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Billet de blog 8 avril 2024

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Un modèle insoutenable

L’austérité est de retour en Europe. L’absurdité de cette politique n’est plus à démontrer. Elle est triplement insoutenable. Elle est financièrement inefficace, socialement injuste, elle ne permet pas de faire les investissements massifs qui seraient nécessaires d’un point de vue écologique.

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L’austérité est de retour en Europe. La « réforme » récente du pacte de stabilité en garde les éléments essentiels, les dogmes des 3 % du PIB de déficit budgétaire et de 60 % du PIB pour la dette publique ainsi que sa logique punitive. Des coupes budgétaires massives sont maintenant annoncées dans la plupart des pays européens. L’absurdité de cette politique n’est plus à démontrer et est soulignée par des économistes que l’on ne peut soupçonner d’hétérodoxie. Ainsi Olivier Blanchard, ancien économiste en chef du Fonds monétaire international déclare au Monde (05/03/24) : « Réduire le déficit trop vite quand l’activité freine risque en effet d’accentuer le ralentissement. Or, les prévisions de croissance pour l’Europe viennent d’être révisées à la baisse. Il faut donc être prêt à soutenir encore l’économie, même si cela implique un déficit plus important pendant un moment ». Déjà, après la crise financière de 2008, les politiques d’austérité menées conjointement en Europe avaient abouti à une récession généralisée en réduisant la demande et avaient été une des causes de l’accroissement des déficits publics.

Ce constat est aujourd’hui largement partagé. Ce qui l’est moins, c’est l’analyse des racines de cette situation. Elles sont de trois ordres. Tout d’abord, un déficit est la marque d’un décalage entre les dépenses et les recettes, ce qui pose la question de la fiscalité. Dans l’Union européenne, le taux de l’impôt sur les sociétés est passé de 31,9 % en moyenne en 2000 à 21,5 % en 2021. En France, déjà en 2010, le rapport Champsaur-Cotis au président de la République avait alerté sur ce problème et indiqué qu’« en l’absence de baisses de prélèvements, la dette publique serait environ 20 points de PIB plus faible aujourd’hui ». La situation n’a fait qu’empirer depuis. Les mesures en faveur des ménages les plus riches et des grandes entreprises se sont multipliées, coûtant chaque année 70 milliards au budget de l’État. Une réforme fiscale donnant des moyens financiers à la puissance publique et rétablissant une justice fiscale aujourd’hui mise à mal devrait être une priorité

Le deuxième problème tient à l’emprise des marchés financiers sur la dette publique de la France et des pays de la zone euro, emprise qui relève d’une décision politique datant des années 1990 avec notamment le traité de Maastricht. Lorsque les taux d’intérêt réels (défalqués de l’inflation) sont nuls ou négatifs et que les liquidités sont abondantes, ce qui était le cas ces dernières années avec la politique « non conventionnelle » menée par la BCE, ce problème pouvait être relativisé. Ce n’est plus le cas depuis 2022 avec les politiques dites de quantitative tightening, resserrement quantitatif, qui combinent une augmentation des taux d’intérêt et un assèchement progressif des liquidités déversées par la BCE. L’arrêt total d’achat d’obligations d’État par la BCE pourrait se traduire par une augmentation des écarts de taux auxquels les États empruntent, entraînant comme après 2010 un risque d’éclatement de la zone euro. En cas de récession ou même simplement de stagnation économique, on se trouverait alors dans une situation où les taux d’intérêt réels risqueraient d’être supérieurs au taux de croissance, ce qui ferait mécaniquement monter le poids de la dette dans le PIB. Dans une telle situation, l’obligation faite aux États d’emprunter sur les marchés financiers internationaux risque de les mettre à la merci de mouvements spéculatifs et de créer une situation hors contrôle. Sortir la dette publique de l’emprise des marchés peut passer au niveau européen par la possibilité donnée à la BCE de financer directement les investissements publics prioritaires, notamment dans la bifurcation écologique, au lieu de continuer à déverser des liquidités sur le système financier. Au niveau national, la reprise en main du secteur financier par la puissance publique et un pôle public bancaire opérant dans le cadre d’une planification écologique, aujourd’hui sacrifiée sur l’autel de l’austérité, s’avèrent nécessaire.

Le troisième problème renvoie au partage entre salaires et profits dans la formation des revenus primaires. L’utilisation des profits à des fins essentiellement de rentabilité financière est un puissant levier de modification de la répartition de la valeur ajoutée. En témoigne l’arbitrage fait de distribution des dividendes aux actionnaires et de rachats par les entreprises de leurs propres actions plutôt que d’augmenter les investissements nets et/ou la masse salariale. Ce déséquilibre au détriment des salaires a été en partie compensé par les États. Ainsi par exemple en France, la prime d’activité vient compléter les salaires trop faibles et les exonérations de cotisations sociales sont prises en charge par l’État. Une partie du déficit public tient donc au fait que le partage de la richesse produite se fait au détriment du travail. Cette situation est aggravée par le pouvoir des grandes entreprises à répercuter sur les prix les hausses de coût pour maintenir voire augmenter leurs taux de marge. La hausse des prix à la consommation (alimentaire, énergie, etc.) de ces deux dernières années est une taxe sur les ménages les plus modestes. Cette situation est non seulement socialement inacceptable mais financièrement inepte. Or au lieu de s’attaquer à la racine de ce problème, la déformation du partage de la valeur ajoutée, les gouvernements coupent dans les dépenses sociales (retraite, santé, indemnisation du chômage), dans le financement des services publics et de la transformation écologique de la société.

La logique actuelle est donc triplement insoutenable. Elle est financièrement inefficace, socialement injuste, elle ne permet pas de faire les investissements massifs qui seraient nécessaires d’un point de vue écologique. Un changement de cap s’impose. Ce sera l’enjeu politique des prochaines années.

 Ce point de vue a été publié dans Le Monde daté du 5 avril. Il est signé par Esther Jeffers, Pierre Khalfa, et Dominique Plihon, économistes, membres d’Attac et de la Fondation Copernic

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