« La nudité dit l’état de manque, le dépouillement, le dénuement(…).Tandis que, dans le nu, la nudité s’oublie, son sentiment s’inverse en plénitude, le nu porte la présence à son comble, il s’offre à contempler. »
François Jullien
« Car ce que le nu révèle, c’est qu’il n’a rien à révéler, ou bien qu’il n’est rien d’autre que la révélation elle-même, le révélant et le révélable en même temps. »
« Le soleil, la mort et le sexe ne se peuvent regarder en face — car ils n’ont pas de face. Ils sont accès à l’absolu, à l’infini, à l’impossible réel, à l’obscurité intime de l’image. Accès interdit, mais interdit qui fait accéder — le temps d’être ébloui et de rester interdit. »
Federico Ferrari & Jean-Luc Nancy
nus sommes
nus lisses
la si do
ré mi
et puis
tire
gris
Alberto Giacometti
(qui se plaisait à faire entendre nus à l’italienne en le prononçant nous.)
1. La photo de nu, corps et âme
En tout premier lieu, il convient de dissiper un malentendu : une photo de nu n’est nullement une photo de cul distinguée à laquelle on conférerait un caractère artistique artificiel pour la faire accéder au rang d’œuvre d’art. Une photo de nu est empreinte de sexualité, certes, elle est traversée par cette énergie vitale qui l’éclaire de même qu’une ampoule électrique (ancienne manière) produit de la lumière quand son filament est porté à incandescence. Mais ne voir que de la sexualité dans une photo de nu, c’est ne voir que le filament incandescent de l’ampoule et non la lumière produite par elle. Une photo de nu est la célébration du corps et de l’âme réunis. Mieux, c’est la célébration de l’âme du corps.
En France, un des maîtres de la discipline est sans conteste le photographe Lucien Clergue, connu pour avoir fondé en 1968 avec l’écrivain Michel Tournier le festival international de photographie des Rencontres d’Arles. Grand clerc des ombres et des lumières, Lucien Clergue est connu pour ses photos tauromachiques et aussi pour ses Grand Nus, pour l’essentiel des photos prises en extérieur en Camargue et dans la forêt du Var à la fin des années 60 et au début des années 70.
L’expérience du nu
Du point de vue du modèle, poser nu(e) pour un(e) photographe, c’est déposer quelque chose de soi au pied du regard de l’autre (le ou la photographe). Poser, c’est aussi s’exposer, à un risque, celui de la vérité, la vérité nue, susceptible de remonter à la surface de la peau, et de la peau jusqu’à celle des photos.
Poser librement nu(e), autrement dit gratuitement, sans autre gratification que celle de l’expérience artistique et humaine, c’est faire don de soi, c’est faire offrande de son humanité au regard du (de la) photographe d’abord, puis à celui des spectateurs ensuite. Les modèles professionnels, qui posent nu(e)s pour (ou contre) de l’argent, revêtent leur nudité comme un costume de travail. Leur nudité ne révèle rien d’autre que leur plastique, elle fait écran à leur intériorité. C’est une nudité de façade. C’est pour cela que les véritables photos de nu sont rares. L’expérience du nu est celle où le sujet (qui pose) se met à nu, psychiquement parlant, et où il livre quelque chose de son intériorité qui s’imprime sur la rétine de l’œil photographique. Le terme de « sujet » (qui pose) s’impose car « modèle » ne convient pas : le modèle est impropre pour l’expérience évoquée ici dans la mesure où ce dernier se fait payer pour poser. La rémunération fausse souvent l’expérience artistique et humaine de la photo de nu en faisant du modèle un employé du (de la) photographe devenu employeur, ce qui nuit à l’émergence la vérité humaine chez le sujet, au processus de son renflouement pour ainsi dire.
