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Billet de blog 17 janvier 2016

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Piquet à Moscou.

Sur Facebook circulait une information qu’un piquet de protestation aura lieu le samedi 16 janvier, Place du Manège à Moscou. J’ai décidé d’y aller.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
La Constitution doit être respectée © B, l!

Tout d’abord, il convient de préciser que participer à un piquet est un exercice dangereux. Bien que cette forme de protestation soit la seule actuellement permise sans autorisation préalable des autorités, la police peut vous conduire au poste de police si vous vous comportez sans respecter quelques règles élémentaires. Si par malheur cela se produit avec un peu de chance vous pourrez vous en sortir avec une amende de quelques milliers de roubles. Sinon, ce sera quinze jours de prison ou cinq ans s’il y a récidive selon l’article 212.1 du Code pénal promulgué dernièrement par Poutine. Ainsi, Ildar Dadin, militant de la société civile vient d’être condamné à trois ans de prison. Aujourd’hui, sa fiancée était venue au piquet pour témoigner des conditions de détention de son bien-aimé.

Seuls les piquets d’une personne sont autorisés. Si une autre personne, qui se tient à moins de cinquante mètres de la première, donne l’impression d’être aussi en « piquet », il y a violation de la loi. Le piquet devient multiple et les deux personnes se font arrêtées. Une autre personne peut prendre la relève du piquet en cours en observant la règle suivante. Elle doit attendre que ce dernier fasse disparaître entièrement l’affiche brandie avant de dérouler ou de sortir elle-même la sienne de son sac. Si à un même instant, deux affiches tenues par deux personnes sont exposées, le piquet devient « multiple » et les deux fautifs se font embarquer par la police. Les autres militants doivent se maintenir à une distance respectable du piquet solitaire, se conformer à la neutralité et surtout n’avoir aucun comportement susceptible de faire croire à une quelconque complicité. Photographier ou filmer le piquet est autorisé. Mais, il ne faut pas rester, même pour parler, avec le piquet trop longtemps afin de ne pas le transformer en piquet multiple. Curieux par nature, je me suis souvent approché du piquet pour l’interroger. À chaque fois, celui-ci m’a alors conseillé de m’éloigner, car je compromettais sa sécurité et la mienne. Avant de se mettre en piquet, il faut se munir de ses papiers. La police ne manquera pas de s’approcher pour vérifier et relever l’identité. Celle-ci sera transmise obligatoirement à Loubianka. Faire un piquet sans ses papiers conduit immanquablement à l’arrestation.

Illustration 2
Rester à distance du piquet © B, l!

Cela, c’est de la théorie, car en fait la police arrête qui elle veut. Elle peut arrêter un piquet solitaire en disant qu’il y en avait deux et que l’autre a fui. Lors de la vérification des papiers d’identité, il faut éviter de parler, de répondre aux questions et surtout éviter de blesser la susceptibilité du policier. Celui-ci dispose de tout l’arsenal juridique nécessaire pour emprisonner quiconque, s’il le désire. Si un policier déclare que lors d’une arrestation il a ressenti une douleur, parce que vous l’auriez frappé, pincé ou mordu comme Garry Kasparov, la peine est de quatre à cinq ans de prison. (Le champion du monde d’échec avait été accusé d’avoir mordu un policier.) Marc maîtrise la technique du piquet. Il porte sur sa poitrine un enregistreur vidéo. Celui-ci est prévu pour être installé sur une automobile, mais Marc l’adapté. Il le porte avec une ficelle passée autour de son cou. Il est parfaitement visible. Tout d’abord, il fait baisser ainsi la fougue de son interlocuteur qui se sait filmé. Il permet de graver des images qui seront diffusées sur internet. Mais surtout, il permet de rassembler des preuves en cas d’arrestation et ainsi d’éviter de lourdes condamnations, car la parole des policiers prime en cas de procès.

Il arrive souvent que des activistes des mouvements pro-Poutine, NOD ou SERB, viennent faire des provocations arborant le ruban de Saint Georges. Cet insigne est une marque d’impunité. La police arrête tout le monde. Quelques instants plus tard, les provocateurs sont relâchés, jusqu’à la prochaine fois, et les autres envoyés en prison pour jugement.

