En 1925, Mikhaïl Boulgakov a écrit « Cœur de chien », une nouvelle fantastique qui sera publiée pour la première fois en URSS, en 1987. Lorsqu’en 1989, j’ai assisté à sa représentation au théâtre dramatique Stanislavski à Moscou, je ne pensais pas que cette parodie de la Russie soviétique deviendrait un satyre de la Russie des 25 prochaines années.
Le professeur Preobrajenski, chirurgien de renommée mondiale, greffe sur un chien errant l’hypophyse d’un homme qui vient de mourir à Moscou. Suite à l’opération, le chien se réveille sous la forme d’un homme et prend le nom de Poligraf Poligrafovich. Hélas, Poligraf Poligrafovich se comporte comme un vaurien. Devenu grossier tchéquiste, il chasse les chats dans les rues de Moscou. Certes, l’exploit chirurgical du professeur Preobrajenski est remarquable, mais l’échec moral est total. Reconnaissant sa défaite, le professeur Preobrajenski capitule et rémétamorphose Poligraf Poligrafovich en chien.
Par cette nouvelle, Mikhaïl Boulgakov a évoqué l’impossibilité d’éduquer le peuple russe en lui implantant des greffons. Le professeur Preobrajenski n’a pu inculquer les bonnes manières et civiliser ce chien errant. On ne transforme pas un moujik en intellectuel aussi facilement. Lénine a voulu greffer le marxisme à la Russie. Vous en connaissez le résultat. Marx, lui-même, se retournerait dans sa tombe s’il voyait oh ! combien sa théorie a été dénaturée au point d’être haïe par le reste de l’humanité pour bien longtemps. Comme le professeur Préobrajenski inocula l’hypophyse au chien, Gorbatchev a voulu greffer à la Russie des valeurs universelles pour la transformer en démocratie. En 2015, l’amère constatation est la suivante : l’URSS est de retour. Poligraf Poligrafovich, réincarné par Poutine, est à nouveau maître du Kremlin. Certes, il ne chasse pas les chats errants dans les rues de Moscou, mais les démocrates et les libertés dans toute la Russie. Comment ce retour en arrière a-t-il été possible ?
Le Russe socialisé sous le pouvoir soviétique, devenu officiellement « l’homo-soviéticus », a été nommé « Sovok ». Il était tout à fait chimérique de tenter de le ressocialiser en lui imposant pour tâche d’acquérir de nouvelles conceptions et pratiques afin de s’adapter à un système social nouveau qu’il devra construire simultanément. Un saut dans l’inconnu, en quelque sorte. L’échec était prévisible. Un retour soudain dans le passé en a été le prix à payer. Ricochet de l’URSS, miniaturisée certes, 25 ans plus tard : voici la Russie de Poutine !
Les concepts de patrie et de pouvoir se confondent dans la conscience russe. Selon l’historien Solovev, très tôt, le mot « terre » signifiant « Patrie » a été remplacé par « Volost » signifiant « pouvoir ». Issues des sociétés primitives, les assemblées populaires « vétchées » ont disparu au profit des princes. Le système féodal s’est confirmé définitivement lorsque le pouvoir s’est installé définitivement à Moscou. Le Khan tatar, despote des steppes, s’est transformé en Tsar, en empereur de toutes les Russies puis en secrétaire général du parti communiste de l’URSS. Voici une bien triste réalité : il n’y a jamais eu de révolution démocratique en Russie. Au début des années 1990, sous l’influence occidentale, la Constitution russe a enfin inscrit dans son marbre les principes de démocratie et de liberté. Mais l’eau de l’indifférence y glisse dessus. Passer de la théorie à la pratique sera beaucoup plus difficile. Le peuple russe ne se soumet pas aux principes, si beaux soient-ils, mais à ses autocrates successifs, tant par habitude que par crainte. Il est plus facile de réactiver et surtout de mettre à profit pour soi-même ce réflexe séculaire de soumission des masses populaires à l’autorité impériale plutôt que de se lancer dans une pérestroïka des mentalités et de tenter d’inculquer dans les consciences des idées démocratiques et d’alternance du pouvoir si peu profitables à celui qui veut y rester. Gorbatchev a essayé. En vain ! Ces idées, importées d’Occident, n’ont eu qu’un succès éphémère. Le législateur avait fixé dans la Constitution nouvelle un article garantissant le renouvellement du pouvoir afin de prévenir l’inamovibilité des dirigeants, tare des régimes précédents. Une entourloupette se jouera de cela. Poutine deviendra autocrate à vie. Le Sovok, accoutumé aux dirigeants indéboulonnables, a accepté ce soviétisme. Sa tradition veut que l’autocrate soit éternel. Ce dernier incarne La Patrie. Aujourd’hui, critiquer Poutine, c’est critiquer la Russie. Poutinisme et patriotisme se confondent.
