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Billet de blog 10 octobre 2015

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Russie. Adieu au Whisky !

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La crise tue l’art de boire nouvellement né en Russie.

La première année qui a suivi l’annexion de la Crimée a été la pire pour les amateurs d’alcools importés. La demande en vins et spiritueux chers a chuté avec le pouvoir d’achat de la population. Les plus gros acheteurs ont réduit leurs importations, revu leurs plans et simplifié leur gamme. La jeune classe moyenne russe est contrainte de renoncer aux alcools prestigieux dont elle venait juste de découvrir le goût. Les Russes reviennent massivement à la vodka et à la bière ordinaire.

En 2015, pour la première fois au cours de ces cinq dernières années, les importations d’alcool en Russie ont chuté. Depuis que le pays a fait connaissance avec l’alcool étranger, son importation et sa consommation n’ont cessé d’augmenter. Mais en ces temps de crise, le whisky « single malt » n’est plus la priorité pour le peuple. Vadim Drobiz, directeur du Centre de recherche des marchés de l’alcool cite : « La consommation des alcools prestigieux a diminué de 20 à 25 %. Les importations de whisky pour la période de janvier à juillet 2015 ont chuté de 34 %, le djinn de 30 %, le Calvados de 40 %, le brandy et le cognac de 35 %, le rhum et la tequila de 32 %. Les importations de vodka ont fortement chuté : de 85 %. Dans les magasins, ces gammes sont toujours exposées parce qu’il y avait des stocks très importants. Maintenant, elles se vendent encore, mais les stocks se réduisent au strict minimum. Les ventes au détail de spiritueux distillés importés et nationaux ont chuté environ de la même valeur, de 8 et 10 %, à condition que l’on considère uniquement le marché légal, a déclaré Vadim Drobiz
Les fournisseurs, d’alcool « de haut de gamme », sont contraints de les reviser. Svetlana Arsenashvili, PDG de « Vintage-M », affirme que l’importation, des cognacs XO et vin coûtant plus de 100 euros par bouteille, est totalement arrêtée. Cette année, nous ne commandons plus de marchandises d’une valeur supérieure à 100 euros. Nous nous orientons vers des produits à valeur inférieure à 50 euros. En 2009, 80 % de notre gamme de vins coûtaient de 15 à 20 euros par bouteille. Maintenant c’est 10 euros ou moins. Les alcools prestigieux sont achetés par les restaurants, magasins spécialisés, ainsi que des clients privés ayant un revenu stable mensuel supérieur à 100.000 roubles. De décembre 2014 à mars 2015, la société a perdu 30 % de ses clients. Elle a réduit ses coûts, fermé ses magasins et restaurants.
Vadim Drobiz pense que les problèmes économiques liés aux sanctions et la stagnation économique dans son ensemble n’ont pas modifié les principes de consommation d’alcool. Celui qui pouvait se permettre whisky ou vins onéreux peut le faire encore maintenant. Ils sont peu nombreux, mais existent encore. Celui, qui ne peut se payer que de la vodka bon marché, continue à boire celle-ci. Ce sont ceux qui ont tenté de modifier leur pratique de consommation qui ont subi la crise. Ceux, qui avaient un salaire de 30.000 roubles, achetaient parfois une boisson inaccoutumée. En temps de crise, cela ne se reproduira plus. La population commence à boire des produits moins coûteux et de plus en plus de l’alcool à bon marché. La consommation d’alcools forts croît. La consommation de bière, de vin et de boissons peu alcoolisées chute.


