Ainsi le verbe prioriser, anglicisme de la plus belle eau pour dire « donner la priorité à », et tous ces termes du troisième type qui prolifèrent dans l’espace public comme présentiel, distanciel, ces néo-barbarismes qui fleurissent dans la steppe lexicale au temps du grand déglinguement viral, des termes ridiculement ampoulés quand on pourrait dire simplement « en présence » ou « à distance ». Et que dire de candidater, au lieu de se porter candidat ou déposer sa candidature ? Et ne parlons pas de l’anglicisme à la mode sécure, anglicisme grotesque s’il en est pour dire « sûr ».
Dans l’entretien qu’il a livré à la revue Zadig, Emmanuel Macron parle d’un retour à « des temps moyenâgeux » avec « les grandes jacqueries » (les Gilets jaunes, de 2018 à 2019), » les grandes épidémies, les grandes peurs… » Curieusement, il n’est pas étonnant de voir coexister toute une terminologie d’une humanité non pas augmentée mais plutôt diminuée avec ces présentiel et autres distanciel, lexique d’une humanité en recul avec les temps moyenâgeux dont parle le président. En cette époque obscure, il y a l’emploi d’un néologisme odieux qui n’a cessé de progresser pour finir par s’imposer en raison de la fréquence effroyable de l’acte auquel il se réfère, le terme de féminicide. Le meurtre de femme. Un meurtre perpétré parfois en pleine rue par le conjoint ou l’ex-conjoint de la victime et qui est l’aboutissement de violences conjugales répétées, signalées aux autorités, comme dans le dernier féminicide à Hayange. Si ce mot ignoble n’a pas son pendant masculin, androcide (et non pas homicide, qui est le meurtre d’un homme au sens d’être humain et non pas de personne de genre masculin, d’où le recours à un attelage néologique gréco-latin), c’est tout simplement parce que le meurtre d’un homme par sa conjointe est infiniment plus rare.
Pour en revenir à la pandémie qui met à mal le mille-feuilles social, et qui, curieusement, semble avoir une incidence jusque dans notre manière de parler, notons à point le français se mord la langue, à quel point il bafouille et hésite à propos même de la maladie qui l’assaille, ne sachant choisir entre le féminin et le masculin pour qualifier cette chose qui fait plier le monde : faut-il dire le covid-19 ou la covid-19 ? On avait commencé par dire « le », et puis l’article féminin « la » a fini par émerger. Il semblerait que l’académicienne Hélène Carrère d’Encausse ait été à la manœuvre pour faire adopter « la » au lieu de « le », respectueuse en cela de la tradition misogyne qui veut que les calamités naturelles (comme les tempêtes) portent un nom féminin. C’est un peu comme cette légende qui prétend que l’hystérie serait une caractéristique féminine pour cette simple raison que le mot hystérie est l’homologue grec du latin utérus. Quoi qu’il en soit, le covid a fini par céder le pas à la covid, dans une opération linguistique transgenre inédite, comme la situation sanitaire, inédite.
Il est vrai que Covid est un acronyme anglais pour corona disease, et qu’un acronyme n’a pas vraiment de genre en soi. Pourquoi en effet dire la Covid quand laser, acronyme lui aussi (de light amplification by stimulated emission of radiation), est un mot masculin, alors que, en français, « l’amplification de la lumière par émission stimulée de radiation » devrait en toute logique aboutir à un féminin pour ce mot. Alors bien sûr, il y a une explication, c’est qu’on parle de rayon laser. Le genre masculin de rayon a fini par contaminer laser. Le choix de la covid peut aussi s’expliquer parce qu’on parle de la maladie du coronavirus, et que le féminin de maladie aurait fini par l’emporter sur le masculin de coronavirus. Pour autant, il y a autre chose, comme un phénomène d’étage social, car parler de la covid a fini par devenir plus élégant, plus racé que le covid, plus roturier, plus sur le plancher des besogneux en première ligne, comme les caissières ou les livreurs. Certes. Mais on peut aussi voir dans ce changement de genre linguistique les retombées d’un orage de cytokine, une réaction immunitaire excessive face à l’irruption du virus dans l’organisme vivant de la langue.