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Billet de blog 30 mars 2013

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Jeu de langue

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’être humain, dont le propre est d’être doué de parole, considère que la langue est un outil de communication. Et il a raison, dans la mesure où la langue est un code qui permet au sujet de l’énonciation (le locuteur) d’être compris par le destinataire (ou l’auditeur). Mais la langue n’est pas seulement un outil. Car l’énonciation particulière du locuteur (la manière de parler du locuteur) renseigne aussi le destinataire sur la personne qui délivre le message (elle fournit au destinataire du discours des indices sur la réalité psychique du locuteur, à l’insu de ce dernier) : en d’autres termes, la langue parle du locuteur. C’est la raison pour laquelle la psychanalyse (notamment de type lacanien) est fondée sur l’analyse du discours du patient (l’analysant), car le discours, au-delà du sens manifeste qu’on y entend,  parle en filigrane de ce qu’est la personne et dont bien souvent elle pas conscience. Pour Lacan, qui avait énoncé que l’inconscient était structuré comme un inconscient, le langage était la voie royale pour atteindre l’inconscient.  

De même que la manière de parler d’une personne apporte au destinataire (du message) des indications quant à la personne qui parle (ce qu’on pourrait qualifier de sens phréatique du discours), ainsi un idiome (la langue commune que partage un ensemble de locuteurs) renseigne sur le peuple qui le parle et témoigne de ses caractéristiques, de son rapport particulier avec le réel : c’est ce qu’on appelle le génie d’une langue. Chaque langue est pétrie des particularités du peuple qui la parle et chaque langue modèle ses sujets parlants en les pétrissant des valeurs qui la constituent. 

Il est indéniable par exemple que le peuple britannique est différent du peuple français, et la frontière naturelle que représente la Manche entre la patrie de Molière et celle de Shakespeare ne suffit pas à rendre compte de cette différence de mentalité et d’esprit que l’on peut observer entre ces deux peuples. La langue anglaise reflète la singularité du peuple britannique, de même que la langue française manifeste la particularité du peuple français. Les Français argueront que la singularité britannique est liée à leur insularité (et ce n’est pas le tunnel sous la Manche qui reléguera cette caractéristique au simple rang de curiosité), mais cela ne suffit pas à rendre compte de la spécificité du peuple britannique, ni non plus du génie de langue anglaise. Le point de vue français sur les Anglais, c’est l’éternelle histoire de la paille et de la poutre : il est tellement plus aisé de voir la paille dans l’œil de son prochain que de voir la poutre dans le sien.

Robert Graves, auteur des Mythes grecs et des Mythes celtes, la déesse blanche, pensait que les peuples brittoniques descendaient des Pélasges, les premiers habitants de la Grèce antique (avant la civilisation hellène), ce qui expliquait selon lui les similitudes qu’il voyait entre la mythologie gaélique et la mythologie grecque. Il est vrai que, pour aller dans le sens de cet auteur érudit, la Grande-Bretagne fut la première nation en Europe à introduire le parlement dans la conduite  d’un pays (monarchie constitutionnelle) de même que la Grèce fut le premier pays dans l’Histoire humaine (ou de ce qu’on en connaît) à inventer la démocratie. Il est encore vrai que la langue anglaise possède une plasticité linguistique remarquable qui explique, entre autres, sa diffusion mondiale, une qualité que possédait aussi le grec ancien, parlé sur tout le pourtour du bassin méditerranéen. Évidemment, le rayonnement de la langue s’explique par le rayonnement d’un peuple. Ainsi, la diffusion remarquable de l’anglais à travers le monde s’explique par le rayonnement qu’eut la Grande-Bretagne à l’époque de sa splendeur, le soleil ne se couchait jamais sur l’Empire britannique, de même que jadis, le grec était la langue internationale en raison du rayonnement de la culture hellène. Certes, l’Empire britannique n’est plus, le rayonnement de la Grande-Bretagne s’est passablement étiolé au cours du siècle dernier, mais la langue anglaise, elle, continue de briller, comme l’éclat qu’on perçoit encore d’une étoile qui s’est éteinte.  Outre leur souplesse de structure commune (des propriétés de malléabilité et une capacité à pouvoir s’inventer), le grec (ancien et moderne) et la langue  anglaise ont en commun une consonne (le phonème), le fameux « th » (sourd ou sonore), le thêta grec, symbolisé par « ɵ », phonème (et graphème) qu’on trouve présent dans les mots Athena et the (pour prononcer la consonne fricative anglaise redoutée par la plupart des  locuteurs français, pour qui le « th » file à l’anglaise, procéder comme suit : laisser passer un souffle d’air entre les dents et la langue en gardant présent à l’esprit l’idée d’une sauce qu’on épaissit progressivement en la saupoudrant de farine afin d’éviter le malheureux « ze », signe non pas de Zorro mais d’un zozotement pathétique qui fait perdre la prestance du locuteur français sur la traître glace anglaise).