À quoi on rétorquera que les modèles de Lucien Clergue comme ceux de Horst Paul Horst (cf. L’Odalisque) étaient rémunérés. Certes. Mais il faut croire qu’à cette époque-là l’argent pesait moins qu’aujourd’hui, car les photos de ces deux photographes valent leur pesant d’âme, quoi qu’on en dise.
Le mot même de modèle pose problème en soi par le sens qu’il suggère en français : un modèle, c’est l’image de l’exemplarité qu’on veut (faire) imiter. Or la vérité d’une photo de nu se situe justement à l’opposé : loin d’ériger un modèle (qu’il faudrait imiter), une photo de nu donne à voir la singularité d’un être. Et si une photo de nu dépasse le cas particulier de la personne (qui a posé) pour atteindre l’universalité, ce n’est certainement pas parce que le sujet est un sujet « modèle », autrement dit, un sujet exemplaire, mais parce qu’il est unique (donc inimitable) et pétri de sa vérité singulière, ce qui est tout le contraire de ce que suggère l’idée même de modèle. C’est cette valeur intrinsèque de la personne qui fait qu’une photo de nu peut être universelle par ce qu’elle exprime de l’humanité tout entière.
Le terme « modèle » pose aussi problème en tant que le mot renvoie au modelage, à la forme seule par conséquent — « modeler » signifie pétrir pour imposer une forme précise. Or le « posant » (le sujet qui pose) ne renvoie pas à la seule forme, à sa seule plastique, bien au contraire, il renvoie à quelque chose d’immatériel que laisse pressentir la forme : le nu donne à voir autre chose que la seule nudité, il rend visible une part d’humanité laissée dans l’ombre : son animalité originelle, autrement dit, ce qui l’anime véritablement, comme la main dans l’ombre qui agite la marionnette. Notre société est un théâtre de marionnettes, mais qu’en est-il des mains qu’on ne voit pas et qui donnent vie aux marionnettes, en pleine lumière ?
Si le corps est ce par quoi transparaît l’être (ne serait-ce que parce que le corps exprime la vie), l’expérience de la photo de nu (du point de vue du posant) consiste à faire corps avec son âme en renouant avec sa nudité par l’intermédiaire du regard du (ou de la) photographe, qui fait office de catalyseur. N’importe quel corps peut se prêter à cette expérience-là, car la photo de nu n’a pas pour but de se conformer à quelque canon de beauté que ce soit, des canons fonction des modes et des époques, mais de montrer justement ce qui relie le corps et l’âme du sujet. L’expérience de nu peut aussi donner à voir l’inverse, à savoir, la rupture du lien entre le corps et l’âme, elle peut aussi révéler ce discord-là. Ce que le sujet peut vivre comme un échec, mais cet échec, par cette prise de conscience (plus ou moins douloureuse), peut aussi l’inciter à retisser ce lien entre le corps et l’âme.
L’expérience de la photo de nu peut également révéler un accord (entre le corps et l’âme) dont le sujet a oublié la richesse des harmoniques. Être nu(e), c’est être un(e), faire un(e) avec soi. D’une certaine manière, se mettre nu (e) (dans le regard d’un autre), c’est faire sa mue, de même qu’un serpent se dépouille de son exuvie. Le reptile se débarrasse de cette enveloppe dès lors qu’elle l’entrave dans sa croissance. L’enveloppe textile, dans une certaine mesure, est aussi susceptible d’empêcher le développement de la personne. Cela peut paraître étrange à toute personne pour qui cette expérience reste étrangère, mais poser librement nu(e) devant un(e) photographe, du point de vue du modèle, c’est faire remonter l’âme à la surface du corps, mieux, c’est lui redonner son âme.
Une photo de nu a une charge sexuelle, et c’est bien naturel, car l’être humain est sexué, et sa nudité tout entière est marquée du sceau de sa sexualité. La sexualité du sujet est une énergie qui peut être utilisée à bon escient pour porter à incandescence son élan vital. Pour ce faire, il est souhaitable que le (ou la) photographe et son sujet soient de sexe opposé, pour une question d’énergie justement, afin d’établir une polarité.
