Emmanuel Macron présente sa loi comme un progrès lors même qu’elle contribue à affaiblir un droit du travail qui, à juste titre, est considéré comme une institution nécessaire à la protection des salariés. Gérard Filoche, dans son blog, a dénoncé le fait que cette loi permettait entre autres de s’affranchir du recours au droit du travail pour trancher les différends entre employé et employeur. Ce qui inquiète légitimement les salariés est, au-delà de la libéralisation du Code du travail, son contournement pur et simple. J’aimerais pourtant poser une question volontairement polémique : le Code du travail, tel qu’il existe aujourd’hui, est-il vraiment la clef de la liberté des travailleurs ?
Le droit du travail : entre subordination et protection
Il existe un point qui est trop rarement soulevé par les commentateurs : le contrat de travail est un contrat de subordination (voir, par exemple, (Cass. soc. 13 novembre 1996)), c’est-à-dire un contrat qui oblige le salarié, quant à l’exécution de son travail, à obéir aux injonctions unilatérales de son employeur. C’est une autre manière de dire que l’entreprise n’est pas un lieu démocratique, mais le lieu d’un despotisme institutionnalisé. Un des seuls lieux où une personne majeure a l’obligation, pour un temps long, d’obéir aux ordres d’un tiers quant à l’exécution de certaines tâches. Le droit du travail et les contrats qu’il définit, orchestrent donc non pas, comme au temps de Marx, le louage de la force de travail au jour le jour mais la soumission durable du salarié à l’autorité de son employeur. C’est la raison pour laquelle la question de la démocratie en entreprise, des conditions de la sortie des travailleurs de la minorité dans laquelle ils sont tenus par l’institution du salariat, est centrale. Il est dès lors légitime de s’interroger pour savoir si le droit du travail est vraiment la clef de la liberté des travailleurs ou bien un cautère sur une plaie ?
Il est vrai que les dispositions protectrices du droit du travail, dans un tel cadre de subordination, sont essentielles. Le Code du travail viendrait, selon Gérard Filoche, compenser la situation de subordination instaurée par le contrat de travail en accordant des droits à l’employé pour éviter que subordination ne rime avec soumission. L’idée de compensation ne me semble néanmoins pas convenir car rien ne peut compenser la soumission d’une personne. Le Code intervient surtout pour éviter que la subordination du salarié à son employeur ne représente une situation de domination où l’un se retrouverait comme esclave, à la merci des décisions unilatérales de l’autre. Or, quand on attaque, comme le fait la loi Macron, la médiation du droit du travail sous prétexte de libéraliser l’économie et de la rendre plus efficiente (ce qui reste à prouver), c’est à cet équilibre fragile que l’on s’attaque. Assouplir le Code du travail en permettant à l’employeur de court-circuiter l’institution présente indéniablement le risque de mettre le salarié dans une position de vulnérabilité toute particulière, car l’égalité de l’employeur et du salarié n’existe pas.
Le Code du travail est un des visages d’un Etat social qui, représentant l’intérêt des personnes vulnérabilisées, se constitue en médiateur et en protecteur. L’Etat social renverse l’idée libérale d’un individu séparé qui devrait tout à son seul travail. Il est chargé de rappeler à toute personne qu’elle n’est pas isolée mais doit respecter les cadres nécessaires à la conservation de la solidarité socio-économique dont elle dépend directement ou indirectement. On trouve les traces de ce modèle d’un Etat protecteur chez Rousseau, notamment. Pour le philosophe genevois, la loi libère. Etre soumis à la loi libère les individus des dépendances personnelles : « Afin donc que ce pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement, qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d'obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout le corps; ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera à être libre, car telle est la condition qui, donnant chaque citoyen à la patrie, le garantit de toute dépendance personnelle, condition qui fait l'artifice et le Jeu de la machine politique, et qui seule rend légitimes les engagements civils, lesquels, sans cela, seraient absurdes, tyranniques, et sujets aux plus énormes abus. » (Rousseau, Contrat social, I,7) Pour émanciper les personnes, il faut qu’une loi qui émane de tout le peuple et s’applique à tout le peuple, constitue l’intermédiaire entre elles : obéir à la loi, c’est ne pas avoir à se soumettre à l’arbitraire d’un tiers. Or, en proposant des contractualiser le règlement des différends (notamment par la modification de l'article 2064 du Code civil et l'abrogation de l'article 24 de la loi n° 95-125 du 8 février 1995 relative à l’organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative – voir l’analyse de G. Filoche sur son blog), la Loi Macron remet en cause le modèle de l’Etat médiateur et protecteur.