Oleg Zykov, directeur de l’Institut de la toxicomanie, affirme : on ne boit pas moins en Russie. Il y a actuellement une augmentation de la consommation d’alcool chez les jeunes Russes. Vadim Drobiz dit : généralement, ils boivent plus de spiritueux dont certains sont frauduleux. En Biélorussie, officiellement il est vendu 12 litres d’alcool fort par an et par personne. En Russie, c’est moins de 10 litres. Cela est impossible. Les alcools illégaux représentent le tiers du marché russe, déclare l’expert.
Selon les données du site « AlkoPro », l’achat d’une licence production de spiritueux pour cinq ans coûte 6,5 millions de roubles. Pour la production de vin, 800 000 rb. D’après les statistiques de l’organisme de supervision de la consommation d’alcool, cette dernière ne s’est pas modifiée dramatiquement ces deux dernières années. En 2013, il a identifié 16 cas de production clandestine d’alcool. En 2014, ce chiffre était de 19, et seulement de deux pour les trois premiers mois de 2015. Au cours de ces cinq dernières années, il n’y a eu aucun cas d’importation de spiritueux illégale ou de contrefaçon d’étiquetage.
En 2015, officiellement, une seule distillerie clandestine a été découverte.
Vadim Drobiz est convaincu que les spiritueux clandestins alimentent 30 % du marché russe. Il convient d’ajouter à ce chiffre la quantité d’alcools produite par les distilleries légales en sus des quotas qui leur sont autorisés. Elles déclarent être exploitées à 15  ou 20 % de leurs capacités alors qu’elles tournent 24 h sur 24. Vadim Drobiz et Oleg Zykov sont d’accord. Cela complique la régulation du marché et l’appréhension de la consommation. Les statistiques de l’observatoire de la consommation d’alcool confirment : les distillateurs falsifient leurs chiffres de plus en plus. Si en 2013, il y a eu 599 cas de fausses déclarations, en 2014, il y en avait 757. De janvier à mars 2015, près d’un tiers de l’année précédente, soit 189 cas.
En plus de la vodka, pour ceux qui sont habitués à boire quelque chose de fort, les fabricants offrent la version « économique » d’une boisson prestigieuse. Déjà en 2013-2014, des boissons imitant le whisky et le rhum sont apparues sur le marché russe. Le premier à avoir cette idée a été, Diageo, le plus grand importateur d’alcool : son rhum « Shark Tooth » et son whisky « Rowson`s Reserve » coûtent environ 25 % moins cher que les boissons imitées les plus populaires. En fait, le whisky et le rhum rentrent de 2 à 3 % dans leur composition, dans les cas les plus favorables. Le reste, c’est de l’alcool éthylique et de l’eau, a affirmé le directeur de l’école des sommeliers, Erkin Tuzmukhamedov.


Après Diageo, le plus gros producteur de spiritueux russes « Synergie » et le réseau de supermarchés « Dixie » se sont lancés dans la fabrication d’imitations de rhum, whisky et djinn.


La culture de consommation d’alcool en dit beaucoup sur une société. Svetlana Arsenashvili note qu’au cours des 20 dernières années, les Russes ont fait des progrès dans ce sens et ont même réussi à rattraper et dépasser les pays producteurs de vin européens. Cela ne concerne pas seulement les Russes riches. « Pour comprendre la culture de la consommation du vin, il nous a fallu 20 ans. Ce même chemin a été accompli par d’autres peuples au cours de plusieurs générations. Cela, grâce aux personnes qui ont voyagé dans les pays à culture vinicole. Elles ont modifié leurs habitudes de consommation d’alcool. Elles ne boivent plus pour s’enivrer ou pour se remonter le moral, mais pour agrémenter un bon repas ou, par exemple, pour discuter en soirée autour d’un verre de bon cognac, pour se détendre et penser. En 20 ans, nous avons appris à déguster et à comprendre le vin. Maintenant, nous faisons cela encore mieux que les Italiens, par exemple, qui vivent dans leur village et ne boivent que le vin de leur région. Les jeunes Russes sont experts en bières et en vin de bonne qualité.
Cependant, Vadim Drobiz n’est pas aussi optimiste. Selon les statistiques, actuellement, notre consommation est moins culturelle qu’avant la pérestroïka. Nous buvons 70 % de plus d’alcool fort qu’avant la pérestroïka. En 1984, la consommation par personne et par an n’était que de 10 litres de spiritueux, 26 litres de vin, de 23 à 24 litres de bière. En 2014, pour l’alcool fort : pas moins de 16 litres par personne ; bière : 70 litres ; vin : 8,5 litres. Autrement dit, la consommation de spiritueux a augmenté de 70 %, celle de bière de 350 %. Celle de vin a été divisée par 4. Vadim Drobiz confirme ces statistiques de la société de recherche Nielsen. Selon cette dernière, ce qu’ont bu les Russes en 2014 se répartit ainsi : 73 % de bière, 10 % de vodka, 7 % pour les cocktails alcoolisés, 7 % de vins y compris les mousseux. Les spiritueux prestigieux ne représentent que 1 %. Tout cela est un signe de la crise, lorsque le consommateur se refuse une boisson délicieuse et renonce à son plaisir, explique Drobiz. Une relance de la consommation de vin sera un signe de reprise économique, sociale et culturelle, dit l’expert.

