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Billet de blog 25 mars 2015

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La doctrine nucléaire de Poutine.

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(Les déclarations de Poutine, prêt à utiliser l’arme nucléaire lors de l’annexion de la Crimée, ont mis à jour la nouvelle doctrine nucléaire de la Fédération de Russie. Nous publions ici la traduction de l’article de Alxandre Skobov, paru dans www.grani.ru. (Site bloqué en Russie)

Toute attaque nucléaire, même isolée sur le territoire d‘un des pays membres de l'OTAN , rendra futile toute question concernant les dommages causés au business et aux liens économiques avec la Russie. Car il y aura alors une guerre économique totale et celle-ci sera menée dans le but d'une destruction complète de la Russie.

Au milieu des années 70, a été largement discuté le concept de la soi-disant « guerre nucléaire limitée », idée formulée par l'ancien secrétaire américain à la Défense James Schlesinger. Auparavant, aux États-Unis et en URSS, on  était convaincu qu'une guerre nucléaire entre ces deux pays ne pouvait être que totale (destruction totale de l'ennemi).  Aucune des parties n’avait la possibilité de désarmer entièrement l’adversaire dès sa première frappe,  c’est-à-dire de se protéger contre des représailles tout aussi destructrices.

Chaque adversaire ne possédait dans ses silos qu'une partie des missiles stratégiques  connue par l’ ennemi. L’autre partie était disposée à bord de sous-marins nucléaires et de bombardiers stratégiques. Ces missiles étaient inaccessibles ou avaient la possibilité d’être tirés avant qu’une première frappe ennemie ne les atteigne. Pas un des opposants n’avait la possibilité de détruire tout le potentiel ennemi par une frappe préventive sans se soumettre lui-même à une destruction totale.

En 1980, les USA possédaient 15 000 ogives nucléaires et l’URSS 10 000. Combien de têtes nucléaires auraient été  nécessaires pour neutraliser l'ennemi? Les scientifiques ont mis en garde que l’explosion simultanée de 500 bombes nucléaires provoquera un «hiver nucléaire» qui détruira toutes formes de vie supérieure de la planète. Les plus « optimistes » ont fait valoir que 300 sont suffisantes. On faisait croire que les scientifiques ont délibérément réduit le seuil fatal provoquant un «hiver nucléaire» afin de refroidir l'ardeur des plus belliqueux. Cependant, ceux qui souhaitent expérimenter cette théorie sont rares.

Dans ces conditions, l'inévitabilité de représailles destructrices a été le facteur majeur prévenant toute première frappe nucléaire.

La doctrine Schlessinger autorisait une utilisation limitée des armes nucléaires, non pas dans un but de destruction complète de l'ennemi, mais afin d'éviter de graves déboires au cours d’une guerre conventionnelle. Par exemple quelques frappes nucléaires contre des concentrations de troupes du Pacte de Varsovie réalisant une incursion profonde en Europe sur le territoire de pays de l'OTAN. Théoriquement, une telle percée était tout à fait probable. Le Pacte de Varsovie en Europe avait un avantage significatif  en forces classiques, surtout en chars. L’URSS, bien sûr, pouvait répondre de la même manière, mais son offensive aurait été arrêtée. La doctrine Schlessinger suppose que lors d’un échange nucléaire les parties se seraient efforcées de respecter une symétrie.

La propagande soviétique s’était indignée: les Américains jouent avec le feu! Aucune guerre nucléaire ne peut être limitée, disait-elle. N’importe quelle frappe nucléaire, même isolée, conduira inévitablement à une spirale de représailles de tirs nucléaires successifs qui conduiront à la destruction complète de tous les belligérants jusqu'à épuisement de leurs arsenaux. Elle mènera le monde à la catastrophe. Schlesinger sème des illusions dangereuses sur la possibilité éventuelle d’une utilisation d’armes nucléaires, qui selon lui ne pourrait pas provoquer une destruction totale. Il pousse le monde à la catastrophe. Nous ne devons pas inventer des scénarios de guerre nucléaire "non fatale", mais faire en sorte que ceux-ci soient considérés comme inacceptables.
Au cours du dernier quart de siècle, le monde a changé considérablement. Il a vécu avec le sentiment que la guerre nucléaire est devenue impossible. Nous n’allons pas distraire le lecteur en suggérant que cela est dû au progrès moral de l'humanité. Personne n’y croit. Cela est du à d’autres  raisons très compréhensibles. Aujourd'hui, il n’y a pas de force capable d’occuper le territoire d’une puissance nucléaire en utilisant des armements classiques, la menaçant, elle-même ou son système social, de destruction. C’est-à-dire pouvant la placer devant le dilemme suivant : soit apporter la première frappe nucléaire ou être anéantie. Aujourd'hui en Europe, le rapport de forces en armes conventionnelles entre l'OTAN et la Russie  est à l'opposé de ce qui était à l'époque soviétique. Pour la Russie, la perspective d'une percée de millions d'hommes jaune vers l'Oural, menaçant les régions de la Volga et Moscou semble peu probable dans l’immédiat.