Le modèle de l’Etat protecteur est-il dépassé ?
Pour Macron, Attali et les autres thuriféraires de la libéralisation de l’économie, le modèle de l’Etat protecteur est dépassé parce qu’il serait économiquement sous-optimal : entravant, par d’inutiles gènes, l’entreprise et le commerce. Cet argumentaire est idéologique et traduit surtout un manque d’imagination dans lequel la plupart des commentateurs sont pris (y compris les médias supposés indépendants comme le1hebdo dans son très peu imaginatif numéro 50 où il est doctement déclaré par Giddens et Delors qu'il n'existait aucune alternative crédible à gauche) : il n’y aurait pas d’alternative au modèle d’organisation économique libéral actuel (TINA). Les échanges seraient optimaux quand chacun pouvant travailler à faire fructifier son intérêt particulier sans entrave participerait, indirectement c’est-à-dire sans en avoir l’intention, à produire la richesse de tous. Dans ce cadre, l’Etat peut avoir plusieurs fonctions : soit, pour les ordolibéraux, de favoriser l’existence d’échanges libres et non-faussés soit, pour les libertariens, de protéger la propriété privée et les contrats librement consentis entre individus. Dans ces deux cas, la seule solution pour obtenir un progrès économique consisterait à retirer ce que l’on présente comme des entraves ou des biais, notamment supprimer toutes les fonctions sociales que s’est arrogé l’Etat (beveridgien, bismarckien ou social) depuis la fin du XIXe siècle pour protéger les personnes vulnérables.
Ainsi, la position de Macron et consort n’est que la réalisation poussée à son point d’incandescence d’une idéologie dont on sait qu’elle produit autant de domination et de misère que d’abondance (abondance souvent fausse de surcroît car plus fondée sur le conditionnement du désir consumériste par le spectacle marchand que par un souci pour l’épanouissement réel des personnes dans toutes leurs dimensions intellectuelle, sensible, physique et sociale). Le résultat de la libéralisation est la libération d’une forme délétère de l’économie au prix de la transformation toujours plus grande de la subordination salariale en soumission. Une fois le code du travail « assoupli », les salariés se trouveraient totalement nus face au pouvoir hiérarchique que le contrat de travail instaure.
Si, nous l’avons rappelé, le droit du travail est essentiel pour la protection des salariés, la solution ne saurait consister seulement, pour la gauche, à défendre le Code du travail. Il faut également promouvoir des alternatives authentiquement libératrices. Le Code du travail, en effet, institue et règlemente la subordination, ce serait donc une erreur de croire qu’il est la clef de la liberté des travailleurs. Il apparaît même, à certains égards, comme le mal même dont il se prétend le remède. En outre, le contrat de travail et le droit du travail qui l’encadrent risquent de ne plus être adaptés à la société post-fordiste et post-industrielle dont on voit poindre déjà un peu partout les signaux faibles. Les formes d’organisation que l’on observe dans les petites communautés de bricoleurs au sein des fablabs, celles que l’on voit dans des lieux de travail collaboratifs dans le cadre du coworking, ou encore les nouvelles formes de gouvernance qui font de plus en plus droit aux liens horizontaux entre travailleurs (autorité distribuée – voir, par exemple, l'holacratie -, démocratisation de l’entreprise, modèles de gouvernance participative…), entrent en contradiction frontale avec l’idée de subordination instituée par le Code du travail. Elles représentent surtout un espoir sérieux d’alternative émancipatrice dans une société composée d’agents qualifiés, capables de s’organiser dans des petites unités de production, accédant par eux-mêmes à l’information (par les réseaux et les communautés en ligne notamment) et donc de plus en plus susceptibles de co-gouverner les processus de production auxquels ils participent.
Ainsi, nous traversons une véritable période de transition qu'il faut savoir percevoir et accompagner : le salariat classique n'a plus vocation à être l’horizon des travailleurs de demain et ne devrait plus apparaître comme la clef de l’indépendance (gagner son argent par le salaire fut longtemps considéré comme la condition de l’indépendance individuelle). Le besoin et la capacité de liberté des travailleurs est aujourd’hui bien plus grande et se présente largement comme une liberté sociale, une liberté en société. Elle s’étend jusqu’au désir de participer aux décisions et à la gouvernance du procès de production. Aussi, beaucoup aspirent à trouver des lieux et des cadres juridiques qui permettent une véritable liberté au travail.
