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Billet de blog 8 mai 2015

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Moscou, « Affaire Bolotno »

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Publié par « Novaya gazeta » le 7 mai 2015.
Impossible d’être « Teatre.doc » et de ne pas mettre en scène « Affaire Bolotno »
Pourquoi donc le procureur, les services d'urgence et d'incendie sont venus voir Héléna Gremina dans sa loge?
« Affaire Bolotno », c'est le nom d'une pièce de théâtre présentée par « Teatre.doc » le 6 mai, date anniversaire d'une manifestation réprimée violemment par Poutine. L'onde de cette injustice, la plus importante de l'histoire de la nouvelle Russie, a créé cette pièce.
Dès que les premiers applaudissements eurent retenti, il a été demandé au metteur en scène, Héléna Gremina, de présenter les documents de bail des locaux situés rue Spartakovskaya à Moscou et dans lesquels « Teatre.doc » est installé depuis février.
« Je n'ai pas souvenance que tant d'hommes en uniforme noir viennent célébrer une première théâtrale, une dizaine de policiers en uniforme et autant en civil » dira Hélène Gremina. Ce jour, n'ayant pas avec elle les documents demandés, elle a prié que soit reportée pour le lendemain leur présentation aux autorités.

 La préparation de ce spectacle a commencé il y a un an. La jeune (24 ans) dramaturge Polina Borodina collecte depuis plusieurs mois les matériaux documentaires nécessaires. Elle s'est réunie avec les familles des victimes afin d’écrire la pièce. La première répétition coïncide avec l’arrivée dans les nouveaux locaux, et enfin, voici la Première.
Sur la scène, deux hamacs, deux abat-jours et une table. Sur la table, des caramels dans des emballages colorés. Pendant tout le spectacle, qui dure un peu plus d'une heure, les personnages vont retirer à tour de rôle, avec un faible bruissement, les caramels de leur papier pour les déposer nus dans un cornet, car la prison n'accepte pas les papiers de bonbons.
Sur le mur en briques du théâtre, une énorme bannière « liberté pour les prisonniers de « Bolotno! ». Sur le mur apparaissent des images en couleur: un jeune aux cheveux longs passe sur fond de foule bigarrée marmonnant : « Vive Mandelstam! » et des extraits du film « Hiver, partez », « Sur mes épaules se jette le tueur de loups séculaire».
Dans la pièce, il y a quelques intonations, des ruissellements semblables à des poissons d'argent dans un cours d'eau, des phrases clés retentissent : « la prison est un test pour l'humanité, elles ne sont pas plus mauvaises, elles sont meilleures. » « Les avocats disent que votre innocence est aussi difficile à prouver que de prouver que le soleil brille! ». « Un amendement vient d’être promulgué. Il est interdit de transmettre aux prisonniers des livres d'Histoire! »


Le théâtre a décidé délibérément de ne pas nommer de noms de famille , uniquement le degré de parenté, parfois la nature des relations: mère, père, fiancée. Tous les détails sont exposés selon leur type. Parmi les trente prisonniers arrêtés au hasard lors de la marche pacifique et autorisée mais jugés et condamnés dans « l'affaire Bolotno », ici dans le « Teatre.doc », il n'y a pas de cas personnel. Tous sont fusionnés dans un seul destin.
Dans la pièce il n'y a pas de vedette. L'essentiel : des gens entraînés par la roue de l'Histoire et qui ont réussi à survivre. Ici, il n'y a pas de politique, mais au travers de tous ces événements, une évidence: on a emprisonné des innocents, les témoins ont menti, la vérité a été déformée.
Le spectacle est tiré des dialogues et des monologues de ceux restés seuls dans des maisons abandonnées, liés par le sang et l'amour avec les prisonniers. Les gens se balancent dans des hamacs, pris par cette situation comme par des filets. Ils déballent de leur papier des kilogrammes de caramels, en parlant et en parlant. Le récit subit une sorte d'effacement, comme cela se produit dans la vie elle-même. Il n'est ni accentué, ni grossi par l'effet théâtral. Cependant, «Teatre.doc » accentue, non pas les caractères, mais les tendances de développement futur du pays. Ce n'est pas seulement un théâtre, mais une institution civile dans laquelle l'on ne joue pas, mais réfléchit sur les maux et catastrophes sociaux, où l'on protège droits et libertés.

