gendarme Beltrame est admirable et quiconque prétend pouvoir en faire autant se ment à soi-même, car aussi courageux se pense-t-on, on ne peut pas savoir, au moment venu, comment on réagira. Il y a quelque chose de la nature profonde de l’être qui nous échappe et qui ne se révèle à soi qu’à ces instants-là, des instants de tension extrême, où le filament de l’âme, si j’ose dire, est porté à incandescence et jette une lumière insoupçonnée sur la personne. Ces « instants électriques », on ne peut pas les créer. Quand ils se produisent, ils s’imposent à soi. On ne peut donc jamais savoir ce qui va jaillir des profondeurs de soi quand on est soumis à une tension extrême.
Le geste du gendarme Beltrame révèle une force d’âme peu commune, et le fait qu’il ait été un gendarme modèle, avec une carrière modèle, le fait qu’il ait été croyant aussi ne change rien à la chose, à la vérité de sa nature profonde révélée. Ce geste est d’autant plus parlant s’agissant de cet homme, qui avait un sens élevé du devoir et de la patrie, qu’il donne a posteriori l’impression de s’inscrire dans une suite logique, comme s’il trouvait là son aboutissement, même si cela peut paraître curieux de parler de la mort comme d’un aboutissement. La mort n’est pas l’aboutissement, mais parfois, elle est ce par quoi la vie d’un homme prend tout son sens. Ce qui est cas du gendarme Beltrame, dont la mort éclaire la vie. C’est étrange de comprendre le sens d’une vie quand cette vie n’est plus. Et c’est précisément cette lumière que la mort n’emporte pas que le président de la République a voulu dispenser à la Nation, dans la cour des Invalides. Arnaud Beltrame, en accomplissant ce geste héroïque, n’a sans doute fait que « suivre sa pente », comme disait Gide, « mais en la remontant. » De même que le terroriste djihadiste Radouane Lakdim n’a fait que suivre la sienne, mais en la descendant, lui. Rien ne s’oppose à l’appel de sa nature profonde. Rien. Le plus souvent, on finit par être ce que l’on était déjà en puissance.
Boris Cyrulik, le père de la résilience, écrit qu’on a besoin de héros pour dépasser des drames, les héros comme aide à la résilience, à la résistance. De toute évidence, Arnauld Beltrame est de l’étoffe dont sont faits ces héros. Mais l’exemplarité d’un parcours de vie, par sa cohérence, son sens, a une influence limitée. On n’imite jamais que ce dont on se sent proche. On ne prend modèle sur quelqu’un seulement quand ce modèle-là renvoie à ce qu’on est mais dans une forme plus aboutie. Conférer à une personne la dignité de héros national, de héros républicain, n’est pas inutile pour une société déboussolée comme la nôtre et en mal de repères, cela permet notamment un moment de communion républicaine, de rassemblement national et d’union sacrée autour d’une personne célébrée pour son courage au service d’autrui. Car c’est cela, un héros comme l’a rappelé opportunément André Comte-Sponville le soir du 27 mars dans l’émission 28 minutes animée par Elizabeth Quin, c’est une personne dont l’action courageuse est au service de la collectivité. Un salaud peut être courageux aussi, le courage ne suffit pas à faire un héros. Et s’il est vrai que cette célébration d’un enfant de la République, que ce moment de liturgie laïque opère « une jonction entre la République et l’Église catholique », comme le souligne Antoine Perraud sur Mediapart, faut-il pour autant y voir le signe d’une alliance avec la catholicité pour faire front contre l’ennemi islamiste ? Faut-il y voir le signe de la volonté du « redressement moral de la France » dont Pétain avait été le chantre en d’autres temps ?
Pétain, qui nous rappelle que la figure des héros est réversible, lui, héros de Verdun, devenu un salaud de collabo pendant l’Occupation.