Le mécanisme du salariat se trouve d’ailleurs de plus en plus contourné par des stratégies individuelles de précarité choisie (surtout de la part de personnes qualifiées). C’est ce que décrit bien Cingolani (même s’il faut se méfier de ne pas idéaliser ces stratégies qui sont parfois aussi subies que choisies). Pour certaines catégories de travailleurs indépendants (surtout dans le domaine de l’art et de la culture, comme l'a montré Menger) qui vivent de missions ou de piges, par exemple, la précarité n’est pas forcément subie mais peut représenter une nouvelle manière, plus horizontale, indépendante et autonome de s’organiser au travail : vendant leurs services à des clients, planifiant leur travail comme ils l’entendent dans des lieux partagés qui leur permettent d’échanger des connaissances professionnelles utiles mais aussi de créer des communautés de travailleurs égaux. Cingolani déclare d'ailleurs : « Il y a, au cœur de l’expérience précaire, deux dimensions qui prédominent : l’aspiration à l’autonomie et le désir d’autoréalisation. » Même s’il faut prendre cette affirmation avec des pincettes tant il est vrai que le précariat se rapporte souvent à des situations de grande vulnérabilité sociale, ce que Cingolani appelle "les révolutions précaires" pourrait bien instiller à petit pas les ferments d’un nouveau monde du travail affranchi du salariat et adapté à de petites unités de production où l’autorité est partagée et les moyens gouvernés en commun.
Dans ce contexte, il s’agit de cesser de favoriser l’intérêt des investisseurs et des détenteurs de capitaux et de se recentrer sur celui des travailleurs, leur aspiration à la liberté et à l’organisation libre de leur travail. Il faut que l’Etat se saisisse de la question de ces nouveaux modes d’organisation et de production non tant pour protéger les salariés pris au piège de la subordination mais pour favoriser l'émergence d'un travail sans subordination. Il s'agirait de mettre en place (ou de renforcer) des dispositifs institutionnels qui investissent les individus de la capacité de s’organiser comme ils l’entendent à égalité avec les autres. Pour cela, il ne faut, évidemment, pas abolir le droit du travail mais en créer un nouveau qui introduise des cadres juridiques adaptés et des aides nécessaires à la promotion de cette alternative hautement désirable. C’est ce que Michel Bauwens, fondateur de la peer-to-peer fondation, et appelant de ses voeux une économie post-capitaliste, appelle l’Etat partenaire dans le cadre de la généralisation, riche d’enseignement, du modèle peer-to-peer à l’économie tout entière. Cette généralisation n’est absolument pas saugrenue puisqu’aujourd’hui on peut produire une voiture (symbole même de la société industrielle fordiste) dans une petite unité de production locale à partir de plans mis en communs sur internet (voir le projet Wikispeed).
D’un Etat protecteur qui sert de régulateur vertical entre les personnes subordonnées et leurs chefs, on passerait alors au modèle d’un Etat partenaire investissant les individus du pouvoir de s’organiser de façon autonome dans de nouveaux cadres non-autoritaires, plus horizontaux et obéissant à des formes de pouvoir distribué dans des espaces communs, sur des moyens de production partagés. Voici un moyen puissant de proposer une alternative au monde capitaliste actuel, alternative qui soit un nouveau progrès et qui constitue un pas de plus des travailleurs dans l’âge de la liberté.
Mais évidemment, cette nouvelle société du travail auto-organisé (rendue plus facile par le niveau de qualification, les nouvelles manières de produire des savoirs en réseau démultipliant la capacité d’action et de production d’une personne ou d’un groupe de personne isolés) suppose un bouleversement profond des rapports de production qui n’est pour l’instant que naissant et une législation qui, à ce jour, n’existe pas. C’est la raison pour laquelle il s'agit encore et toujours de défendre le droit du travail tel qu'il est puisqu'il est nécessaire à la protection de salariés subordonnés à leur employeur. Mais il est important, en parallèle, qu'une transition vers un travail authentiquement libéré soit voulue et promue par l’Etat pour aider, s'ils le souhaitent, les travailleurs à s'émanciper des carcans de l’appropriation privative des moyens de production, de l’autorité verticale et du contrat qui signe leur soumission.