Lorsque vous vous sentez en sécurité, vous pouvez vous permettre de disserter sur les valeurs humaines, sur le caractère absolu de la vie humaine, sur le principe universel de la non-utilisation des armes nucléaires. Celui qui violera cet interdit sera maudit à jamais par l'humanité.

Sujet tout à fait dérisoire, certainement pour le lecteur contemporain, mais ô combien actuel et probable  à l’époque de la confrontation globale entre l'URSS et les États-Unis. On se moquait de la diction de Leonid Brejnev, résultat d’une blessure reçue au visage lors de la Deuxième Guerre mondiale. Ses souvenirs personnels avaient de la valeur. Ensuite, le monde s’est détendu, la sécurité a prévalu. En Russie, une génération de cyniques absolus, ignorant tous ces sentiments pacifiques, est parvenue au pouvoir. Pour eux, tous ces sentiments sont inexistants. À présent, ils menacent ouvertement le monde d’une première frappe nucléaire.

Le téléfilm sensationnel sur la Crimée, publié à l’occasion du premier anniversaire de l’occupation russe de la presqu’île, a été une déclaration formelle de la nouvelle doctrine militaire russe.

Elle est fondamentalement différente des précédentes qui autorisaient l'utilisation des armes nucléaires uniquement en cas de menace réelle pour l'existence même de la Fédération de Russie en tant qu'État. C’était tout simplement la doctrine Schlessinger dans l’impossibilité pour l'armée russe d’empêcher une occupation étrangère de son territoire. Mais Poutine va beaucoup plus loin. Poutine dit qu'il est prêt à lancer une première frappe nucléaire, si quelqu'un ose l'empêcher d’annexer un territoire voisin.  Si on ose lui résister.

Le film sur la Crimée est  précisément apparu, alors que les bruits les plus alarmants courent à propos de la préparation d'une nouvelle offensive russe dans le bassin du Donetz, et lorsque l'armée russe fait des manœuvres grandioses avec ses armes dernier cri. Chantage ou bluff? Les dirigeants occidentaux n’ont pas le droit de juger si simplement. Si cela est une menace réelle, ils doivent envisager une riposte et avoir un plan clair pour y faire face. Dans tous les cas, Poutine a brisé un tabou psychologique : envisager la guerre nucléaire comme l'un des scénarios possibles. Et le monde devra une fois de plus encore s’habituer à cette idée, sans vouloir se cacher la face, afin d’en calculer les conséquences. Et se rappeler les leçons de l’histoire,  celles qui ont permis d’empêcher à l'agresseur de porter la première frappe nucléaire, c’est-à-dire  lui opposer des représailles inévitables.

Élaboré après la Seconde Guerre mondiale, le concept d'un monde sûr consistait non seulement à renoncer à l'utilisation de la force, mais aussi à s’en servir pour menacer. Aujourd’hui, exprimé par l'une des puissances nucléaires du monde nucléaire, cette nouvelle menace d’agression nucléaire russe nous a transféré dans «un autre monde», un monde beaucoup plus dangereux. Il abaisse le niveau de l’impensable, car le principe d’une première frappe nucléaire en était en principe exclu.

