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Billet de blog 16 novembre 2016

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Trump,ou le triomphe de l'abject: le racisme n'est pas que l'apanage des Républicains

Tribune publiée par Le Plus de l'Obs, reprise de mes commentaires suite aux articles d'Eric Fassin et Christian Salmon sur Mediapart. (Titre et intertitres de la rédaction de l'Os) http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1595819-trump-ou-le-triomphe-de-l-abject-le-racisme-n-est-pas-que-l-apanage-des-republicains.html

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le monde de la culture et du journalisme a été, comme je l’ai été moi-même, sonné par l’arrivée au pouvoir de Trump, dont le racisme, le sexisme et la xénophobie s’étaient ouvertement étalés durant la campagne, ainsi que sa tendance à la violence, verbale et physique qui se manifestait durant ses meetings.

 Depuis son élection et en dépit d’un appel apparent à l’unité et au calme, Trump a confirmé ses pires tendances en nommant Stephen Bannon comme son stratégiste en chef. Bannon est à lui seul un concentré de toutes les infamies du camp Trump : raciste, antisémite, anti-musulmans, sexiste accusé de violences conjugales. Donc tous les groupes attaqués ont quelque raison d’avoir peur et de se mobiliser pour défendre justice et démocratie en péril aux États-Unis.

 On voit depuis l’élection fleurir des explications qui souvent sont elles-mêmes problématiques ou partielles. La confusion caractéristique de la campagne qui a brouillé tous les repères se retrouve au moment d’expliquer le triomphe de l’abject. Trump a fait campagne contre les dogmes du parti républicain, notamment sur les traités dits de libre échange mais a pris la suite d’une longue dérive raciste du GOP de Nixon et de sa stratégie sudiste en passant par Reagan, Bush père et fils.

 Hillary Clinton et les Noirs "super-prédateurs"

 Le racisme cependant n’est pas l’apanage des Républicains. Lorsque Bill Clinton se rend durant la campagne de 1992 à une exécution capitale d’un condamné noir qui n’a pas toutes ses facultés, ou coupe les aides sociales bénéficiant aux plus pauvres, donc aux Afro-Américains, il pratique un racisme institutionnel que son amitié pour des leaders noirs ne peut compenser.

 Sur ce plan, Toni Morrisson, qui avait dit de lui qu’il était "le premier président noir", avait commis une erreur fréquente chez les intellectuels que Chris Hedges appelle la "classe libérale". Elle oublie le sort des défavorisés de sa communauté, ce que Cornell West, par exemple ne fait pas.

 Hillary Clinton en parlant de "super-prédateurs" pour évoquer les Noirs oubliait, déjà, les conditions sociologiques qui expliquent la criminalité. Elle oubliera plus tard les conditions sociologiques qui expliquent la révolte ou jacquerie des classes populaires.

Sa déplorable attaque visant le "ramassis de minables" (basket of deplorables) n’a fait que renforcer la méfiance des classes populaires déshéritées. Même si tous les préjugés dénoncés étaient effectivement déplorables, Clinton a confondu la dénonciation d’idées ou de préjugés déplorables avec la diabolisation des classes déshéritées qui les accueillent.

 Cette confusion se retrouve au moment des explications. Les "élites", mot bien trop flou, prennent la parole pour dire qu'elles ne sont en aucune façon responsables de la victoire de Trump, puisqu’elles étaient toutes en faveur de Clinton... Oubliant, au passage, la responsabilité des décideurs politiques et économiques qui ont créé la dévastation dans de grandes régions américaines, dont la fameuse Rust Belt (ceinture de rouille). Un signe d’hubris. Thomas Guénolé, lui, ne tombe pas dans ce travers.

Explications mono-causales et réductrices 

Certaines explications mettent en avant le sexisme ambiant qui serait responsable de la défaite de la première femme candidate à ce stade. 

Le sexisme est évidemment très présent dans la société américaine et dans la bouche de Trump, et l'on comprend après l’élection pourquoi les femmes – féministes ou pas – ont du souci à se faire. Cette explication a donc une validité certaine, mais ne peut rendre compte du fait qu’une majorité de femmes blanches aient voté Trump. Explication nécessaire mais non suffisante.

 De même, les déclarations sur la suprématie blanche sont elles fort justifiées, et l’on voit que l’élévation de Bannon les confirment.

Cependant, réduire le résultat à cette dimension ne rend pas compte du fait que lors des primaires de 2008, Hillary Clinton avait battu Obama précisément dans les États de la Rust Belt qui lui ont fait défaut cette année, ni du fait qu’un nombre d’électeurs d’Obama, blancs ou noirs, en 2008 n’aient pas voté pour elle.

 Les électeurs blancs qui n’étaient pas racistes en 2008 ne le sont pas devenus en 2016.

 Les explications mono-causales par le sexisme ou le racisme sont donc insuffisantes, même si elles capturent une grande part de vérité.

 Clinton a perdu là où Obama avait prévalu

 De même, l’injustice d’un système électoral qui, pour la deuxième fois en ce siècle, couronne un candidat qui a moins de voix que son ou sa rival(e) est un facteur non négligeable.

 Le vote État par État avec un système dit de "winner takes all" (scrutin uninominal à un tour) est archaïque et la logique de la démocratie devrait conduire à l’abolir. L'élimination des électeurs latinos ou surtout noirs des listes électorales est aussi un facteur d’injustice qui favorise les Républicains.

