J’ai été informé d’une manière tout à fait accidentelle que des jeunes gens avaient l’intention de faire une action de protestation sur le pont de Crimée à Moscou. Celui-ci enjambe la rivière Moskova à proximité du parc Gorky. C’est un lieu de promenade. Je suis arrivé à l’heure convenue, à 15 h 30. Il y avait beaucoup de monde. J’ai traversé une première fois l’ouvrage sans voir mon ami Édouard qui m’avait pourtant donné rendez-vous sur ce pont. Atteignant l’autre rive, j’ai aperçu une vieille branche, un agent des services secrets russes. Cet homme du FSB est facilement reconnaissable grâce à sa silhouette. Il est grand et chauve. Son crâne étincelle. Très certainement, cette taupe de Lubyanka ne poireaute pas ici pour rien, je me suis dit. Cette vision m’a convaincu que j’étais arrivé au bon endroit et à la bonne heure. Il devra se passer quelque chose. Il ne me reste plus qu’à attendre. Je me suis mis à flâner discrètement au travers de la foule à bonne distance du Tchékiste en faction.
Chemin faisant, j’ai enfin rencontré Édouard. Édouard est un dissident de l’époque soviétique. Il a épuisé sa santé dans les prisons et par des grèves de la faim. Édouard marche avec difficulté. Il a mauvaise ouïe et vue, mais son esprit est toujours aussi vif. J’ai prévenu Édouard de toutes mes remarques. Je l’ai prié de rester à côté de moi. Nous nous sommes accoudés sur le bastingage du pont, visage orienté vers la rivière. Mon iPhone m’a servi de rétroviseur pour observer en catimini les allées venues de l’espion de Lubyanka. Il a eu la très bonne idée de se placer devant un pilier blanc. La clarté du fond a mis sa silhouette en évidence. Il ne me restait plus qu’à attendre et à l’observer. C’est lui qui nous indiquera de quel côté nous aurons a à nous déplacer sur l’immensité de ce pont lorsqu’un événement surviendra.
Soudain, le mouchard du KGB s’est mis à téléphoner. Des policiers ont accouru pour le rejoindre. Il ne m’a pas été difficile de comprendre que c’était le crâne déplumé qui les avait appelés. Nous avons laissé passer les flics de Poutine et puis nous avons emboîté leur pas. Ils nous conduiront au cœur de l’action.
Quelques dizaines de mètres plus loin, adossée à la rambarde du pont, faisant face aux passants, une jeune fille au visage angevin avait musellé ses lèvres avec un papier sur lequel était écrit « Censure ». La tendre créature tenait entre ses mains une feuille de papier de format A4 aussi blanche que son teint d’adolescente. Sur cette page immaculée, il n’y avait absolument rien d’écrit.
Les forces de l’ordre très décidées ont entouré cette jeune extrémiste qui menaçait l’ordre public. Elles lui ont demandé de présenter ses pièces d’identité. Puis elles l'ont évacuée d’un pas rapide. Chemin faisant, les policiers ont arrêté une deuxième jeune fille qui avait pris la même posture sur ce pont tout en observant une distance réglementaire de 50 mètres de séparation avec sa compagne. J’ai suivi ce peloton. Je l’ai filmé en direct avec mon iPhone sur Facebook. Soupçonnant le ridicule de la scène, un policier m’a demandé de cesser de filmer. Je lui ai répondu que depuis que, lui et moi, nous avions fait la révolution d’octobre, en Russie nous vivons en liberté. Il a semblé convaincu par cet argument cocasse et n’a plus renouvelé son exigence.

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Les deux héroïnes de cette aventure s’appellent Ania et Lilia. Au même moment, d’autres jeunes filles adoptaient la même position, Olga devant la Douma d’État et Véronique devant la porte Pavlensky à Lubyanka. Cette entrée centrale de l’immeuble du KGB a été baptisée ainsi depuis que l’artiste Piotr Plavensky, réfugié en France, l’a incendiée. Certains prédisent qu’un jour se dressera là, une statue représentant l’artiste tenant un bidon d’essence et un briquet à la main.
Sur le trottoir, avant d’embarquer les jeunes filles dans leur véhicule, les policiers ont fouillé les sacs des jeunes filles. Allez donc savoir ce que ces jeunes terroristes peuvent bien y cacher.
À ce moment, les policiers ont tenté de nous empêcher, Édouard et moi même, de photographier et filmer cette scène. Édouard a été pris à partie par l’un d’eux. Moi, j’ai utilisé en bouclier un poteau électrique. Aucune force policière ne peut contraindre un poteau à battre en retraite.
Ces messieurs ont sûrement compris qu’ils sont les véritables héros de ce film. Sans leur intervention, tout ce cinéma ridicule n’aurait eu aucun intérêt. Qu’ils en soient ici remerciés !
Mon ami Édouard m’a rappelé qu’à l’époque soviétique, des dissidents avaient déjà fait des piquets avec des feuilles blanches sur la Place Rouge pour dénoncer la censure. Ils avaient été immédiatement arrêtés. L’URSS s’est quand même effondrée.
Le 12 juin, sur l’avenue Tverskoy, j’ai vu la jeunesse russe manifester à l’appel d’Alexey Navalny. Si Poutine pense faire taire la jeune génération avec de telles méthodes, je vous assure qu’il se trompe fortement. Surtout s’il réagit aussi idiotement que ses prédécesseurs soviétiques, censurant une feuille de papier blanche, sur laquelle rien n’est écrit.