Que devra faire le « tyran »  pour confirmer sa réputation d'être le plus cruel de la planète? Cette réputation repose sur le fait qu'il peut se permettre ce que personne n’oserait : le chantage nucléaire. Ce chantage est fait par une puissance mondiale. La menace en est donc plus sérieuse. Le niveau de sécurité nucléaire s’abaisse. Ce n’est pas une simple question de tyran fou. Dans la logique de chantage nucléaire, si on cède aux exigences du maître chanteur, celui-ci fera monter les enchères. Aujourd'hui, Poutine dit qu'il avait l'intention d’utiliser la «force de dissuasion nucléaire » s’il avait rencontré des difficultés lors de l’annexion de la Crimée, avouant ainsi qu’il sera prêt à utiliser les armes nucléaires pour surmonter les difficultés futures qu’il pourra rencontrer lors de la prise d'Odessa, Dnepropetrovsk et Kharkov, etc. Poutine vient en fait de signer la nouvelle doctrine militaire russe permettant de légaliser la politique agressive du Kremlin.

Demain, il agitera la matraque nucléaire, exigeant de retirer, le système de défense antimissile jugé trop proche de ses frontières. Après-demain, parce que les interprétations faites par l’Occident des événements de la Seconde Guerre mondiale offenseront ses sentiments. Et plus tard, il sera difficile de le faire reculer, parce que nous avons déjà cédé une première fois. Cela, jusqu’à la rupture.

 Montrer seulement qu’ une fois que ce chantage était un bluff, lui fera perdre  tout ce qu’il aura  déjà été acquit auparavant par ce chantage. À un certain moment, il sera donc contraint de réaliser cette menace pour démontrer qu’elle est tout à fait sérieuse. Afin que l’on ne cesse pas de le craindre. Plus tôt Poutine rencontrera un refus catégorique et plus il est probable qu'il n’osera pas appuyer sur le bouton nucléaire. L’Occident, bon gré mal gré, doit se convaincre qu'une attaque nucléaire russe n’est plus impensable, mais possible. Il peut faire semblant de ne rien entendre,  faire de l’autotromperie, se tranquillisant du fait que la confrontation avec la Russie actuelle n’est pas d'ordre idéologique. Espérant que tout s’estompera (après tout, Poutine n’est pas éternel). L’Occident peut se comporter comme Staline faisant des courbettes à Hitler afin qu’il retarde l'invasion planifiée, en vain.

Il peut aussi répondre par des déclarations sévères  que les menaces ont été entendues et seront considérées comme réelles. Qu'elles sont totalement inacceptables. Que l'Occident est prêt à répondre aux coups portés.

Les maîtres chanteurs du Kremlin peuvent espérer que l'Occident capitulera, non pas à cause du risque de  perte en vies humaines, suite à une première attaque nucléaire unique, mais surtout par peur d'une réponse qui provoquerait une escalade nucléaire. Mais, laisser une frappe nucléaire sans réponse serait un anéantissement moral complet pour l'Occident. Il se transformera inévitablement en effondrement politique général. Cependant, la marge de résistance de la civilisation euroatlantique moderne lui permettra de surmonter une simple attaque nucléaire démonstrative de la Russie de Poutine. L’Occident ne répondra pas symétriquement, mais  asymétriquement. L’Occident a la possibilité de faire en sorte que le régime de Poutine soit rayé de la carte par des moyens autres que le la seule force de son feu nucléaire. Une frappe nucléaire isolée russe, même hors du territoire d’un des pays membres de l'OTAN, causera des dommages incalculables aux rapports économiques avec la Russie. Il ne s’agira plus de simples sanctions , mais d’un embargo total, du blocage des frontières et de la confiscation de tous les avoirs russes à l’étranger. Ce sera la guerre économique totale avec la Russie. Et cette guerre ne sera pas menée avec le but de forcer l’ennemi à la paix, mais à sa destruction totale. L’économie occidentale lui survivra même si l’Européen moyen doit se appeler le système de rationnement d’antan,  les coupures de gaz, de l'électricité et d'eau quelques deux heures par jour. Après une attaque nucléaire russe, il sera un homme différent: plus combatif. De l’autre côté, la pauvreté, la dégradation généralisée attendent la Russie. Et quand l'Occident sera capable de neutraliser tout le potentiel nucléaire de la Russie par des moyens les plus divers, celle-ci ne pourra plus lui répondre.

Alxandre Skobov. Paru dans www.grani.ru

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