Le premier ministre, François Bayrou, lors de sa conférence de presse du lundi 25 août, a consacré un long développement à la dette publique. Au-delà de la manœuvre politique consistant à essayer d’évacuer les mesures proposées pour le budget 2026, il convient de rappeler quelques éléments qui vont à l’opposé de sa tentative de dramatisation. Il serait trop long ici de faire une liste exhaustive des discours apocalyptiques sur la dette publique. Citons simplement l’affirmation en 2007 de François Fillon, alors premier ministre, affirmant qu’il gérait « un Etat en faillite ». Du François Bayrou dans le texte. Et d’ailleurs, François Bayrou lui-même reconnaît qu’il alerte depuis des décennies sur le danger d’un haut niveau de dette publique… sans que ce prétendu danger se concrétise en aucune manière.
Venons-en au fond. Rappelons que le niveau actuel de la dette n’est pas le symptôme d’un Etat qui vivrait au-dessus de ses moyens, dépensant de façon irresponsable et inefficace. Lorsqu’on analyse rétrospectivement la montée du ratio entre la dette et le PIB depuis 1980 (lorsque ce ratio était à 20 %), on s’aperçoit que la dette est d’abord la conséquence de quatre facteurs. Primo, les taux d’intérêt supérieurs au taux de croissance durant les années 1980 et 1990 (l’effet « boule de neige ») ; deuzio, la contre-révolution fiscale des trente dernières années, qui a vu l’Etat se priver de ressources au profit des ménages aisés et des entreprises ; tertio, le coût direct et indirect de la crise financière de 2007-2008, qui a vu l’Etat sauver le système financier privé ; quarto, plus récemment, les mesures de soutien pour lutter contre le Covid 19.
Pour autant, indépendamment de ses origines, le niveau actuel de la dette publique représente-t-il une menace ? Il faut comprendre qu’un Etat ne rembourse jamais sa dette. Il ne paie que la charge de la dette. Lorsqu’un titre de la dette publique arrive à échéance, l’Etat emprunte de nouveau pour le rembourser : il fait « rouler » la dette. Or, en regardant le rapport entre la charge des intérêts de la dette et le produit intérieur brut (PIB), on obtient un chiffre qui est peu propice à créer l’affolement. En 2024, la charge de la dette française rapportée au PIB du pays pour la même année s’est élevée à 2 % du PIB, nettement moins que dans les années 1990, et équivaut à la moyenne de la zone euro. De même, si on rapporte cette charge des intérêts aux dépenses publiques, on s’aperçoit qu’elle s’allège sur la longue durée. Elle représentait plus de 20 % jusqu’aux années 1930, contre moins de 5 % aujourd’hui. Bref, pas de quoi dramatiser.
Restent deux questions. La dette pèse-t-elle sur nos enfants comme l’a inévitablement évoqué le premier ministre ? Ceci est à tous égards une fable. La dette a une durée moyenne d’un peu plus de huit ans, et ce n’est assurément pas celle qui sépare deux générations. Ce ne sont pas nos enfants qui paieront la dette, mais nous-mêmes. Et surtout, l’emprunt, donc la dette, permet l’investissement et la constitution d’un patrimoine collectif – des hôpitaux, des écoles etc. –, dont la valeur est bien supérieure à celle de la dette. Ce ne sont pas « nos enfants » qui auront à payer, mais ce sont bien eux qui bénéficieront des services que permet de procurer ce patrimoine.
Cependant, un problème fondamental mais mal posé par François Bayrou subsiste, celui du rôle des marchés financiers, le premier ministre nous menaçant d’une explosion des taux d’intérêt en cas de refus de son plan d’austérité. Cette menace peut être tout à fait réelle, précisément parce que la valorisation de la dette a peu à voir avec une logique strictement économique. D’un point de vue économique, la France n’a aucune difficulté à emprunter sur les marchés. Mais le discours alarmiste de François Bayrou peut avoir une portée autoréalisatrice, et ce d’autant plus que la dette publique est le moyen pour les investisseurs financiers de peser sur la politique économique des Etats.
Car l’existence d’un marché de la dette publique est le résultat d’un choix politique qui vise à faire de l’Etat un emprunteur comme un autre, avec l’objectif de le mettre sous la pression des marchés financiers et ainsi de le discipliner. C’est ce que matérialise l’interdiction faite par les traités européens aux banques centrales, la Banque centrale européenne en tête, de prêter directement aux Etats. Il est donc fort possible que le refus du plan Bayrou se traduise par une remontée des taux auxquels la France emprunte actuellement et qui vienne grossir chaque année la charge des intérêts (40 milliards d’euros en 2023, 59 milliards en 2024, 66 milliards en 2025) qu’affectionnent ceux-là mêmes qui veulent réduire les dépenses sociales.
Il n’y a que deux façons d’éviter cette évolution : soit la capitulation devant les marchés financiers, c’est la position du premier ministre, soit la sortie de la dette publique de l’emprise des marchés, ce qui suppose reprendre le contrôle de la finance. Il faut pour cela créer un dispositif qui, comme jusqu’aux années 1980, garantira la stabilité du financement ; son cœur sera formé par un pôle bancaire public, édifié au premier rang des institutions financières déjà existantes ; il permettra aux investissements sociaux et écologiques stratégiques décidés démocratiquement de trouver dans l’épargne populaire une contrepartie utile.
N’étant pas soumis à la logique de la rentabilité financière, ce pôle bancaire public pourra ainsi être un acheteur important et stable de titres de la dette. Par ailleurs, il pourra avoir accès aux liquidités fournies par la Banque centrale européenne dans le cadre de ses opérations de refinancement, comme le permet l’article 123.2 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, les titres de dette publique constituant un collatéral de très bonne qualité. Les institutions financières privées doivent, quant à elles, être soumises à un contrôle strict et avoir l’obligation de placer une partie de leurs actifs en titres de la dette au taux fixé par la puissance publique.
Jean-Marie Harribey, Pierre Khalfa, Christiane Marty, Dominique Plihon, Jacques Rigaudiat sont économistes, membres d’Attac et de la Fondation Copernic.
Cette tribune a été publiée dans Le Monde daté du 2 septembre 2025.