
Viacheslav Krivonossenko a 34 ans. Il habite Sotchi. Voilà comment il raconte son exode de Russie :
J’ai commencé à m’intéresser à la politique, il y a dix ans, lorsque j’ai compris que le régime dictatorial de Poutine mène le pays à sa perte. Un premier temps, mon activité s’est limitée sur internet. Je suivais les émissions « Les Mauvaises nouvelles » de Viacheslav Maltsev sur le canal YouTube « Artpodgotovka ». Je regardais aussi les émissions de Alexey Navalny et bien d’autres. Viacheslav Maltsev m’a paru être l’homme politique le plus radical contre Poutine. À Sotchi, nous avons organisé la « Marche des hommes libres » initiée avec Marc Galpérin. Elle a lieu tous les dimanches.
J’ai rapidement été pris en filature par le FSB et les agents du centre « E. » (Centre de lutte contre l’extrémisme.)
J’ai été arrêté une première fois pour interrogatoire à propos de graffitis du sigle « Artpodgotovka » à Sotchi, sur la palissade d’un chantier d’une résidence du Premier ministre Medvedev.
En 2015, j’ai été arrêté à proximité de mon domicile par des agents en civil. Ils m’ont conduit au commissariat. Sans aucune explication, je suis resté enfermé 48 heures dans une cellule. Ensuite, j’ai commencé à être interrogé. Soudainement, quatre hommes se sont précipités sur moi. Ils m’ont forcé à m’incliner en me torsadant les mains dans le dos, tout en me frappant. L’un d’eux portait des gants. J’ai compris que cette personne ne voulait pas laisser des empreintes digitales sur un objet qu’ils me pressaient sur mes mains. La personne qui était gantée a quitté la pièce. Les autres m’ont replacé en cellule. Cinq heures plus tard, ils m’ont fait ressortir pour nouvel interrogatoire. Ils m’ont alors présenté une poche plastique transparente, dans laquelle étaient visibles deux petits paquets. Ils m’ont dit : « Ces paquets de drogue t’appartiennent. Il y a tes empreintes digitales dessus ». Je leur ai répondu que personne ne les croira. Ils m’ont alors montré un paquet plus gros et m’ont dit : « Si tu ne reconnais pas un petit paquet, on écrira que tu en possédais un plus gros. Tu démontreras que cela n’est pas vrai, mais en prison ».
Je suis pauvre et ne pouvais pas leur proposer un pot de vin. J’ai donc accepté leur première accusation. Après avoir signé une attestation reconnaissant que ce premier paquet m’appartenait, ils l’ont ouvert devant moi. Je leur ai demandé : « Vous ne faites pas cela pour de l’argent. Vous ne m’avez rien demandé. Pourquoi faites-vous cela ? » Un d’eux m’a dit : « Aime Poutine ! Et tu n’auras pas d’ennui ! » Cet individu est un officier major du centre « E. » de lutte contre l’extrémisme. Son nom est STARODUB. Je retrouverai ce personnage lors de toutes mes arrestations futures. Il est tristement célèbre à Sotchi.

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Il m’arrêtera à nouveau lors de la « Marche des gens libres » à Sotchi le 2 avril 2017. Les personnes qui n’ont pas été arrêtées à la manifestation de Navalny du 26 avril à Sotchi ont été arrêtées la semaine suivante.
Ce major du centre « E. » avait participé à une opération contre mon ami, Genadi Kozinov, militant d’« Artpodgotovka ». Au cours d’une perquisition, il a découvert des munitions dans son appartement. Genadi Kozinov est chasseur. Il possède de la manière la plus légale plusieurs armes de chasse. On se demande pourquoi une personne légalement armée avait besoin de quelques cartouches de petit calibre. Néanmoins, celles-ci ont servi de prétexte pour accuser Genadi Kozinov de possession illégale d’armes et engager contre lui des poursuites. Tous les membres d’Artpodgotovka ont été interrogés en tant que témoin dans cette affaire.
Le 9 juin, je suis allé à Moscou pour participer au meeting de Navalny du 12 juin. Lorsque la police s’est précipitée sur Marc Galpérin l’arrêter, j’ai saisi Marc au corps pour le retenir. Les policiers ont dû nous traîner tous les deux jusqu’au fourgon cellulaire. Ne pouvant nous

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délasser l’un de l’autre, nous avons été embarqués tous les deux dans le véhicule de police. Menottés, nous avons été transportés vers un lieu d’incarcération. Marc Galpérin a été condamné à 15 jours de prison. Depuis, il n’a pas retrouvé la liberté puisqu’il a été accusé d’extrémisme. Marc a été assigné aux arrêts à domicile en attente d’un procès qui devrait le condamner à des années de prison. Moi, j’ai été accusé de participation à un meeting non autorisé. Mon téléphone a été saisi sans rédaction de procès-verbal de confiscation. Je n’ai pas encore été jugé.