Le drapeau actuel russe symbolise une conception hiérarchisée de l’idéologie de l’État. Il suggère la soumission des consciences. De toute évidence, il n’est pas laïque. Le peuple y est représenté en rouge, en bas. Il est dominé successivement par le pouvoir temporel, en bleue, et par le pouvoir spirituel supérieur de couleur blanche. Le peuple doit se soumettre à la Foi et au Tsar. Cette image impose l’assujettissement. Comparez avec le drapeau français. La couleur blanche du roi est encadrée de celles du peuple de Paris : le bleu et le rouge. Elles sont toutes sur un même niveau. Aucun emblème ne domine les autres. Nous ne chanterons pas, mais avouez qu’il est plus facile de se battre pour la liberté dans un pays dont la devise commence par le mot « Liberté », que dans celui d’un état qui clame la primauté de la « Foi », religieuse ou profane, peu importe.
Les tentatives de pérestroïka, reconstruction fondamentale souhaitée par Gorbatchev, et les balbutiements de démocratisation exprimée en 1992 sont mort-nés. En 1999, avec l’arrivée au pouvoir de Poutine, c’est le KGB qui a repris sérieusement les affaires du pays en main. En 1991, la statue de Félix Djerjinski, fondateur de la Tchéka, avait été déboulonnée à Loubianka, mais 9 ans plus tard, c’est le directeur de Loubianka lui-même, Poutine, qui s’installera à vie au Kremlin. Un point final a été apposé aux espoirs de démocratisation de la Russie. Le prochain soulèvement démocratique, s’il a lieu, sera plus difficile... et risqué. La perspective d’un Maïdan russe effraye. Le pouvoir s’y prépare en reconstituant l’arsenal répressif soviétique. La Duma s’est transformée en imprimante folle qui adopte toutes les lois liberticides ordonnées par le Kremlin.
Un seul homme dirige la Russie : Poutine. En 1979, la décision d’intervenir en Afghanistan avait été prise par le Politburo avec deux voix de majorité. En 2014, Poutine, seul, a décidé d’annexer la Crimée. Il se vante de cela dans le film « Retour de la Crimée ». Sous le régime précédent, les décisions étaient collectives. Aujourd’hui, elles sont personnelles. En 1964, le Poliburo avait limogé Kroutchetchev. Aujourd’hui, il n’y a pas de Politburo capable de débarrasser la Russie de Poutine, bien que chacun a compris la fragilité d’un système axé sur la personnalité d’un seul homme. Ce retour nous ramène presque 100 ans en arrière : en 1917. Le pouvoir a perdu sa forme collégiale pour devenir strictement individuel. Ceci a été particulièrement inquiétant lorsque Poutine a décidé, seul, de mettre sur le pied d’alerte les forces nucléaires stratégiques, en cas de réaction des puissances occidentales lors du conflit ukrainien. À l’époque soviétique, cette prérogative appartenait à un triumvirat composé du chef d’État, du ministre de la Défense et du chef d’État-major. Aujourd’hui, un homme seul dispose du feu nucléaire russe. La gestion de ce pays bicontinental est abandonnée aux caprices d’un seul individu qui de toute évidence n’est pas un visionnaire et est incompétent dans bien des domaines, à l’exception d’un seul : la conservation du pouvoir. Les objectifs de démocratisation du pays n’ont pas été atteints. Bien au contraire : nous nous retrouvons dans un régime dictatorial personnel.
