Le but principal de la politique du pouvoir totalitaire russe actuel n’est pas le développement du pays pour l’adapter au monde réel du XXIe, mais la perpétuation du régime de pouvoir personnel.
Le discours de Vladimir Poutine à l’ONU et son entretien aux télévisions américaine et russe ont exposé les principales dispositions de la politique qu’il met en œuvre depuis mai 2012. On y retrouve formulé tout ce qui se passe à l’intérieur du pays, ainsi que l’Ukraine, la Crimée, le Donbass, et maintenant la Syrie.
Certes, il n’y a rien de nouveau, parce que tout ce qui a été dit a été répété de nombreuses fois auparavant. Nous avons constamment entendu les mots : « modèle russe, souveraineté, légitimité, amis et alliés, multipolarité et droit international... »
En Russie, nous sommes habitués à ne pas trop prêter attention aux déclarations publiques de nos dirigeants, parce que le verbiage sert à masquer le divorce entre les paroles et les faits. Mais dans ce cas, la situation est quelque peu différente. Aujourd’hui, les mots du président, leurs sens, sa vision du monde sont à la base de son action. Ils impliquent l’ensemble du pays, tous les citoyens, les générations, présentes et à venir. Par conséquent, il est très important de comprendre ce qui se cache derrière ces mots, surtout maintenant, dans le contexte d’intervention directe de la Russie dans la guerre civile syrienne.
Le modèle russe
La thèse de départ de la ligne politique de Vladimir Poutine est de résister à certains modèles de développement que d’autres pays veulent nous imposer de l’extérieur et de défendre la souveraineté nationale russe.
La politique intérieure de ces dernières années démontre que les « modèles extérieurs », contre lesquels nous devons sans compromission nous défendre, par la lutte armée si nécessaire, sont pour le Kremlin la séparation des pouvoirs, l’indépendance du pouvoir judiciaire, les droits de l’homme, les libertés et l’inviolabilité de la propriété privée.
En fait, il ne s’agit pas de « modèle extérieur », mais de la partie la plus importante du processus historique moderne. Pour tous les pays qui veulent survivre au XXIe siècle, ces axes de développement ne sont pas une question de choix, mais un impératif.
Bien sûr, nous devons faire cela nous même, sans nous faire subjuguer par autrui. Mais, nous devons faire exactement cela.
Cependant, l’objectif principal de la politique totalitaire actuelle de l’État russe n’est pas le développement du pays dans le monde réel du XXIe siècle, mais l’immortalisation du régime de pouvoir personnel. S’opposer à l’alternance du pouvoir, voilà le « modèle » politique russe actuel. Pour cela, on châtre et anéantit délibérément toutes les institutions publiques modernes : tribunaux, Droit, droit à la propriété. Sur un plan stratégique, le pays non seulement ralentit, mais rétrograde. Il devient obsolète.
Cette fixation sur le thème de la préservation de l’intangibilité du pouvoir dicte l’ensemble de la politique étrangère, l’Ukraine et maintenant la participation à la guerre civile syrienne, et toutes les autres aventures qui suivront après l’échec inévitable de celles-ci.
Cette politique de refus de rattraper les occasions perdues, de passer d’une imitation de progrès à un progrès réel nous fait stagner en marge du développement mondial. Et cela très probablement pour longtemps. La civilisation européenne est la seule voie qui s’offre à la Russie. La tentative par la Russie de construire « son modèle eurasien » conduira à l’effondrement et à la désintégration de la Russie. (Nous savons que lorsqu’un conducteur du tramway commence à chercher un chemin nouveau, cela finit mal.)
Contrairement à l’Union soviétique, la Russie n’est pas un pôle attrayant, car elle ne possède pas d’idée suprême. Elle n’a pas de philosophie ou d’idéologie particulière. Au XXe siècle, il y a eu 70 ans d’idéologie communiste soviétique et une pratique pour tenter d’imposer celle-ci à autrui. Mais, contrairement aux autorités russes actuelles, l’Union soviétique n’a pas nié le processus historique. Elle affirmait être son avant-garde, que tôt ou tard tous emprunteront cette voie ! L’absence de progrès réel a été compensée par mensonge et violence. Cela a nécessité de gros efforts et a finalement conduit le système soviétique à l’effondrement.