Je suis resté deux mois à Moscou. Je logeais à la « Maison du peuple » de Viacheslav Maltsev. Je participais à toutes les manifestations de l’opposition dans la capitale : « Marche des hommes libres » sur l’avenue Tverskoy, « Occupation de la place du Manège », manifestation pour un internet libre, soutien aux prisonniers politiques en assistant aux audiences judiciaires.
Je travaillais à la « Maison du peuple ». Je répondais au standard téléphonique. Je recueillais les fonds pour aider les prisonniers politiques. Je suis resté à la « Maison de peuple » après le départ de Maltsev pour la France où il a demandé l’asile politique. La police a effectué des perquisitions de ces locaux en son absence. C’est moi qui ai reçu la police et qui ai été interrogé lors de ses venues.
J’ai été contraint de signer des obligations de non-divulgation concernant ces affaires et je me suis engagé à ne pas quitter le territoire de la Russie. Je fus abordé souvent dans la rue par des agents du FSB qui, m’appelant par mon prénom, m’ont invité à palabrer avec eux et m’ont menacé d’emprisonnement à long terme.
Début août, je suis retourné à Sotchi où j’ai poursuivi mon activité politique.
Le 30 septembre 2017, je me suis fracturé la cheville en chutant accidentellement dans un escalier. J’ai été hospitalisé. Une fracture du talon avec déplacement de l’os a été diagnostiquée. Selon les médecins, il était impossible d’opérer tant que la cheville resterait enflée. Je suis resté neuf jours en clinique puis renvoyé à domicile avec obligation de rester couché avec la jambe surélevée en attente du désenflement de la cheville. Je suis allé chez ma mère.
Les médecins ont reporté à plusieurs reprises la date de l’opération sans explication, quoiqu’en restant allongé à domicile la cheville s’était dégonflée.
C’était la fin octobre, quelque temps avant la manifestation de 5 novembre 2017 organisée par Artpodgotovka. Je recevais sur V-Kontact des messages d’un certain Anatolie Beliansky. J’ai rapidement compris que cette personne était un agent du FSB. Il posait des questions provocatrices pour me faire avouer la possession d’armes. De toute évidence, cette personne voulait instruire un dossier. Je n’ai jamais répondu.
Le 1er novembre 2017, Anatolie Beliansky a cessé de m’envoyer mes messages sur V-Kontakt. Quelque chose devrait se passer.
Le même jour, j’ai été prévenu que des militants d’Artpodgotovka commençaient à être arrêtés à Sotchi, lors de leur déplacement en voiture ou à domicile. Dans le reste de la Russie, ces arrestations avaient commencé quelques jours plus tôt. À Sotchi, les militants ont été condamnés systématiquement à sept jours de prison pour refus d’obtempérer à la police.
J’étais convaincu que la police ne m’arrêterait pas à cause de la fracture de la cheville.
Le 3 novembre à 7 heures du matin, alors que ma mère ouvrait la porte de l’appartement pour sortie, une vingtaine de policiers casqués, masqués et armés ont fait irruption et ont commencé à perquisitionner le logement. J’ai été contraint de me lever et de me tenir debout sur mes béquilles. La perquisition a duré trois heures. Ma mère et mon frère y ont assisté. Ces derniers étaient particulièrement attentifs, car ils craignaient que les policiers ne déposent sournoisement des objets interdits (drogue, armes, munitions).
La police ne nous a présenté aucun document, ni carte professionnelle, ni décision de justice ou ordre de perquisition, sinon un papier que l’on m’a furtivement agité devant les yeux, puis retiré. J’ai reconnu une vieille connaissance, le major Starodubov, qui dirige toujours ce genre d’opération.
Ils ont saisi les téléphones de ma mère, de mon frère, et le mien alors que j’étais en train d’appeler mon avocat dès qu’ils ont surgi. Je n’ai pu terminer la conversation. Ils ont retiré et emporté les disques durs de l’ordinateur, les clés USB, les CD et les insignes « Artpodgotovka ».