2. Le corps du nu
La nudité est du côté de la nature — littéralement « ce qui est en train de naître » — même si les animaux ne sont pas nus, de même qu’ils ne sont pas habillés. Tous les animaux sont en effet pourvus d’une protection contre les éléments naturels, qu’il s’agisse de leur poil, de leur plumage ou de leurs écailles (notons que les plumes d’oiseaux sont le produit de l’évolution des écailles de reptiles). Mais cette protection « naturelle » n’est pas un vêtement dont il leur est loisible de changer (sauf dans le cas de la mue pour certaines espèces, qui est un changement régulier de la protection de l’animal) : la protection des animaux fait corps avec eux, elle est inhérente à l’espèce.
Pour l’espèce humaine, le vêtement est le produit de la culture, autrement dit, ce qu’on cultive (comme les plantes), ce qui croît et qu’on fait croître. Le textile est d’origine végétale ou animale. Ce n’est que depuis peu qu’on parvient à fabriquer du tissu d’origine synthétique. Si le vêtement a eu pour fonction première de protéger le corps du froid, de la pluie et du soleil, il s’est très rapidement chargé de sens pour symboliser des fonctions et marquer des statuts au sein de la communauté. En un mot, le vêtement s’est fait signe, il est devenu le premier marqueur culturel d’une société constituée (pour les sociétés humaines plus élémentaires — plus en prises avec les éléments naturels — où l’importance du textile est moindre étant donné le climat, le premier marqueur est la peau, sur laquelle les scarifications et les tatouages sont autant de signes culturels, comme le sont les costumes textiles de nos sociétés modernes).
Avec l’épaisseur du temps historique, le vêtement a pris de plus en plus de place dans l’Histoire humaine au point de réduire le corps au rôle de portemanteau, de porte-vêtement, de porte-signe socioculturel. En Occident, les seules parties du corps demeurant en permanence visibles sont le visage et les mains. Le costume textile habituel dérobe normalement le reste au regard, même si des tenues plus légères, en fonction des saisons et de la clémence du temps, peuvent dévoiler d’autres parties du corps humains, comme les bras, les épaules, les jambes. Il est vrai que l’existence de ces tenues plus courtes ou ajourées, permettant à la peau de gagner de la surface d’exposition, est aussi le résultat d’une longue émancipation du corps humain, qui, peu à peu, se libère en partie de la gangue textile socioculturelle. Ainsi l’apparition du maillot de bain au milieu du XXe siècle, une pièce textile qui n’a eu de cesse de rétrécir comme peau de chagrin au fil des années dans l’habitat où elle apparaît, à savoir, le littoral et ses plages ainsi que les berges des rivières et des plans d’eau. En revanche, en ce qui concerne la surface de dévoilement de peau qui avait gagné la poitrine des femmes sur les plages françaises dans le dernier quart du XXe siècle, on observe depuis plus d’une décennie un certain recul dans la pratique des seins nus par les sujets féminins de la plus jeune génération. Preuve qu’aucune liberté n’est jamais acquise et que l’évolution d’une société ne suit pas une ligne droite mais qu’elle décrit des méandres, des courbes, quitte à opérer des retours en arrière.
Dans son ouvrage Corps de femme, regards d’hommes — sociologie des seins nus (publié en 1998, aux éditions Nathan), le sociologue Jean-Claude Kaufmann, à travers une enquête de terrain rigoureuse, révèle comment la tenue balnéaire répond en réalité à des codes implicites auxquels se soumet même la pratique des seins nus chez les femmes, dont on aurait pu penser a priori qu’il s’agissait d’une pure liberté. Or rien n’est moins vrai, et même la plage, malgré ses airs d’émancipation, s’avère un espace structuré par des codes sociaux tacites, avec ses signes, plus ou moins visibles. Le rétrécissement du textile, jusqu’à sa disparition, aussi est signe. Signe textile, paradoxalement : la nudité révèle d’abord l’absence de tissu, et donc le poids de la culture. Le nudisme (ou naturisme) balnéaire est une contre-culture, ni plus ni moins, non pas un retour à la nature, ce qui est tout à fait différent — ainsi l’existence des camps de naturistes, où la nudité y atteint une telle concentration que, loin d’être le signe d’une quelconque liberté gagnée sur le monde textile, elle est arborée comme un uniforme, ne serait que parce qu’elle est le signe d’appartenance à une même communauté, celle des naturistes[1].