Actuellement, la Russie n’a pas de doctrine de pointe pouvant remplacer l’idéologie soviétique en faillite, aucune stratégie ni nationale ni mondiale. Elle ne peut se targuer d’aucune expérience. En Russie, il y a un système autoritaire faible, de type délinquant nationaliste qui survit grâce aux revenus de la vente de matières premières. Et c’est particulièrement lui qu’il convient de protéger.
La souveraineté
La sauvegarde de l’immunité du régime se justifie par la nécessité de défendre la souveraineté du pays. Ce mot a pris un sens divin complètement déconnecté de toute réalité. Tout d’abord, parce que la souveraineté absolue n’existe pas dans ce monde. (Il y a une blague. Quel est le pays le plus indépendant du monde ? Le Vanuatu Pourquoi ? Parce que rien ne dépend de lui.)
Ensuite, la souveraineté d’un pays dans le monde moderne est directement proportionnelle à sa puissance économique, à l’autorité morale de l’État, à la compréhension de ses intérêts stratégiques de son peuple et à la capacité à réaliser ceux-ci. L’action dans ces domaines, voilà la politique de souveraineté ou la politique souveraine.
« Je fais ce que je veux. » Cela n’est pas la souveraineté, mais la manifestation du complexe d’infériorité de l’élite russe qui a totalement conscience de la limite de ses possibilités et a peur de l’avenir. Il ne s’agit même pas de la rébellion d’adolescent en période de puberté, mais de l’hystérie d’un adulte malchanceux qui blâme les autres de ses propres malheurs.
Si le taux de la monnaie nationale russe est dépendant à 100 % des cours de négoce du pétrole aux bourses de New York et de Londres, où est la « souveraineté » nationale russe ? Si le gouvernement ne peut pas compenser son incapacité à déterminer le taux de change du rouble ? Par la menace d’utilisation des armes nucléaires ? En lançant des missiles de croisière ? Cela signifie qu’en 15 ans, rien de fondamental n’a été fait pour notre économie.
La légitimité
Pour la direction actuelle russe, la légitimité c’est également la pérennisation du pouvoir présent, de Bachar-al-Assad, de Viktor Ianoukovitch et de Mouammar Kadhafi... Pour lui, l’alternance du pouvoir est inacceptable, illégitime et ne peut se produire que suite à la conspiration de forces extérieures.
Cette interprétation volontariste témoigne de l’absence de contact avec la réalité. Au contraire, le fondement de la légitimité d’un État moderne, c’est l’alternance légitime du pouvoir. La légitimité, c’est le consentement du peuple avec le pouvoir, quand ce dernier lui reconnaît le droit de prendre des décisions indispensables. L’abaissement du niveau de légitimité contraint le pouvoir à agir par coercition. Le peuple a droit par des élections de modifier la direction du pays. Si le gouvernement manipule la volonté du peuple, s’il truque les élections, s’il ment délibérément et crée un État policier, l’exigence de changement de régime s’exprime par des actions de désobéissance civile massive et de résistance. Si le pouvoir répond par la force aux formes pacifiques de protestation populaire, il porte l’entière responsabilité des conséquences de son comportement.
Parlant de légitimité, il serait bon de rappeler que la Russie est le successeur de l’Union soviétique, Etat créé par les coups d’État d’octobre 1917, janvier 1918 et la grande terreur. En outre, en 1993, la constitution en vigueur a été complètement détruite. Sur la base du putsch anticonstitutionnel qui a suivi, la Constitution actuelle a été adoptée. Mais elle n’a jamais été appliquée.
Enfin, de quelle légitimité, primauté du droit et de quel droit international, la Russie peut-elle parler à l’Assemblée générale de l’ONU après le fameux vote sur la Crimée du 27 mars 2014 par la même assemblée ? Cette résolution affirmait la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine au sein de ses frontières internationalement reconnues et réfutait la légitimité de toute modification du statut de la République autonome de Crimée et Sébastopol. 100 pays ont voté pour et 11 contre.
Les alliés
Le choix « Est ou Ouest », que Poutine a présenté aux pays de l’aire postsoviétique, en fait est un faux choix. Il a lui-même inventé celui-ci en déclarant la Russie « non européenne ». Il a inventé le fantôme « eurasiatique ». La propension européenne, le mode de vie européen, l’entrée progressive et efficace dans les structures européennes et euroatlantiques, c’est le chemin historiquement prédéterminé de développement de la plupart des pays postsoviétiques, et certainement de la Russie aussi. Inventer et essayer de réaliser quelque chose d’autre risque de disloquer l’espace postsoviétique et de provoquer d’autres types d’aventures politiques et militaires, d’occasionner des effusions de sang. Cela menace l’existence même de la Russie.