Et le poète anglais William Blake de murmurer : « Si les portes de la perception étaient purifiées, chaque chose apparaîtrait à l’homme comme elle est, infinie. » C’est bien là tout le problème du locuteur français face à la langue anglaise, qui lui donne le mal de mer, c’est que sa perception ne porte pas loin, prise qu’elle est dans la routine de son propre fonctionnement.  Une langue en glaise où le locuteur français à le sentiment de s’enliser de par le spectre phonique inouï qu’elle offre à son ouïe de malentendant, de par aussi une souplesse de forme qui donne l’impression de se dérober à mesure qu’on essaie d’avoir prise sur elle. La langue anglaise louvoie comme le bateau viking épouse la courbe de la lame, ce qui déconcerte passablement les descendants de Descartes, qui aiment à mettre cartes sur table. Or, en anglais, ce qui compte, c’est le dessous des cartes, la face immergée des choses. There is more to it than meets the eye, dit l’anglais, dénonçant la prétention de l’œil à vouloir embrasser la réalité quand les quatre cinquièmes de l’iceberg se dérobent à la vue.

Au bout du compte, que révèle la langue française, produit de l’évolution du latin, sinon un goût prononcé pour les idées ? C’est une langue éprise d’esprit, qui se prend au jeu des apparences, une langue qui cultive son jeu, une langue que l’éclat pétrifie, de même que le glacis tue parfois l’image vivante de la peinture dessous. Français vient de Franc, les Francs Sicambres, une peuplade originaire de Scythie (région située du nord-est de la mer Noire), qui s’est germanisée en s’établissant dans l’actuelle Rhénanie au 1er siècle av. J.-C. Le vocable Franc dériverait du francique frankon « lance ». La langue se fait lance. Elle parle du peuple et de ses inclinations profondes.

La langue anglaise est une langue feuilletée, aux multiples ingrédients et adjonctions, entre le substrat anglo-saxon, les apports scandinaves, l’apport du français (sous la forme du picard) avec le débarquement de Guillaume le Conquérant en 1066 et les ajouts gréco-latins tardifs. À noter que ledit Guillaume a pour ancêtre le chef viking norvégien Hrolf, que l’Histoire a retenu sous le nom de Rollon, auquel le roi de France accorde la Normandie (par le traité de Saint-Clair-sur-Epte en 911) dont il devient le jarl (« seigneur » en vieux norrois) sous le nom de baptême de Robert, en 912. 

Pour illustrer ce qui distingue le français de l’anglais, prenons l’exemple d’un vocable : seigneur en français et son homologue anglais, lord.  Seigneur, vient du latin senior, « aîné », avec cette connotation de respect, quand lord vient du vieil anglais loaf-ward, « gardien du pain ». Le seigneur cherche à imposer le respect par son rang quand le seigneur anglais est celui qui nourrit son peuple. Dans un cas, le pouvoir est fondé sur le prestige, dans l’autre, sur le mérite. 

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