La nudité est du côté de la nature, de la nature profonde de la personne humaine, ce que révèle une véritable photo de nu, quand poser nu, pour le sujet, revêt un enjeu d’image mentale (de soi), quand cette démarche recouvre une quête identitaire. Mais la nature humaine est tellement enfouie sous des siècles de strates de signes socioculturels, que, pour la faire jaillir en surface, il faut parfois procéder à une véritable extraction, de même qu’on extrait du sous-sol différents minerais. Cela demande une sorte de forage à travers les différentes couches culturelles pour atteindre enfin la « poche » d’humanité et en retirer le minerai de vérité. La photo de nu, quand elle remonte à la surface, est un peu comme le carottage d’un terrain dont l’examen révèle la composition.
Le costume textile occidental habituel libère d’abord le visage et les mains, seules parties du corps à être en permanence nues, sauf quand des conditions particulières imposent qu’on les protège, port d’un casque, avec ou sans visière, port de gants, notamment lors d’activités (professionnelles ou de loisir) qui les exposent à des risques. Le visage est donc ordinairement nu, mais sa nudité est normalement dénuée de toute charge érotique, sa nudité est perçue comme pure signalétique : les linéaments du visage renseignent sur la personne, un peu comme la première de couverture d’un livre. La nudité du corps n’a de charge érotique (quand elle en a) seulement parce que le corps est habituellement caché et que son dévoilement provoque une rupture. Un corps toujours nu verrait à terme son potentiel érotique s’amoindrir : c’est la rupture qui crée du désir. Le strip-tease, qui est l’art du dévoilement érotique, joue justement sur cette tension avant d’atteindre le point de rupture. Le strip-tease consiste à étirer le désir de même qu’on peut étirer la pâte d’un chewing-gum jusqu’à atteindre sa transparence. Quand la pâte étirée devient trop transparente, elle se rompt. Quand le sujet est nu, le charme est rompu, la mécanique du désir à l’arrêt.
La nudité permanente du visage dans l’apparence occidentale fait que le visage et les mains échappent d’une certaine manière à l’opposition nu-vêtu. Le visage est une sorte de panneau indicateur de la personne, ni nu, ni vêtu. De même que l’animal n’est ni nu, ni vêtu, mais que son apparence (poil ou plume) renseigne sur l’espèce à laquelle il appartient.
La photo de nu consiste en réalité à traiter le corps comme un visage, à faire parler les traits du corps de même qu’un visage parle sous les espèces de ses traits. Mais dans le monde occidental, autant le visage est visible, autant le corps est occulté. Il est souvent perçu par la personne plus comme un encombrement qu’autre chose. Certes, on en prend soin bien souvent, de même qu’on prend soin de sa voiture, pour qu’elle soit fonctionnelle, on le conduit régulièrement chez le médecin comme sa voiture chez le garagiste, afin de prévenir toute panne, mais c’est à peu près tout. Il est vrai aussi que certains mettent leur corps en avant comme d’autres se servent de leur voiture comme d’un instrument pour asseoir leur puissance ou pour épater la galerie, mais en règle générale, chez la plupart des sujets, le corps est perçu par son propriétaire comme étant à côté de lui, voire loin de lui, non pas comme son compagnon, son confident intime. La photo de nu a pour but de faire réapparaître le corps comme proche, très proche de soi. Et pour favoriser cette (ré) apparition, il convient non seulement de faire disparaître les vêtements, qui portent la marque de comédie sociale mais aussi la tête. Le visage est tellement apparent dans le champ du visible qu’il en perturbe la lecture du corps seul et que sa présence provoque souvent des interférences. La photo de nu est souvent plus pertinente quand le visage en est absent. En restituant le corps au visible, elle le traite comme le visage du sujet. Le corps-visage, c’est le corps visible. C’est l’obscur de l’humain qui rebascule du côté clair.
