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Billet de blog 23 août 2015

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Le soldat russe. Mort et silence.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Leo Schlossberg : les informations dangereuses pour le pouvoir sont tout simplement déclarées secrètes.

Il y a un an, en août 2014, les unités militaires russes ont commencé à être utilisées massivement sur le territoire ukrainien. Officiellement, la Fédération de Russie nie toute participation. Les dirigeants politiques et militaires russes pensaient qu’une intervention militaire, comme ce fut le cas lors de l’annexion de la Crimée en février et mars 2014, aurait rapidement contraint l’Ukraine à une capitulation politique.

— 1 —

En août 2014, la grande majorité des soldats russes ne se doutait pas de ce qui les attendait : la guerre ! Ils ne comprirent cela qu’après avoir pénétré sur le territoire de l’État étranger et après avoir reçu les ordres spécifiques pour le combat.
Mais la guerre ne s’est pas déroulée selon les plans du Kremlin et de son état-major général. Les unités militaires russes ont commencé à subir des pertes significatives et quotidiennes. Les informations concernant les combats, les morts et blessés, ont commencé à se répandre massivement en Russie, et plus particulièrement à partir du 19 août 2014 dans la ville de Pskov où est basée la 76e division parachutiste.
Ni le pouvoir politique russe ni les autorités militaires n’étaient prêts à faire face à une telle situation. La seule décision prise sur le moment a été d’imposer un régime « quasi secret d’État » à toutes les personnes ayant participé à ces opérations militaires illégales et aux membres de leur famille. Les obsèques des victimes ont été faites en catimini.
Les commandants sur le terrain ont tenté d’exécuter ces ordres. Malgré cela, les informations ont filtré. 
Le 24 août 2014, j’ai reçu une lettre d’un soldat parachutiste qui a servi à Pskov : « M Lev Schlossberg, pourquoi le commandement de la division parachutiste et les politiciens dissimulent-ils ce qui se passe actuellement dans la région de Lugansk et du Donetsk en Ukraine ? Pourquoi les parachutistes, envoyés les 15-16 du mois et plus tard, reviennent-ils dans des cercueils de zinc ? En particulier, Leonid Kichatkin du 234e régiment. Pour les autres, je ne sais pas, mais ils sont là-bas ! Que doivent faire les mères et les femmes ? ... Demain, les leurs seront enterrés aussi ! Ce sera trop tard. »
Cette même personne m’a parlé de choses étranges qui se sont produites avec la famille Kichatkin. Pendant deux jours, un inconnu répondait sur le portable de Oksana, épouse de Leonid. Avec une voix éméchée, il disait qu’il était vivant et que tout était normal, qu’il célébrait avec sa femme le baptême de leur fille.
Mon ami militaire m’a demandé d’aller à l’enterrement au cimetière de Vybuty et d’essayer de comprendre, si possible, ce qui se passe.
Le 25 août, à Vybuty, ont eu lieu effectivement les obsèques des parachutistes. Les bans n’ont pas été publiés. Aucune explication crédible n’a été donnée sur le lieu et les causes de leur décès par le commandement militaire et le pouvoir russe. Après l’enterrement, les épigraphes ont été retirées des pierres et croix tombales ainsi que les couronnes mortuaires portant indication des unités militaires des défunts.
Une vague d’indignation publique imposa en urgence le retour des inscriptions et ornements funéraires. Cette restitution a été ordonnée par Moscou.
Tous les journalistes qui sont allés à Pskov et qui ont écrit sur le sujet ont été contrecarrés et menacés. Dans deux cas, la police a identifié les agresseurs qui se sont avérés être des militaires. Des plaintes ont été déposées, non pas auprès des tribunaux, mais du commandant de l’unité militaire pour délivrance de sanctions disciplinaires. Sur ce, l’affaire a été close.