La doctrine, pour soutenir idéologiquement l’inamovibilité du pouvoir en Russie, voudrait se justifier par une adversité de la civilisation européenne et de ses choix de développement. Résister pour la Russie serait essentiel pour survivre au XXIe. Pour mettre en pratique cette doctrine, le Kremlin tente, autant que possible, d’unir et de diriger les pays dont les régimes nient énergiquement la démocratie moderne. Il agit en tant que protecteur des régimes dictatoriaux au Moyen-Orient et autres régions du monde. Pour affaiblir l’Union européenne et en particulier les États-Unis, il met à profit directement ou indirectement toute situation difficile, n’importe quelle erreur tactique ou difficulté quelconque de l’Occident (Etat islamique, réfugiés, crises économiques dans différents pays, droite nationaliste, erreurs et échecs des Européens et des Américains.)
Il aimerait voir la Chine principal partenaire du pouvoir russe, plus précisément le parti communiste chinois (PCC) qui détient le pouvoir absolu dans ce pays de 1,5 milliard d’habitants. Cependant, pour le PCC, la Russie postsoviétique, c’est le symbole de l’échec, de l’effondrement du système communiste, que la Chine, selon sa direction, a réussi à éviter. En outre, les élites russes sont assimilées à la corruption impunie, lutte contre laquelle la direction du PCC s’est fixée pour tâche primordiale. L’échec de ce combat ne fait qu’augmenter la sensibilité du sujet et le désir de se distancer de ceux qui ont transformé la dépravation en mode de vie. Il est clair que dans un tel contexte, il est tout à fait naïf d’espérer une quelconque entente avec la Chine.
En ce qui concerne les dictatures du Moyen-Orient et autres, la politique de Poutine accepte une possibilité de régression historique, un retour au démembrement médiéval, plus compréhensible et acceptable par les monarchies du Moyen-Orient que par l’Europe et les États-Unis. Même l’État Islamique est perçu par la Russie comme étant un « mal de tête utile » pour les États-Unis et les Européens, en dépit de la rhétorique qu’il s’agit d’un danger pour tous et que la Russie ait interdit cette organisation sur son territoire. Voilà, semble-t-il, le « monde multipolaire » que conçoit l’élite progouvernementale russe.
Cependant, toutes ces dictatures, à l’exception d’Assad acculé, considèrent la Russie comme un ennemi, non pas tactique, mais idéologique et civilisationnel. Quelle opinion aurait-il de lui-même le pouvoir russe russe s’il se voyait depuis l’Orient islamique ? Sommes-nous nous-mêmes, l’Occident chrétien, ou une zone de propagation potentielle de l’islam ? Sans parler de l’État islamique ! Il ne s’agit plus non seulement d’une idéologie, mais d’une structure qui a acquis un territoire et attire de plus en plus de gens.
En se positionnant comme « non européenne », la Russie tombe dans l’intervalle civilisationnel et disparaît. Elle n’a pas sa place parmi les satellites de la Chine, bien qu’elle continue de contrôler un immense territoire frontalier avec ce pays qui la considère comme zone de ses intérêts vitaux. Ni parmi le système médiéval de califats et d’émirats et encore moins dans le monde de l’État islamique.
Dans le même temps, il est bon de rappeler que la taille de l’économie russe c’est 1,5 % du PIB mondial.
La cécité stratégique
Pourquoi le pouvoir et l’élite russe ne remarquent-ils pas ces choses apparemment évidentes ? Pourquoi agissent-ils au détriment, non seulement de leur pays, mais aussi d’eux-mêmes ? Le cancer périra avec le corps. En raison de l’aveuglement stratégique, de l’incapacité de distinguer une avenue d’une impasse et d’une attention excessive sur des combinaisons purement tactiques.
En termes stratégiques, des complications dangereuses sont inévitables parce que la Russie est entrée en conflit sur la base d’évaluation tactique à court terme. Elle n’a pas toujours raison. Mais la chose la plus importante est que, même si des objectifs tactiques sont atteints (création d’une zone d’instabilité au Donbass, offensive locale de l’armée d’Assad), le système périphérique de « marches russes » ne prend pas en compte le grand nombre d’effets pouvant surgir à moyen et à long terme. Car la Russie n’est pas en mesure de définir pour elle-même des buts et des objectifs stratégiques réels.