Le portrait-nu dont parle l’écrivain Michel Tournier dans Des clefs et des serrures (publié en 1979) est tout autre chose : il s’agit en réalité de la remontée de la nudité du corps jusque dans le visage (seulement photographié), qui s’en charge, pour ainsi dire, de même qu’une éponge se gonfle de l’eau dans laquelle on la trempe.
« Il y avait donc le portrait et la photo de nu. Je venais d’inventer le portrait-nu. Vous voulez faire le portrait-nu d’une femme, d’un homme, d’un enfant ? Faites déshabiller entièrement votre modèle. Puis prenez vos photos en cadrant le visage et lui seul. J’affirme que sur ces portraits la nudité invisible du modèle se lira comme à livre ouvert. Comment ? Pourquoi ? C’est à coup sûr un mystère.
Il s’agit d’une sorte de rayonnement venu d’en bas, d’une émanation corporelle agissant comme une sorte de filtre, comme si la chair dénudée faisait monter vers le visage une buée de chaleur et de couleur. On songe à ces horizons embrasés par la présence encore invisible du soleil sur le point de se lever. Cette réverbération charnelle est toujours enrichissante pour le portrait, même quand elle comporte une note de honte et de tristesse. Car on peut avoir la nudité mélancolique, comme certains ont le vin triste. Mais la dominante du portrait-nu, c’est plutôt une nuance particulière où il y a du courage, de la générosité, un air de fête aussi, car la nudité ainsi portée est à la fois gratuite et exceptionnelle, comme des étrennes. A l’inverse, sur le portrait ordinaire — visage nu, corps habillé —, on lit l’exil du visage, seul vivant au sommet d’un mannequin de vêtements, l’angoisse de sa solitude, coupé du corps par la cravate et le col de la chemise. On dirait que ce grand animal chaud, fragile et familier — notre corps — que nous enfermons le jour dans une prison de vêtements, la nuit dans un cocon de draps, enfin lâché dans l’air et la lumière, nous entoure d’une présence joyeuse et naïve qui se reflète jusque dans nos yeux.
C’est ce reflet que le portrait-nu saisit et isole dans le visage qu’il illumine. »
Par opposition au « portrait-nu » de Michel Tournier, la photo de nu (qui congédie le visage en le laissant hors-champ) consiste pour ainsi dire à rendre la parole au corps tu, à réparer ce tort.
3. La peau des photos
Le nu est la représentation artistique de la nudité. C’est ainsi qu’on parle de nu, pictural, ou de la photographie de nu. La photo porte d’abord l’empreinte du regard du (ou de la) photographe. La plupart des gens croient qu’une belle photo de nu d’une femme est la photo d’une belle femme nue. Comme si la photo était transparente, le fidèle miroir de ce que présentait la réalité objective. Rien n’est plus éloigné de la vérité. Une belle photo n’est pas la photo d’un « beau » sujet (dans l’acception plastique du terme). La preuve en est qu’il existe de belles photos de sujets laids. En vérité, la plupart des gens ignorent que le « médium est le message », comme dit Marshall McLuhan. Que le moyen, la photo en l’occurrence, est la fin. L’objet n’est pas tant le sujet sur lequel se fonde la photo que la photo elle-même, qui soumet le sujet à la force du regard du (de la) photographe. Il y a un monde entre la photo de nu d’une femme et la photo d’une femme nue. Ce qui distingue ces deux choses, c’est ce qui distingue le particulier de l’universel.