L’idéologie communiste était le vecteur central du système soviétique. Elle lui assurait un vaste réseau d’alliances de pays frères. En 1992, l’abandon du communisme a réduit à néant cet appui doctrinal sans que la démocratisation de la Fédération de Russie amorcée puis abandonnée ne puisse lui procurer un palliatif. Suite à cet entrechat inachevé, la Russie se retrouve isolée, seule contre tous. L’image de Poutine mangeant seul à sa table, lors du sommet du G-20, matérialise cette isolation.
La Russie d’aujourd’hui est un État à l’idéologie hétéroclite reconstruite de bric et de broc sur la base de nostalgies impériales, nationalismes outragés et d’un composite bigarré d’emprunts et pastiches les plus divers. Cela, afin de créer l’image d’un sanctuaire assiégé par le monde extérieur. Cette berlue valorise le président. Elle provoque un réflexe d’autodéfense incitant la population à se blottir autour de lui. Transformé en Apollon par l’imagerie propagandiste, Poutine pose torse nu. Qu’il est beau ! Judoka, joueur de hockey, il fait du cheval, il pêche des gros brochets ou bien, habillé de blanc comme les archanges dans la pureté du ciel bleu, il vole avec les cigognes en deltaplane. Vainqueur des Tchétchènes, Géorgiens, il annexe la Crimée et vole à présent au secours des frères du Donbass. Il défie le président de la plus grande puissance mondiale, Obama. Le Sovok est flatté à souhait. Son pays, l’URSS, a retrouvé son rang de grande puissance, pour un instant. Il punit l’Occident en déclarant un embargo alimentaire qui prive en premier lieu les Russes. Comme dame Carcas, qui avait jeté du haut des remparts de Carcassonne un porc au ventre plein pour convaincre Charlemagne de la futilité du siège de la ville, Poutine détruit ostensiblement avec ses bulldozers des tonnes de fromages importés pour prouver à l’Occident que malgré ses sanctions le Sovok se vautre dans l’opulence.
Il faudra lire la presse d’opposition pour apprendre qu’en Russie des millions de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté. Poutine a désindustrialisé le pays au point de le transformer en appendice minier non seulement de l’Europe, mais aussi de la Chine. Le rouble chancelle au gré des fluctuations du cours du pétrole. Il a perdu 30 % de sa valeur ces trois derniers mois. Les prix ont augmenté de 10 % depuis le début de l’année. 200 000 personnes ont quitté définitivement le pays depuis le premier janvier 2015. Pour la même période, il y en a eu 110 000 l’an dernier. En 2014, la fuite des capitaux de Russie s’est élevée à 151 milliards $. Du jamais vu !
La mafia communiste est devenue tout simplement la mafia.
La mafia russe n’est pas née après la chute de l’URSS. Elle existait auparavant. C’était la mafia communiste. Ses membres ont quitté le parti pour poursuivre leur activité avec une intensité accrue. L’abandon de l’idéologie et l’absence d’objectifs nationaux et sociaux ont libéré les comportements des tabous précédemment imposés. L’individualisme est la seule morale. L’avidité, une vertu autorisant le pillage de l’état sans aucune retenue. Celui qui a su s’affranchir de tout scrupule se comporte comme un renard dans le poulailler du bien public. L’accès au pouvoir a été un ticket d’entrée aux postes les plus privilégiés permettant de ravager le pays. La mafia communiste pillait par millions. Les prélèvements effectués par la mafia actuelle se chiffrent en centaines de milliards. Le Sovok a été tout aussi indifférent que précédemment, car cette tare nationale est pour lui un phénomène naturel inévitable auquel il convient de s’adapter et non de combattre. Pour comprendre sa mentalité, vous devez inverser l’échelle des valeurs. Le vice, c’est la vertu qui vous permettra de survivre et de prospérer dans cette société. La vertu est un terrible défaut qui vous empêchera de vous adapter et même de vivre. Dans ce dernier cas, il ne vous reste que deux variantes : vivre ici en dissident ou émigrer. L’intermède démocratique entamé en 1992 était voué assurément à l’échec, car la société russe était incapable de transformer profondément ses habitudes sur simple oukase, aussi louable soit-il.
