Air France vient de changer son slogan en "Air France: France is in the air", après avoir utilisé "Faire du ciel le plus bel endroit de la Terre" pendant seize ans.
Outre qu'on peut se demander ce que les Français comprennent à ce slogan ("un avion est dans le ciel, et alors?"), il est remarquable que ce choix de la langue anglaise soit expliqué par un désir d'éviter "l'arrogance" du français et par une volonté "d'ouverture" (selon Bertille Toledano, présidente de BETC, l'agence de publicité d'Air France, citée dans Le Figaro du 2 avril.)
La France serait arrogante: cette idée nous venait autrefois de certains Anglo-Saxons soucieux de dénigrer la France; elle est reprise depuis quelques années par des Français de la publicité, des médias ou de la finance. Selon cette idée, ce serait l'usage du français qui serait suprêmement arrogant.
Le problème avec cette idée est qu'elle est datée. Il est vrai qu'il fut un temps où la France, fière d'ailleurs de ses colonies, jugeait secondaire l'enseignement des langues étrangères, en vertu de la prétention du français à l'universalité (cette prétention n'était pas totalement déplacée, si l'on appelle universelle, comme Claude Hagège, une langue capable de tout dire, ce qu'était la France, en pointe dans toutes les sciences exactes et humaines jusqu'à la seconde guerre - mais passons.) Les Français qui voyageaient avaient autrefois tendance à employer directement leur langue, et à s'attendre à ce que leurs interlocuteurs l'emploient également. Or ce comportement s'est raréfié. Actuellement, à cet égard, ce sont plutôt les Anglo-Saxons qui peuvent sembler arrogants, certains Américains étant capables de passer un mois en Europe sans avoir prononcé un seul "bonjour" ou un seul "grazie".
Ce qui est appelé "ouverture" par Air France (certes par son agence de publicité, mais le donneur d'ordres est responsable), et que l'on appelle souvent "ouverture internationale", c'est en réalité un choix de l'anglais de plus en plus marqué. On conviendra que dans le monde actuel, il est nécessaire de ne pas se limiter à la langue française; on constatera cependant que l'anglais s'emploie dans des situations où son usage est totalement inutile.
En la matière, Air France est à la pointe, depuis plusieurs années - si bien qu'on peut même s'étonner qu'elle ait tellement attendu pour choisir un slogan en anglais. Par exemple, son site Internet est proposé en anglais et en français; pour ceux qui choisissent de l'utiliser en français, l'emploi de termes anglais n'a pas de sens. Néanmoins, Air France propose depuis longtemps déjà des billets "Economy"ou des programmes "Flying Blue". Air France impose aussi un usage de l'anglais peut-être excessif à son personnel. On sent bien, derrière cela, une forme de honte, chez ses dirigeants, d'avoir en soi cet archaïsme méprisable que l'on nomme la langue française.
Air France est tellement en pointe dans l'usage de l'anglais qu'elle fut pionnière dans l'usage du mot "by" que l'on nous impose désormais partout (de "by Fnac" ou "by Franprix" à de multiples petits commerces). L'expression "by Air France" est en effet apparue en un temps où ce "by" n'apparaissait nulle part ailleurs. Air France possède pourtant une mission de service public, qui devrait lui interdire de telles pratiques. On sait cependant le mépris dans lequel certaines personnes tiennent la notion de service public; il est tellement plus "in" d'être une entreprise (avec des clients plutôt que des usagers.)
A propos de mépris, Air France a développé une autre pratique, qui consiste, pour ses vols entre la France et d'autres pays, à n'employer à bord (et dans l'affichage des comptoirs) que le français et l'anglais, quel que soit le pays concerné. L'Italien qui embarque à Rome est ainsi le sujet d'un mépris complet envers sa langue donc envers lui-même. Il est dès lors aberrant qu'Air France ose parler "d'ouverture"... Et combattre ces emplois de l'anglais ne relève pas d'un patriotisme étroit, mais d'une dénonciation du colonialisme d'une seule langue, l'anglais, par rapport à toutes les autres ; à moins de croire qu’« international » signifie « anglais », ce qui est très douteux.
Ce nouveau slogan témoigne aussi d'une ignorance de l'image que peuvent avoir la France et le français dans le monde actuel. Ils sont loin d'être aussi méprisés que ne le croient les publicitaires et les patrons d'Air France. L'usage de quelques mots de français n'est pas répugnant a priori pour les touristes potentiels, il fait partie de l'image de marque du pays. Enfin, Air France fait preuve d'une ignorance pour les centaines de millions de francophones, d'apprenants du français et d'amateurs cultivés de la France qu'il y a dans le monde - une ignorance doublée de mépris. A cela s’ajoute le dédain d’Air France pour ses salariés.
En somme, les dirigeants de ce qui fut une belle compagnie ne tiennent à s’adresser qu’à leurs investisseurs internationaux, qui ont la même manie du globish, le même goût du profit et le même mépris pour ceux qui ne font pas partie de leur cercle très privilégié. La publicité ne s’adresse plus tellement aux passagers, mais surtout aux banquiers.
En revanche, il faut reconnaître que la nouvelle campagne promotionnelle d'Air France fait la promotion de certains aspects de notre pays. Elle montre en effet (en anglais) des lieux touristiques, des cabarets, des jolies femmes, le parc de Vaux-le-Vicomte retravaillé sous Photoshop... Il n'y a pas non plus de quoi se réjouir: Air France donne ainsi l'image d'une France qui serait un grand parc touristique, la France fantasmée par le touriste américain quand il ne possède aucune culture (et certes, tous les Américains ne sont pas ainsi.)
On pourra donc s'étonner que nos dirigeants politiques s'efforcent encore de promouvoir Air France et Airbus à l'étranger, ou fassent preuve de sympathie envers leurs directions. Par contre, on ne s'étonnera pas que certains d'entre nous considèrent Air France comme une entreprise odieuse, méprisante de la diversité des langues et soucieuse uniquement de faire de l'argent - on ne s'étonnera pas que certains d'entre nous évitent désormais systématiquement de voyager dans ses machins.
PS: ce billet est une version légèrement modifiée de celle publiée quelques jours plus tôt; je remercie pour leurs commentaires, qui m'ont permis quelques améliorations, jamesinparis, vartan24, Jean-Christophe Marti, Sidarta et jeanmichel1501.