Philippe Sollers écrit quelque part que : « La photographie est un saut qui transforme le temps en espace. » La photo ne suspend pas seulement le temps, comme celle de l’Odalisque de Horst Paul Horst, figure de femme divine qui s’abandonne à la langueur de l’éternité, la photo élargit l’instant à un espace immuable qui fixe le regard, comme gagné par la fixité de l’image. Si un corps nu est toujours inouï à première vue, la nudité d’un corps étendue à l’espace défini d’une image accentue plus encore son caractère hypnotique, car la monstration du nu révèle ce qui se dérobe au visible, mieux, elle met en lumière tout ce que le visible dérobe à la vue. Parole de Federico Ferrari et de Jean-Luc Nancy : « (…) ce que le nu révèle, c’est (…) qu’il n’est rien d’autre que la révélation elle-même, le révélant et le révélable en même temps. »
4. La « photothérapie »
Ce concept est le fait du photographe Patrick Wecksteen ( www.wecksteen.com ), établi à Avignon, qui a constitué un dossier consacré à ce qu’il intitule la « photothérapie », à savoir, une forme de thérapeutique par la photo de nu. Voici ce qu’en dit Anne Beunel psychothérapeute, qui parle du travail de Wecksteen :
« L’image du corps, pour les femmes, reflète l’amour qu’elles ont d’elles-mêmes. À l’âge d’un an environ, nous passons par le stade du « miroir » qui permet la création du « moi ». Malheureusement, la mère, ou les événements de la vie, ne favorisent pas toujours ce passage. Autre phénomène, bon nombre de femmes reçoivent des blessures, des humiliations dans l’enfance, ou l’adolescence, qui favorisent par la suite le développement d’un caractère masochiste qu’il est difficile de faire évoluer. La démarche qui consiste à se faire photographier par un artiste visiblement très à « l’écoute » de la sensibilité féminine constitue un excellent outil de réconciliation avec l’image de ce corps, souvent dévalorisée. Qui plus est, le nu permet à la vulnérabilité de s’exprimer en beauté. Cela offre une nouvelle chance d’accéder au stade du « miroir » à la femme, pour se reconstruire. Cette rencontre avec l’image de son propre corps, vue par un autre, mais dont la finalité est le regard sur soi, est un acte bienfaisant, extrêmement positif s’il est intelligemment accompagné par l’artiste. Les photos de Patrick Wecksteen rendent les femmes belles sans artifices. Ce sont vraiment elles, et non un personnage imaginaire qu’elles regardent. Se réapproprier ainsi sa propre image par une valorisation rassurante met le modèle en situation de confiance. Sans aller aussi loin que M. Wecksteen, j’utilise assez souvent le miroir lors des séances avec des patientes. Je crois que cela me donne envie de conseiller à certaines personnes d’aller le rencontrer. Son travail me paraît être un véritable acte d’amour intelligent. »
Apparemment, le stade de miroir a été un passage délicat pour nombre de petites filles, plus peut-être que pour les petits garçons. En effet, un bon nombre de femmes ont une image d’elles-mêmes passablement dégradée qui ne correspond pas nécessairement à la réalité objective. Pour une femme qui a une mauvaise image d’elle-même (une image qui manque de justesse), poser nue pour un(e) photographe dont le regard est juste peut l’amener à réduire l’écart entre la perception qu’elle a d’elle-même et la perception que les autres ont d’elle. Quand, après une séance de pose, la personne entre dans le regard du (de la) photographe en regardant les photos que ce dernier a faites d’elle, quand elle voit ce que le (la) photographe a vu en elle, rendu visible par l’opération de la photographie, quelque chose parfois est porté à incandescence dans son for intérieur, comme le filament de l’ampoule qui s’éclaire. Une émotion forte parfois suffit à mettre l’âme en mouvement. Il arrive ainsi que des personnes photographiées soient frappés par la foudre quand elles voient leurs photos de nu, qui leur dessillent les yeux. Les gens sont en partie aveugles sur eux-mêmes, ils manquent d’éclairage sur leur propre réalité. Un(e) photographe, dont la qualité de regard est d’abord sa justesse, répare parfois cette injustice pour cette simple raison que photographier une personne, c’est lui donner à voir ce qui est situé dans l’angle mort de son champ visible.