Ce samedi 16 janvier, place du Manége, nous avions de la compagnie : quelques policiers en uniforme et des agents du FSB. C’est normal, ils lisent eux aussi Facebook. À leur regard, j’ai compris qu’ils s’intéressaient beaucoup à moi. Certainement parce que mon visage est nouveau et pas encore fiché à Loubianka. La quinzaine de militants présents est expérimentée, car assidue aux manifestations régulières organisées par le mouvement démocratique russe. Toutes les personnes qui ont posé successivement en piquet sous la statue du maréchal Joukov ont eu leur identité contrôlée par les policiers en uniforme.

Soudain, une personne me dit à voix basse : « On va leur fausser compagnie ». Puis fortement, elle rajouta : « On rentre à la maison ». Les activistes se sont éloignés par petits groupes vers le métro avec la consigne : « À la station Pouchkinskaya ». Nouvelle ruse : une autre consigne est transmise : « À la place Triumphalnaya ». Ici, devant la statue de Mayakovsky, la rotation des piquets reprit selon les consignes de sécurité bien rodées. Chacun ne pose que quelques minutes, car la température de l’air est moins quinze degrés. Des photos sont prises et les piquets alternent. Ces photos sont immédiatement transmises sur les réseaux sociaux via internet. Si on est arrêté, les photos sont sauvegardées et déjà diffusées. C’est une manière de propager les slogans sur internet :

·         « Arrêtez de piller le peuple ! »,

·         « Vous bombardez la Syrie et nous attendons nos pensions de retraites et médicaments »,

·         « Idée nationale de la Fédération de Russie : guerre en Tchétchénie, en Géorgie, en Ukraine, en Syrie et les cercueils en retour »,

·         « Je n’ai pas peur »,

·         « On ne convainc pas les affamés qu’ils sont rassasiés »,

·         « La Crimée remplace nos retraites »,

·         « Organiser une révolution démocratique »,

·         et autres slogans exigeant le respect du droit constitutionnel.

Illustration 3
Liouba: "Je n'ai pas peur !" © B, l!

Tout allait très bien. Piquets et photos se succédaient jusqu’à ce que deux policiers arrivent. L’un d’eux s’approcha de la personne posant, Liouba, une femme aux cheveux blancs. Elle aurait pu être la grand-mère de cet agent. Liouba s’est comportée dignement, car affronter avec fierté un contrôle des flics du pouvoir, montrer que l’on n’a pas peur d’eux et de lui, cela aussi est un message d’encouragement à adresser au peuple via les réseaux sociaux : « Nous n’avons pas peur ! »Tout aussi pédagogique que les slogans politiques. Au cours de la vérification, les militants se sont approchés du policier. Ils ont filmé et photographié la scène, qui dura environ 15 minutes dans un climat très lourd. Le moindre énervement ou la moindre erreur peut conduire à la case prison.

Illustration 4
Contrôle policier © B, l!

Le contrôle de police terminé, les policiers se sont éloignés et le piquet a repris. Ce fut le tour de la fiancée du prisonnier politique Ildar Dadin condamné à trois ans de prison. La pancarte qu’elle brandissait exigeait libération de son bien-aimé. Elle s’est mise alors à raconter les conditions de détention d’Ildar. Ce fut émouvant ! Bien que séparés par la prison, ils sont toujours unis par l’amour et leur combat pour la Liberté.

Illustration 5
Fiancée d'Idlar Dadin: "Libérez le!" © B, l!

Voilà presque un an qu’il n’y a pas eu de manifestation de l’opposition à Moscou. La dernière a été faite après l’assassinat de Boris Nemtsov le 27 février 2015. Le pouvoir a refusé toutes les demandes suivantes, dont la dernière du 12 décembre en faveur de la Constitution. L’opposition a été décapitée par assassinat (Boris Nemtsov), par l’emprisonnement (Seruey Oudaltsov). Garry Kasparov a été contraint à l’exil. Khakamada a préféré se retirer de la vie politique, et on la comprend.

Le piquet est un dernier moyen de montrer que l’opposition démocratique est toujours vivante et active dans la rue et sur les réseaux sociaux.

En URSS, le mouvement de dissidence était très minoritaire. Les peines de prison étaient aussi très lourdes. Pourtant, c’est L’URSS qui s’est effondrée.

Aujourd’hui, 25 ans après, Poutine, ex-directeur du KGB, veut refaire une « URSS, version light », comme le « Coca-cola light » est une variante allégée de la marque. Mais, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Ce néo-soviétisme est condamné à l’échec. Le rouble s’effondre. Les guerres se succèdent. La crise économique affecte avant tout les plus démunis. L’opposition démocratique doit survivre et résister afin de donner espoir au peuple, car Poutine n’est pas éternel. Le peuple, l’est !

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