Nous avons été emmenés tous les trois pour interrogatoire. J’ai soudain regretté de ne pas avoir mangé, sachant que l’on ne me nourrirait pas d’ici peu. Nous avons été introduits séparément et à tour de rôle dans un bureau où se trouvaient quatre policiers, dont un major Starodubov et le policier de quartier, Kucheliev. On m’a interdit de contacter mon avocat. Les questions ont porté sur « Artpodgotovka » : « Quels sont ses militants, ses activités ? Qui était Viacheslav Maltsev ? » On m’a montré des photos en me demandant si je reconnaissais quelqu’un. Est-ce que je connaissais Alexey Navalny ? Ils m’ont demandé de dénoncer mes camarades.
Ils m’ont proposé de coopérer avec eux. J’ai refusé. Je me suis référé à l’article 51 de la Constitution qui donne le droit à rester silencieux lors d’un interrogatoire. Cela les a vexés. Ils ont alors décidé de me soumettre à une expertise pour déceler si j’étais drogué.
Le policier de quartier, Kucheliev D. A., avait écrit une délation me concernant : « J’attire l’attention sur le citoyen Viacheslav Krivonossenko qui se comporte d’une manière bizarre. Il a les pupilles dilatées. Il est excité anormalement. Ses mouvements ne sont pas synchronisés. Il articule mal. Ses réflexes sont lents. Ces symptômes sont suffisants pour supposer qu’il se drogue ou absorbe des produits psychotoniques sans ordonnance d’un médecin ».
Un autre policier du nom de Baxarev A.C., qui ne m’a jamais rencontré, a écrit mot pour mot mes mêmes choses.
J’ai refusé de me soumettre à un tel examen.
Ils m’ont porté à l’hôpital pour examen de ma fracture de la cheville. En fait, personne ne m’a examiné à l’hôpital. Le policier Kucheliev D. A. a eu une discussion privée dans une pièce, en mon absence, avec une personne de l’administration hospitalière. Je suis resté, tout ce temps, assis sur un banc dans le couloir sous bonne garde. Le policier est réapparu avec un papier nommé « diagnostic » affirmant que la fracture du talon est en état de « consolidation ». Aucune hospitalisation n’est nécessaire. J’ai été ramené au commissariat et enfermé 24 heures dans une cellule sans chauffage.
Le lendemain, j’ai été amené au tribunal. Le procès a eu lieu à huis clos. C’est une habitude lorsque les services secrets trament de mauvais coups. Même ma mère s’est vu refuser l’accès à l’audience. Un gradé de la police a insisté auprès du juge pour que je sois condamné à une peine de prison ferme. J’ai été condamné à 10 jours de prison pour insoumission, car j’ai refusé de me soumettre aux examens antidrogue.
J’ai été transféré dans une prison pour purger ma peine. J’ai tout d’abord été enfermé 48 heures dans une cellule avec trois autres codétenus. J’ai ensuite été transféré pour 48 heures dans une autre cellule où se trouvaient deux autres militants de « Artpodgotovka », André Galenko et Genady Kozinov. Mes amis ont de suite compris que le quatrième codétenu de notre cellule était un mouton destiné à nous faire parler et que nos conversations étaient sur écoute. Évidemment, nous n’avons pas pu nous empêcher de parler. Sachant qu’il y avait des microphones nous avons critiqué abondamment Poutine, et évité de parler de nous-mêmes et de nos compagnons.
Au cours de mon incarcération, ma cheville s’est mise à enfler et à me faire souffrir. À plusieurs reprises, j’ai été amené à l’infirmerie de la prison où j’ai rencontré des infirmières. Ces dernières ont refusé de m’administrer des antidouleurs prétextant qu’elles ne sont pas médecins. Elles m’ont injecté une première fois un somnifère par piqûre. Malgré cela, les douleurs ont persisté. De retour en cellule, j’ai reçu un coup sur le pied. Je suis retourné à l’infirmerie. Il me semble que la personne, qui m’a examiné la deuxième fois, était médecin. Ce praticien m’a dit que l’os fracturé a subi un nouveau déplacement. Il a conclu que je devais être hospitalisé incessamment. En ma présence, un gradé du centre pénitentiaire a répondu que je ne pourrais être hospitalisé sans ordre de son supérieur. Demain, ce dernier viendra à la prison et décidera.
Le lendemain, mon avocat est venu me voir en prison. Allant à sa rencontre sous bonne escorte, des policiers en civil se tenaient dans le couloir. L’un d’eux m’a ordonné à mes gardiens de ne pas me porter à l’hôpital. L’avocat m’a dit que j’avais été emprisonné parce que j’avais refusé de témoigner et de collaborer avec la police. Si tu confirmes cela en appel, tu as une chance que l’on te réduise ta peine.