Il ne faut pas perdre de vue que photographie vient du grec photôs, « lumière ». Le travail photographique est avant tout un travail sur la lumière. Et ce travail fait entrer de la lumière chez les sujets, comme une habitation dont on ouvre les volets fermés pour faire entrer le jour dans les pièces. La photothérapie est littéralement une thérapie par la lumière, et le (la) photographe, un(e) chirurgien(ne) aux doigts d’argentique (et de plus en plus numériques aujourd’hui).
5. Le paradoxe du nu
Comme l’écrit François Jullien (dans De l’essence ou du nu, paru en 2000 aux éditions du Seuil), la nudité qui « dit l’état de manque, le dépouillement, le dénuement », s’oublie dans le nu et « son sentiment s’inverse en plénitude ». Les photographies de nu le montrent bien souvent :« Le nu porte la présence à son comble, il s’offre à contempler. »
Qu’est-ce à dire, sinon que la nudité n’existe que dans le rapport à autrui, qu’il n’y a pas de nudité en soi parce que la nudité naît dans l’œil de l’autre. D’où la présence essentielle du (de la) photographe, dans la mesure où c’est elle qui provoque l’événement. Le (la) photographe est le témoin oculaire grâce auquel la nudité vient au monde, comme Vénus surgie des eaux. Sans ce témoin-là, il n’y a rien. Pas de photo, pas même de nudité, qui, en vérité, n’existe que dans le regard du (de la) photographe. La faute au regard. Une faute qui est un bienfait.
La photo de nu est un paradoxe. L’intimité que la nudité du sujet donne à voir, cette proximité n’existe que si le regard du (de la) photographe se tient à une distance respectueuse de la personne qu’il scrute des yeux. C’est l’espace ouvert par le regard du (de la) photographe, à distance du sujet nu, qui pousse l’intime du sujet à sortir de sa réserve, qui le pousse à s’exposer, à se risquer à découvert. C’est l’espace ouvert par le regard de l’autre qui permet à la photo de prendre son envol. C’est une erreur de penser que la photographie de nu puisse être un simulacre de l’acte sexuel, comme l’affirme l’écrivain Pascal Lainé dans ses Petit nus et variations (publié en 2001, aux éditions Marval) :
« À l’instant où l’œil échoue à jouir, où le photographe, bel et bien, se trompe d’organe et assiste en voyeur, pour ainsi dire en intrus, à l’orgie de chair qu’il a lui-même organisée, le nu surgit dans son implacable évidence de révélation incompréhensible, de nostalgie déjà, de satiété inaccessible : l’extrême visibilité, dès lors, est signe d’absence. Le nu devient un mirage, l’extrême présence se résout en évanouissement, l’extrême attention du voyeur n’est plus que sidération, et le sujet s’annule dans son regard captif qui ne scrute plus que le néant. »
Pascal Lainé se trompe, l’objectif n’est pas un pénis à focale variable qui, faute de pouvoir posséder ce qu’il convoite, se pénètre de l’image de son désir. L’image photographique ne marque pas non plus l’échec d’un assouvissement qu’elle aurait interdit. L’exercice de la photo de nu ne réside pas dans la satisfaction du désir, il consiste à faire durer le désir, « le dur désir de durer » d’Eluard, désir d’éternité. La photographie est un espace-temps où un éclair s’étire en éternité. Ce n’est pas une disparition, comme le pense Lainé, mais une apparition que célèbre l’acte photographique.