Pour imager ce que je viens de dire, je vais citer deux exemples personnels.
1- Un juge d’instruction de l’inspection fiscale vient me voir et me propose un arrangement à l’amiable en échange d’un pot-de-vin d’un montant de 3000 $. Je suis rentré en contact avec l’attaché de police de l’ambassade de France qui a refusé de se mêler de cela. Sortant de ses locaux, rue Bolchaya Yakimanka à Moscou, je tends le bras. Un taxi s’arrête. J’y saute dedans et dit « A Loubianka ». J’arrive dans les locaux du FSB (KGB). Je m’y plains du personnage. J’étais le seul à faire cela ce jour-là. Les locaux étaient vides. Un traquenard est organisé et notre juge d’instruction de la justice fiscale s’est retrouvé en prison. Le jour du procès, je me suis déplacé pour le charger abondamment. La totalité de mon entourage russe a réagi ainsi : « Il ne fallait pas faire cela. Nous, on paye toujours. Il faut payer pour ne pas avoir d’ennui ». La réticence a été générale.
2- Un ami avait l’air soucieux. Je lui ai posé la question : « Qu’as-tu ? » Son fils de 17 ans, étudiant, a trouvé du travail dans une société. Après qu’il eut fourni tous ses papiers, la société ne l’a pas embauché. Le directeur de celle-ci retirait tous les mois les salaires d’une dizaine d’employés fictifs inscrits ainsi, qu’il encaissait. La police s’en mêle et va arrêter le mineur au collège sans en aviser les parents. Elle lui demande de signer des papiers en lui disant préalablement que l’affaire est close. Les documents sitôt signés, la police se ravise et dit au jeune : « Rentre chez toi et dis à tes parents que tu risques quatre ans de prison. » Vous comprenez à présent pourquoi mon ami était soucieux. Sa première réaction a été de me dire : « Nous allons payer. » Socialisé en URSS, cet homme a adopté une attitude de survie qui a fait ses preuves au cours de générations. Il a payé 800.000 roubles, soit : 40.000 euros du moment pour sauver son fils. Chacun a remarqué l’éclatante « leçon civique » que recevra le jeune garçon. Ce dernier a été convoqué une nouvelle fois par la police, mais cette fois-ci, elle l’avait informé préalablement des questions qu’elle lui posera et lui a donné les réponses à apprendre par cœur pour ce nouvel interrogatoire. Depuis, le garçon a émigré aux États Unis. Morale : la conscience doit se soumettre à la réalité ou bien il faut dégager.
Il faut venir vivre en Russie pour comprendre à quel point le système est corrompu jusqu’à la moelle. La corruption est le seul moyen, non seulement d’ascension sociale, mais aussi de survie. Elle mène les bandits à la fortune et aux honneurs dans les palais dorés du Kremlin et les honnêtes personnes à la dissidence, à la prison comme Oudaltsov, à l’exil comme Kasparov ou à la mort comme Magnitsky ou Nemtsov.
Dans le roman de Mikhaïl Boulgakov, « Cœur de chien », le professeur Preobrajenski garde la main sur Poligraf Poligrafovich. Avec l’aide de son assistant, il réussit, non sans peine, à le réincarner en chien. Aujourd’hui, il sera très difficile de débarrasser la Russie du tchéquiste de Loubianka devenu président.