Des absences, même courtes, permettent de remarquer plus facilement les changements qui ont pu avoir lieu à Moscou. Depuis le taxi venant de l’aéroport, le long de cette avenue prestigieuse « avenue Lénine », on aperçoit des fonds de commerce à céder ou à vendre, mais on est surtout frappé par la disparition de cette publicité si luxuriante autrefois, à l’exception de quelques panneaux publicitaires isolés cherchant preneur en affichant un numéro de téléphone à contacter. J’ai pour habitude de demander au chauffeur de taxi : « Qu'y a-t-il de neuf à Moscou ? ». Celui-ci me donne en général l’opinion qui règne dans la capitale. Cette fois-ci, il m’a répondu : « Les prix ont augmenté. 15% au moins ». Me voilà prévenu. Dès mon arrivée, la première obligation étant de remplir le frigo, je suis allé faire mes courses. J’ai été immédiatement frappé par les prix qui sont pour la majorité deux fois plus chers. Cela concerne avant tout les produits alimentaires importés : café, fruits, légumes. Leur qualité a considérablement baissé. Ce ne sont plus les produits hollandais, européens si bien présentés, mais ceux venant d’Iran, Asie moyenne et Amérique du Sud et Centrale. Le lait est de mauvaise qualité. Il faut acheter le plus cher pour s’assurer que celui-ci n’est pas fabriqué avec de la poudre. À la vue des étalages, on est étonné que des bouteilles de vodka soient moins onéreuses que certaines bouteilles de lait. Poutine a gelé le prix de la vodka afin de prévenir un mécontentement populaire. Tous les autres produits alimentaires ont augmenté également, de 15% au minimum. L’alimentation européenne (produits laitiers, viandes, conserves) a disparu. Dommage, c’était la seule que l’on pouvait consommer en toute sécurité. En particulier le lait finlandais ou letton qui garantissait une quantité limitée d’antibiotiques. Adieu, fromages, pâtes, saucissons, confit de canard et autres délicatesses. Rentrant chez moi, je suis passé devant une vinothéque pour aller taquiner la vendeuse. J’ai admiré les échantillons exposés dans ce superbe magasin et lui ai dit : « Je voudrai du vin, mais je n’ai pas de fromage. Pouvez-vous m’aider ? » Je vous laisse imaginer toutes les plaisanteries que l’on peut faire sur le sujet, compréhensibles pour un français, assurément. Pas obligatoirement pour un Russe qui se fait priver par son gouvernement de fromage sans broncher. La liberté de l’estomac et celle de l’esprit sont étroitement liées, j’ai dit. Nous sommes revenus au système de l’économie dirigée qui nous dicte ce qu’il doit y avoir dans notre estomac et dans notre esprit. De la gastro-politique en quelque sorte, imposée par l’ embargo substantif et spirituel du Kremlin. La fréquentation régulière des mêmes magasins aux mêmes heures a fini par me persuader que les acheteurs les boudent. Cela est évident chez Auchan, où il était très difficile autrefois de se frayer un passage entre les rayons avec un chariot encombrant. Maintenant, il n’y a que quelques acheteurs avec un simple panier pour la plupart. Dans les autres magasins, la baisse de fréquentation est sensible aux caisses. La queue a disparu. Mes connaissances russes m’affirment que leur pouvoir d’achat a été divisé par deux. De toute évidence, dans Moscou, la circulation automobile est plus fluide. Les Moscovites utilisent moins leur véhicule. Résultat certain de l’augmentation du prix de l’essence, de la baisse du pouvoir d’achat et de l’activité économique. Afin de me convaincre que ce n’était pas moi qui avais la berlue, je suis allé sur google.ru et j’ai regardé le trafic routier aux heures de pointe. La couleur rouge, indiquant jadis les bouchons, est remplacée à présent par le vert, signe d’un trafic fluide. Phénomène nouveau en Russie, certains commerçants et entrepreneurs ne cachent pas leur mauvaise humeur. À la réponse : « Comment vont les affaires ? », ils répondent « Mal ». Parfois, ils rajoutent « Mal comme partout ». Mais, la grogne ouverte n’est pas encore généralisée. Beaucoup continuent de cacher leur sentiment. Néanmoins, il semble que le « parti du portefeuille » a commencé à rentrer en contradiction profonde avec le « parti du Kremlin », si puissant en Russie. La pression fiscale augmente. La comptabilité des sociétés sera suivie en ligne, au jour le jour, par l’administration fiscale et tout le monde a compris que l’on ne badinera plus avec les impôts. L’État, dont les caisses ne sont plus financées par la manne pétrolière, a de plus en plus besoin de rentrées d’impôts. Hélas, la lecture de la presse confirme bien que ce que j’ai pu voir ou entendre correspond bien à la réalité. Le pouvoir d’achat a baissé, les prix ont augmenté, le crédit est devenu plus cher et plus rare. Le montant des crédits non remboursés par les Russes à leurs banques a atteint un trillion de roubles. En février, l’industrie de l’orfèvrerie a produit 36% d’alliances en moins, signe d’une augmentation future du déficit des naissances. On est loin de l’enthousiasme de l’anschluss avec la Crimée précédé des Jeux olympiques de Sotchi. L’avenir semble de plus en plus incertain. L’intelligentsia technique de l’époque soviétique a fui le pays. La civile sombre sous les balles des tueurs du pouvoir, comme Politkovskaia ou Nemtsov. On se demande qui sauvera le pays rentré en confrontation diplomatique, économique et militaire, directe ou indirecte, avec des puissances qui lui sont infiniment supérieures. Poutine semble un très bon joueur de poker. Mais ses adversaires étrangers sont très bons joueurs d’échecs, dit-on. Certains commencent à se rappeler qu’en Europe, les guerres finissent dans la capitale du pays qui les a commencées, soit par une défaite ou une révolution. Souvent, l’État lui-même ne leur résiste pas. Nicolas II en sait quelque chose. La Fédération de Russie, sous-produit de la désintégration du bloc socialiste d’abord et de l’URSS ensuite, ne serait-elle qu’une étape dans ce processus de dislocation non achevé ? De mémoire d’homme, au cours des siècles, c’est la troisième fois que des empires se décomposent sur cet espace euroasiatique. Le scientifique Lev Goumilev a consacré sa vie à étudier cette dynamique . Les forces d’autodestruction internes les ont broyés, les faisant éclater en principautés, khanats, dispersant leurs diasporas. Aujourd’hui, cet empire ultra corrompu, dirigé par un Tamerlan nucléaire pourrait mettre fin à la civilisation humaine avec ses armes de destruction massives. Nos dirigeants semblent l’avoir compris, mais ils cachent leur crainte aux opinions occidentales, car ils ne savent pas y répondre...momentanément, espère-t-on.
Billet de blog 21 mars 2015
Le Tamerlan nucléaire
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