— 2 —

Mais les journalistes et les citoyens ordinaires n’ont pas abandonné leurs efforts pour faire éclater la vérité.
Chaque semaine, la liste des morts et blessés s’est allongée. Leurs parents et des personnes ayant combattu en Ukraine se sont fait connaître. Les rares médias indépendants ont écrit à ce sujet. Ils ont fait état des événements.
Chaque mois, de plus en plus de personnes prennent conscience que les troupes russes qui combattent en Ukraine ne sont pas composées de bénévoles ou de militaires en congé, mais d’unités militaires spécialement formées.   Ces militaires russes d’active sont directement impliqués dans les combats sur le territoire d’un autre État. En 2015, une personne saine d’esprit ne peut plus nier cela.

L’identité des personnes décédées ainsi que celle des survivants ne laisse aucun doute sur la participation directe de l’armée russe aux opérations militaires en Ukraine.
Les survivants sont contraints au silence par la signature d’une obligation de non-divulgation.
Le nombre de morts, déjà très important, croît sans cesse.
Ce nombre est en nette contradiction avec la version officielle du pouvoir qui nie la participation des troupes russes aux combats en Ukraine et les pertes subies. Pas de guerre, cela signifie : pas de morts !
Le Kremlin avait trois possibilités :

  • 1— Mettre fin à cette guerre non déclarée dans un pays étranger et rapatrier ses troupes dans les casernes.
  • 2 — Déclarer officiellement la guerre à l’Ukraine et la mener ouvertement.
  • 3— Masquer cette guerre avec le voile du secret d’État.

Le président russe a choisi la troisième voie.
Il poursuit la guerre non déclarée.
Le président, en tant que commandant suprême des forces armées, a le droit d’envoyer des gens à la guerre, à la mort, pour protéger l’indépendance et l’intégrité territoriale de la Russie. Le président russe ne peut utiliser la force militaire sur le territoire d’un autre État sans l’accord du Conseil de la Fédération. Au début de l’aventure de Crimée, cette permission lui avait été donnée, puis retirée par le même Conseil de la Fédération.  Mais le président a décidé d’agir outre. Faire la guerre sans déclaration de guerre : c’est-à-dire, secrètement !
Mais la guerre secrète a des pertes évidentes.
Neuf mois après le début de l’utilisation massive de troupes russes en Ukraine, « les fruits de la guerre » sont devenus si « abondants » que le président russe a publié le 28 mai 2015 le décret№273 concernant les amendements à apporter à la liste des informations classifiées « secret d’État ». Dans sa version originale, celles-ci avaient été approuvées le 30 novembre 1995 par décret présidentiel. À présent, les pertes humaines en temps de paix et lors d’opérations spéciales seront classées comme relevant du « secret d’État ». Cela, malgré la notion « opération spéciale » qui n’existe absolument pas dans la législation russe. Peut-on admettre que l’intervention des troupes russes en Ukraine est une « opération spéciale » ? Assurément !


— 3 —

L’opération spéciale de la Fédération de Russie se poursuit sur le territoire ukrainien.

Bien qu’elle ne soit pas terminée,l’État russe a déjà perdu cette guerre.
Des milliers de militaires et de civils sont morts. Parmi eux, des enfants.
La respectabilité internationale de la Russie est disqualifiée. Le pays a été expulsé du « Groupe des huit ». Il est devenu un paria mondial.
Les consommateurs de pétrole et de gaz russes cherchent des sources alternatives d’approvisionnement.
L’économie russe a subi un préjudice supérieur à celui qu’aurait provoqué une crise économique. Le niveau de vie de la population a chuté. Le système budgétaire s’est effondré. Il est exsangue. Dans le même temps, 30 % du budget fédéral est consacré à la guerre et aux coûts qui lui sont associés. La fuite des capitaux de Russie s’intensifie.
Vladimir Poutine est incapable de gérer l’État correctement. Il a dilapidé toutes les cartes maîtresses dont il disposait. La tentative de mener une politique étrangère au XXIe siècle avec des guerres de style impérial, du  XIXe ou XXe siècle, est vouée à l’échec. Cela, quels que soient les moyens financiers et militaires dont on dispose.
Au lieu de s’efforcer d’aménager et de développer pacifiquement des territoires se situant à la transition entre deux États, il a décidé de les accaparer par la force militaire. Tentative futile de rendre à la Russie son statut impérial historique défait par l’Histoire !
Ceci est la grossière erreur historique et politique de Vladimir Poutine. Sera-t-elle fatale à l’État russe ? Mais les États peuvent s’effondrer et renaître. Tel est leur sort. Par contre, les personnes défuntes ne ressuscitent pas.
Ces informations concernant les personnes trépassées dans cette guerre non déclarée en Ukraine sont hautement déstabilisatrices pour le pouvoir en place. Sa cote peut s’effondrer du jour au lendemain. Cela est fréquent dans les pays bananiers.
Toute information dangereuse pour les autorités est tout simplement déclarée « secret d’État. »