Avant, le spiritueux onéreux était un objet de luxe que les gens s’offraient. Maintenant, ils continuent à boire du vin et des spiritueux, mais simplement pour la dégustation et non pas comme un faste, affirme Svetlana Arsenashvili. Quoi qu’il en soit, pour les amoureux de la belle table, les prévisions sont tristes. De juillet à août 2015 seulement, le prix de l’alcool importé a augmenté de 25 %. On n’envisage pas de baisse.

Aricle de Anna Baïdakova, paru le 10/10 : 2015 dans Novaya gazeta.

http://www.novayagazeta.ru/society/70249.html


Commentaires de Boris, Lutte ! Cet article est remarquable. Un travail exceptionnel a été fait par les vignerons français. On se souvient de l’invitation de Poutine dans le Bordelais. Des sommeliers de restaurants moscovites m’ont dit avoir effectué des stages en France, à l’invitation des chais français. Des écoles et des cours ont eu lieu à Moscou. Il était de bon ton d’y participer, tant du côté des restaurateurs de la ville que du “beau monde” désirant s’ouvrir à la gastronomie française. L’ouverture des frontières, le tourisme, la multiplication des échanges culturels ont modifié l’art de la table. Je me rappelle qu’aux débuts, les Russes choisissaient le vin le plus cher de la carte pour être sûrs d’avoir le meilleur. À l’étranger, le restaurateur écrivait au crayon “sweet” sous un vin doux. Il m’expliquait à basse voix cette annotation ainsi : “C’est pour les Russes”. Depuis, les “nouveaux Russes” sont devenus gourmets et savent apprécier le vin en fonction de ses qualités gustatives, et non plus en fonction de son seul prix.

La crise, certes comme le souligne Anna Baïdakova, auteur de l’article, mais aussi l’embargo sur l’alimentation européenne décrété par Poutine, porte un coup sévère à la gastronomie. Comment apprécier le vin dans un pays qui n’a plus de fromage ? De vrais fromages ! Les formages à pâte molle ont disparu des magasins russes. On y vend à présent du camembert russe à pâte dure. Il se trouve dans une boîte en bois tout à fait inutile, sauf pour tromper le consommateur. Aujourd’hui, 80 % du “fromage” russe est fabriqué à partir de graisse végétale. Les vaches laitières n’ont pas eu le temps de naître et de grandir depuis la mise en place de l’embargo par Poutine. Un embargo qui ressemble à un “Hara-kiri de l’estomac”.

Un réseau de magasin “vinothéque” couvre Moscou. Il y en a une en bas de chez moi. Il est plein de bouteilles, mais vide de client. Je suis allé taquiner la vendeuse : “Comment peut-on boire du vin dans un pays où le roquefort est interdit ?” Comme toutes les personnes qui ont peur de parler, elle m’a répondu “Nitchevo ; Vsio boudet khorocho.” “No, bez vino”, je lui ai répondu. C’est-à-dire : Ce n’est rien. Tout ira bien. Mais sans vin, ai-je répondu.

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