Vous ne pouvez pas être "Teatre.doc» et de ne pas jouer « Affaire Bolotno » déclare Héléna Gremina lorsque l'on lui demande pourquoi a-t-elle choisi ce thème.
Plusieurs fois au cours du spectacle, le cri des personnes faussement accusées dénigrant le faux témoignage des forces spéciales est répété : «ta place est ici en prison !»
D'une manière presque shakespearienne est joué le thème « comment se marier en prison. » De l'expression au palais des mariages «tous viennent ici en couple, et moi je suis seule » à celle-ci «j'aurais voulu au moins le serrer 15 minutes dans mes bras ». L'heure de l'entrevue au cours de laquelle il m’était interdit de le toucher et puis, cette phrase inévitable : « Jeunes gens, c'est terminé.»
L'essentiel ne consiste pas dans le jeu des acteurs, quoiqu'il eut fallu montrer les yeux clairs de la mère, d'Anastasia Patlay. Il aurait été intéressant d'y faire un gros plan. Les acteurs Constantin Kozhevniko, Barbara Faier, Marina Boyko dictent le texte en présence des spectateurs les plus importants. Rôle qu'ils jouent eux-mêmes. La relation entre la scène et le public, voila l'axe principal du spectacle. « Chacun de vous aurait pu être à notre place ». Voilà pourquoi le refrain d'une romance du XIXe siècle est repris : « je vous apprendrai à aimer la liberté! » Et le public l'entonne .
À la fin de la pièce, sous les applaudissements de l'auditoire, les parents, épouses et amis des prisonniers de « Bolotno » issus de la salle montent sur scène. Quelqu'un pleure derrière moi. Un autre crie à haute voix. « Je vais dire à mon fils qu'ils ne sont pas oubliés, je lui parlerai de ce spectacle »

Pendant ce temps, dans la cour des hommes en uniforme attendent. Le jour de cette Première, ils sont venus sept fois. Au début il y avait deux, a déclaré Hélène Gremina, puis trois, puis une femme avec un chien. Puis vint un fourgon cellulaire. Ils ont demandé : « Que se prépare-t-il ici ? »
Notre théâtre est devenu un lieu de haute importance. C'est ce que l'on peut conclure suite à la multitude de visites qui nous ont été faites de la part des autorités ce jour.
Trois des fonctionnaires, qui se sont présentés le 7 mai, nous ont déclarés avoir été informé que la réglementation anti-incendie a été violée.
- Quand ?
- Hier. (c'est-à-dire le jour du spectacle). En tant que Procureur, nous sommes obligé de réagir.

La représentante du Procureur est une blonde fragile, accompagnée de deux jeunes hommes: un lieutenant de police, un fonctionnaire de surveillance du Service des incendies et un représentant de l'inspection administrative et technique proposé à la collecte des ordures.
Nous avons demandé au lieutenant s'il a inspecté le théâtre au moins une fois auparavant. Il secoue la tête pour dire « non ». J'inspecte des sites plus importants, dit-il.
Nous avons été promu à un site important, ironise Héléna Gremina. Pourquoi un tel contrôle est-il si urgent ? En général l'administration prévient de ses visites trois jours auparavant. Celle-ci aura été inopinée.

 Pour des raisons de sécurité les documents demandés ne sont pas gardés sur place. Héléna Gremina les présentera demain à l'administration. Ceci constitue une infraction administrative qui n’entraînera pas une fermeture selon la loi, dit le lieutenant, mais pour cela des poursuites judiciaires seront engagées.

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