Dans les discours et interviews du président russe, il y a beaucoup de détails techniques et tactiques très divers, des dispositifs rhétoriques. Ceux-ci créent un sentiment de gravité, de courage et de compétence, mais leur essence est issue de positions fondamentalement et absolument fausses et d’une vision anti-historique. Non, en réalité, cette voie, dont il parle, n’existe pas. Cette idéologie qu’il a présentée à l’assemblée générale de l’ONU n’a pas de contenu et d’entité. Elle ne présente aucun intérêt pour la Russie.
Les postulats et la situation en général sont si faux que toute action d’envergure sur cette base, tant au niveau national qu’en politique étrangère, est vouée à long terme à l’échec. Cela aura de graves conséquences pour le pays. Cela concerne pleinement l’Ukraine et maintenant la Syrie.
Une totale incompréhension du monde moderne, une arrogance inexplicable envers tout ce qui est nouveau et diverge avec les conceptions soviétiques obsolètes, une attitude cynique envers la destinée humaine, le refus délibéré de moderniser la conscience russe sont très dangereuses et provoqueront une crise profonde.
Il est possible de propager cette berlue uniquement parce que personne n’a la possibilité de la contester publiquement, de lui opposer des alternatives à grande échelle. Dans ces conditions, provoquées par un effet de serre intérieure, ces positions parviennent à être maintenues au prix d’une démagogie incessante et d’une manipulation de l’opinion publique par les médias d’État.
Résultats et perspectives
Aujourd’hui, nous pouvons affirmer que les événements de ces dernières années affichent une rupture avec la modernisation postsoviétique. Le comportement de la Russie en Ukraine et en Syrie symbolise son achèvement tumultueux.
La modernisation postsoviétique n’a pas su créer d’institutions capables de s’opposer à l’anti européisation de Poutine. Elle a échoué. Si les problèmes de modernisation de la société russe, c’est-à-dire de l’État de droit, de la séparation des pouvoirs, de l’indépendance du pouvoir judiciaire, de la protection du droit de propriété, même lentement, mais constamment avaient été mis en pratique, le retour politique que nous vivons actuellement aurait été impossible.
Nous devons admettre que la croissance économique, occasionnelle en raison du prix dopé des matières premières, dans la société non modernisée, conduit à de graves conséquences politiques et sociales négatives, y compris à la guerre.
Quand cette crise sera achevée et après le départ de Poutine, sera nécessaire un débat public sérieux ayant pour thème principal l’identité russe et fédérale russe. Sur cette base peut être réalisée une compréhension mutuelle avec le reste du monde. Mais une condition est indispensable : un sentiment de communauté civilisationnel. Alors, il deviendra clair que la Russie marche sur le chemin historique commun avec les autres pays européens, y compris avec les pays orthodoxes, avec les pays membres de l’OTAN, États-Unis compris, avec tous ceux qui appartiennent à la civilisation européenne au sens large du terme. Naturellement, tout en préservant et renforçant les propres caractéristiques culturelles et traditions de la Russie.
En l’attente, tous ces pourparlers au sommet, toutes ces réunions de tout ordre, groupe « des sept », des « vingt » et tout format avec la Russie vont se transformer en démagogie, populisme et farce. C’est ce qui se passe actuellement. Coupant la Russie de la voie de développement européen, jugeant d’une manière arrogante et désobligeante comment l’Europe fait face au problème des réfugiés, les hommes politiques russes, diplomates, journalistes, blogueurs poussent la Russie de plus en plus hors de la politique mondiale. Ils la noient dans son marais périphérique. Dans ces conditions de mœurs politiques sauvages et caverneuses, parler de croissance économique, de refus d’investissements et de progrès social démontre une totale ignorance de l’économie et de la vie moderne.
La recherche de l’unité dans la diversité, la compréhension mutuelle sont un élément essentiel composant le monde européen. La Russie avec son histoire et sa culture riches y a toute sa place. Une des plus importantes !
Personne ne retirera à la Russie la place qui lui revient en Europe. Et personne n’a cette intention. Seule la Russie a cette possibilité si elle renonce elle-même à son destin historique européen et cède aux hallucinations et fantasmes géopolitiques morbides.
Paru dans « Novaya Gazeta » le 19 octobre 2015
http://www.novayagazeta.ru/politics/70392.html?p=7