 Cependant, Clinton a perdu six millions de voix par rapport à Obama. Elle n’inspirait pas confiance, car elle est l’emblème de l’Establishment et, surtout, elle a perdu là ou elle avait gagné en 2008 ou là où Obama avait prévalu.

 La dévastation causée par le néolibéralisme, encouragée par les banques et le monde des affaires est le facteur essentiel. Ce qui est bien noté par Sanders lui-même. 

 Les autres facteurs, évoqués plus haut, sont présents mais ne rendent pas compte du déficit de voix par rapport au passé. Jill LePore, une historienne du Tea Party ("The Whites of Their Eyes: The Tea Party's Revolution and the Battle over American History") le dit clairement dans un article publié par le "New Yorker". 

 Renforcer la souffrance et l'invisibilité

 Il est significatif à cet égard que, si la gauche radicale américaine, comme Sanders et à l’instar de Chomsky ou de Glenn Greenwald, comprend que la détresse des classes populaires, instrumentalisée, bien sûr, par le bateleur menteur Trump, doit être prise en compte une partie de la gauche radicale française, Eric Fassin ou Christian Salmon, par exemple, a choisi ce qui s’apparent à du racisme social, le même racisme social que celui déployé par les deux Clinton, pour refuser de prendre en compte la souffrance de ceux qui ont voté pour Trump.

 Une souffrance bien analysée par la sociologue américaine Arlie Russell Hochschild ("Strangers in Their Own Land, Anger and Mourning on the American Right").

Fassin, repris par Salmon, écrit pour décrédibiliser un auteur de la gauche américaine, Thomas Frank :

 "Les électeurs d'extrême droite ne sont pas des victimes dont il faudrait écouter la souffrance. Ce sont des sujets politiques qu’il faut combattre en s’appuyant sur d’autres."

 Cette forme d’antiracisme a montré son échec depuis 30 ans en France et presque autant aux États-Unis. Ne pas écouter la souffrance des victimes parce que leurs discours sont problématiques ne fait que renforcer la souffrance et l’invisibilité d’un groupe qui, comme tous les groupes, a besoin de reconnaissance, et enfoncer ces victimes dans leurs discours affreux ou abjects. La gauche américaine, qui est tout aussi déterminée que Fassin à combattre Trump, ne cède pas au racisme social d’une telle approche.

 Racisme social

 Il faut bien parler de racisme social, concept utilisé par Bourdieu, lorsque l’on oublie les conditions sociologiques de production d’un discours et que l’on en blâme les victimes.

 Fassin ou Salmon ne font pas l’erreur des conservateurs qui, parlant de la criminalité des groupes ethniques dominés, ne voient que le crime mais pas les conditions socio-économiques qui conduisent à la criminalité.

Contrairement à Clinton, ils ne parleraient pas de "super-prédateurs" pour les criminels afro-américains. Mais ils oublient leur compréhension sociologique lorsqu’il s’agit des pauvres ou dominés blancs.

 Évidemment, on pourrait retourner la question de Fassin et demander : "Est-il bien raisonnable quand on est de gauche…", d’oublier une forme de domination, celle de classe, alors que l’on est très sensible, à juste titre, aux autres formes de domination raciale ou de genre ? Est-il bien raisonnable d’invoquer l’intersectionnalité, pour ensuite faire la preuve que la domination économique ne compte pas et que les souffrances peuvent être ignorées ?

 Des oeillières plus résistantes

 Pour ma part, je préfère la gauche de Glenn Greenwald, le journaliste qui a permis les révélations de Snowden dans le "Guardian" et qui fait un rapprochement avec le Brexit.

 Il écoute la souffrance des humiliés, quelle que soit leurs origines et, comme Sanders, en rend responsables les vrais détenteurs de pouvoir. Fassin attaque ces responsables mais veut ignorer les souffrances des dominés des classes populaires blanches. Il choisit ses bons dominés contre les autres, et sous-estime les systèmes de domination.

 Son discours est populaire auprès des gens qui pensent déjà comme lui, loin des lieux de relégation sociale, et confirme un statut de penseur célèbre. Sa grande culture, cependant, ne l’aide pas à voir, mais au contraire, lui offre des oeillières plus résistantes.

 Sanders aurait su écouter la souffrance

 Je crois qu’aujourd’hui, nous n’avons plus le choix : il faut comprendre la souffrance de ceux qui se laissent abuser par le bouffon fascistoïde ou de ceux qui pourraient succomber aux mêmes sirènes en France.

 Écouter la souffrance, proposer un récit (ou une utopie) alternatif et surtout des politiques publiques qui empêchent la dévastation économique et environnementale. Le refus d’écouter la souffrance et la poursuite d’un combat politique qui exclut une catégorie de dominés, le "ramassis de minables" de Clinton, conduit au pire : les "minables", comme tous les groupes stigmatisés, font alors du stigmate un signe de fierté.

 Sanders sait très bien faire cela, mieux que la gauche éclatée en France. Il est dommage que le parti démocrate ait préféré la candidate du statu quo à celui du changement dans la dignité.

Pour lutter contre la "classe des milliardaires", il faut enthousiasmer les classes populaires, entendre leur détresse et ne pas céder sur le discours.

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