— 4 —

Le 13 août 2015, la Cour suprême de Russie a rejeté la requête de dix citoyens demandant de déclarer « illégal » le décret présidentiel. Ce refus a été ordonné malgré le fait que, selon la Constitution russe, les droits civils et les libertés ne peuvent être limités que par la loi fédérale, et non par décret présidentiel. De plus, seule la loi fédérale définit une liste rigoureuse de catégories exhaustives pouvant être classée exclusivement « secret d’État ». Le motif « perte en vie humaine » ne fait pas partie de cette liste. Apporter des modifications à cette liste, cela est possible uniquement par voie législative. Le président n’a pas le droit de légiférer par décret sur ce sujet.
Mais, qu’est-ce donc aujourd’hui le parlement russe pour le président de Russie ? Une liste de personnages qu’il a choisis lui-même, à quelques exceptions près. Elles sont et seront toujours d’accord avec lui. Elles pressent le bouton pour voter, selon son gré.
Seuls des citoyens indépendants peuvent désapprouver de telles décisions.
Nous étions 10 personnes. Nous nous sommes adressés à la Cour suprême. Nous avons essuyé son refus. Nous allons faire appel de cette décision auprès de la Cour constitutionnelle. Nous représentons les citoyens, et le président n’est autre que leur serviteur. Il est à leur service afin de défendre et préserver leurs droits et intérêts. Nous considérons ses actions illégales et sans fondement. Nous ferons recours auprès des juridictions. Quelles qu’elles soient !

— 5 —

Mais il ne s’agit pas que d’un simple différend sur les pouvoirs présidentiels.
Tout d’abord, il s’agit de protéger ceux qui sont encore en vie. La vie de ceux qui ont déjà été expédiés dans cette guerre non déclarée en Ukraine et qui sont encore vivants, et celle de ceux qui n’ont pas encore été envoyés, mais qui partiront.
S’ils périssent, leur mort sera un secret d’État. Ce secret a été conçu pour camoufler un crime d’État. Ce crime est imprescriptible. Il n’a pas de délai de prescription.


Pesronne est responsable pour avoir brisé ces vies.
Nous contestons le décret présidentiel qui déclare classer « secret Défense » les pertes militaires en temps de paix. Il doit y avoir un responsable pour avoir causé une mort si injuste à des vies si courtes


Publié le 20-08-2015 sur www.grani.ru. Site interdit en Russie.http://www.kasparov.ru/material.php?id=55D5FC0186183

Auteur Léo Schlossberg

Léo Schlossberg est né le 30 juillet 1963 à Pskov, Russie. Homme politique, président de la branche régionale de Pskov du parti Yabloko. Député de l’assemblée régionale de Pskov. Membre du comité permanent de lutte contre la corruption.


Journaliste ayant enquêté sur les militaires russes morts en Ukraine, le 29 août 2014, Léo Shlosberg, a été attaqué par trois inconnus qui lui ont infligé des coups à la tête et à l’abdomen. Hospitalisé, il a été diagnostiqué une blessure traumatique du cerveau, une amnésie temporaire, le nez cassé et des contusions multiples

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