Alors que j’étais emprisonné, un ami a écrit à Constantin Zelenin d’« Artpodgotovka » réfugié en France. Cette organisation a pris à sa charge mes frais d’avocat. Elle lui a payé ses honoraires.
Au procès en appel, le juge m’a autorisé à rester assis lors des interrogatoires à cause du mauvais état de ma cheville. J’ai confirmé que je refusais de répondre aux questions des policiers. Le juge a réduit ma peine de quatre jours. On m’a reconduit à la prison pour 12 heures. Lorsque j’ai été libéré, l’administration m’a demandé de signer une attestation affirmant que je n’avais aucune revendication à son égard. Devant mon refus, le supérieur a ordonné que l’on établisse un procès-verbal déclarant que j’avais été grossier à leur égard. Dans ce cas, je n’aurai pas été libéré. J’ai cédé. Car je n’avais qu’une hâte, mettre fin à mes douleurs à la cheville. Je voulais sortir immédiatement.
Andre Galenko et Genadi Kozinov ont été libérés demi-heure avant moi. Ils m’attendaient à la sortie de la prison avec d’autres militants de Artpodgotovka et ceux d’Alexey Navalny.
Le lendemain, avec ma mère nous sommes allés à l’hôpital. J’ai demandé à la direction de celui-ci pour quelles raisons ils ont permis aux policiers mon emprisonnement dans un tel état. Je leur ai demandé un certificat déclarant que mon état de santé est incompatible avec une incarcération.
Je crains réellement un emprisonnement, car la police m’a impliqué dans trois autres affaires judiciaires : détérioration de bien, détention d’armes à feu et extrémisme. Pour le moment, j’ai le statut de témoin. Mais, il pourrait être tout moment requalifié en inculpé. Le médecin m’a dit avoir peur. Il ne fera pas cette attestation. Après auscultation, il m’a dit qu’un mois et demi était nécessaire pour que ma cheville désenfle. En janvier 2018, je serai opérable. Ma mère est allée voir le médecin en chef. Il s’est adressé à elle d’une manière très polie. Il lui a promis de me soigner personnellement à mon retour.
En ressortant de la clinique, j’ai compris que je pouvais être à nouveau emprisonné avec des chefs accusations beaucoup plus graves, passibles de peines beaucoup plus sévères. J’ai continué à être suivi par les agents du FSB. Ils sont revenus à mon domicile pour des prétextes futiles. Craignant une arrestation définitive, j’ai immédiatement fait la demande pour obtenir un passeport international qui me permettra de quitter la Russie. Une nouvelle vague d’arrestations préventives était à craindre avant la manifestation du 28 janvier d’Alexey Navalny. J’étais certain d’être sur la prochaine liste.

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Effectivement, la police et le FSB russes ont entrepris de nouveau une rafle pour prévenir cet événement. Parmi les militants qui viennent d’être arrêtés, il y a aussi ceux d’Artpogotovka, des antifascistes : tous des anti-Poutine. Les informations que nous recevons font état de mauvais traitements et de torture à l’électricité. On a relevé sur le corps de certains suppliciés, Ilya Kapustin par exemple, plus de cinquante blessures électriques provoquées avec Taser, certaines sur les parties génitales. Les accusations de terrorisme rendent passible de 12 à 20 ans de prison à régime sévère.
Je l’ai reçu mon passeport un mois après en avoir fait la demande. Je me suis adressé au consulat de France à Krasnodar pour obtenir un visa. Celui-ci m’autorise à arriver en France à partir du 24 janvier.
Sans perdre de temps, le jour même, je quittais Sotchi et j’atteignais Paris via Minsk. Je n’ai pas pris de vol Moscou – Paris, de crainte d’être arrêté par les gardes frontière russes à l’aéroport de Shérémétievo. J’ai franchi tout d’abord la frontière biélorusse peu surveillée. Ensuite, je me suis envolé de Minsk pour Paris.
Je suis resté deux jours en souffrance à l’aéroport CDG de Roissy, ne sachant où aller. Michel, un humaniste, prévenu par mes amis, est venu me chercher à l’aéroport. Il m’a hébergé chez lui, une semaine en région parisienne. Puis un autre m’a invité chez lui en province.
Handicapé, souffrant de la cheville, je ne peux rester dans la rue et je dois me faire soigner rapidement. Avec tous ces déplacements, mon état de santé s’est aggravé. Les médecins m’ont prévenu, si je ne me fais pas soigner rapidement, je pourrais rester estropié toute ma vie.
Je ne peux pas revenir en Russie en raison des dangers auxquels j’y suis soumis. Je vais m’adresser aux autorités françaises et leur demander de bien vouloir m’accorder l’asile politique.