Pour revenir au fond de la question, le nu est l’opération par laquelle le (la) photographe dépouille la nudité du sujet de son sentiment de dénuement pour lui conférer cette plénitude qui « porte la présence à son comble », comme dit François Jullien. L’absence du costume textile, de l’uniforme social, enveloppe de la norme, est ce qui libère la présence de l’être. Cette présence portée « à son comble », c’est la présence du corps qui, d’encombrant, devient comblant. Par le nu, le corps devient pure présence.
6. In fine
La question du nu pose en fait la question des confins. Le nu, qui donne à voir une nudité non pas démunie mais du côté de la plénitude, se situe aux confins de la culture et de la nature, du vêtu et du dévêtu, du montré et du caché, notions fluctuantes au fil des époques, des us et coutumes. Le nu esquisse une frontière subtile et mouvante, une frontière en pointillé entre l’intime, ce qui appartient à une personne en propre, et l’universel, ce qui appartient à tous sans distinction. Le nu est autant un jeu de vérité qu’un jeu de dupes. La personne qui pose s’expose, risque sa nudité, et dans le même temps, jouit de la protection que lui confère l’immunité de l’image, comme une pellicule à l’épreuve des regards. Ce n’est pas la personne, ce n’est pas son corps nu, c’est sa représentation, c’est une image. C’est le fameux « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte : un tableau qui représente une pipe n’est pas une pipe, mais un tableau qui représente une pipe.
Ce que cherche à voir un(e) photographe, ce n’est pas tant l’exposition de la nudité du sujet que les ombres fugaces, les tremblements d’âme, les levers, les couchers de soi lors de la mue. C’est le trouble de l’être qu’essaie de saisir le (la) photographe, attentif aux moindres craquelures dans la faïence du visible, non pas pour révéler les failles de la personne, mais parce qu’à travers les interstices de la cotte d’attitude corporelle filtre la lumière. C’est la vérité d’être que le photographe cherche à débusquer en perçant le corps à jour. Et cette vérité transparaît parfois à la limite extrême entre le visible et l’invisible, comme la limite qui s’étire entre le tissu et la peau nue, ces instants ténus, ces fragments de temps infimes quand le sujet n’est plus vêtu mais pas encore tout à fait nu, ces instants sur le fil du rasoir où tout peut basculer. C’est cela que traque le (la) photographe, du bout des yeux, comme un funambule suspendu au-dessus du vide. Au bout d’un corps nu une âme toujours vacille un peu, titube au risque de tomber parfois, puis retrouve son équilibre. Le travail du (de la) photographe consiste à saisir au vol l’instant où la nudité du sujet est prise d’un frisson de toute beauté qui échappe au concerné, un frisson qui s’échappe à tire-d’aile mais que la pellicule capture pour l’éternité.
Comme souvent dans les choses qui touchent du doigt la vérité des êtres, la part la plus belle dans la photo de nu est la part immaîtrisée, qui surprend le regard et permet de garder intacte la capacité d’émerveillement du (de la) photographe, comme au premier jour. Cette part immaîtrisée donne parfois à voir au (à la) photographe ce qu’il n’avait pas perçu consciemment au moment de la prise de vue, comme si cette part donnait à voir ce qui était situé dans l’angle mort de son propre regard. Comme si le plus beau de la photo de nu, le plus vrai souvent, n’est pas dans ce qu’on prend, mais dans ce que la photo (nous) rend.
[1] Il convient d’établir un distinguo entre nudisme et naturisme : le nudisme est une pratique plus spontanée, parfois solitaire et souvent opportuniste (au bon sens du terme), qui s’épanouit souvent en fonction des conditions environnantes (présence d’eau, de soleil). Le naturisme, en revanche, est une pratique collective, qui répond à des critères beaucoup plus strictes, voire rigoristes, et qui s’effectue la plupart du temps dans un espace prévu à cet effet (camp de naturistes).