La Banque centrale européenne (BCE) vient de prendre une série de mesures inédites présentées par la plupart des commentateurs comme propres à sortir la zone euro de la déflation qui s’annonce. Super Mario aurait encore frappé et la BCE serait une fois de plus irréprochable. Avant de discuter des mesures prises, un rappel de son attitude durant la crise n’est pas inutile.
La BCE à contretemps dans la crise
L’objectif de la BCE, tel que fixé par les traités européens et ses statuts, est la stabilité des prix[1]. Mais ni les traités, ni les statuts de la BCE ne définissent ce qu’est la stabilité des prix, ni ne fixent de cible d’inflation. Contrairement à ce que l’on entend souvent, c’est la BCE, de sa propre autorité, qui a fixé à 2 % la limite supérieure pour l’inflation, chiffre qui ne correspond à aucune nécessité économique. Cette obsession a entrainé historiquement des taux d’intérêt relativement élevés qui ont freiné l’activité économique et donc l’emploi. La conséquence en a été un euro surévalué par rapport au dollar et aux monnaies qui lui sont plus ou moins liées, notamment le yuan chinois, ce qui a pénalisé les exportations hors de la zone euro d’un certain nombre de pays européens.
Cette hantise de l’inflation a entrainé de la part de la BCE des réactions à contretemps. En juillet 2008, à quelques semaines de l’explosion de la crise financière, elle relevait son taux directeur (le prix de l’argent) à 4,5 % pour lutter contre une inflation pourtant faible, alors même que l’activité économique donnait de sérieux signes de ralentissement. À l’inverse, la Federal Reserve, la banque centrale américaine, avait déjà entamé un processus de forte baisse de ses taux directeurs face à la menace de récession. Par la suite, la BCE s’est décidée à baisser progressivement son taux. Mais elle l’a fait de façon parcimonieuse et trop lentement, ainsi émoussant ainsi l’arme monétaire.
En avril, puis juillet 2011, elle l’augmente de nouveau par deux fois, alors même que l’activité économique était quasi stagnante et que le petit regain d’inflation constaté à l’époque était essentiellement dû à une augmentation du prix des matières premières importées dans l’Union européenne. Une augmentation des taux d’intérêt ne peut avoir aucune efficacité contre une inflation importée. D’ailleurs, devant la récession qui s’installait, la BCE est rapidement revenue sur ces augmentations et a continué à baisser ses taux d’intérêt jusqu’à 0,25 % en novembre 2013. L’objectif était de relancer l’économie. Cet espoir est resté vain, on verra plus loin pourquoi.
La BCE sauve la zone euro ?
Contrairement aux autres grandes banques centrales, la BCE ne peut pas prêter aux États et ne joue pas le rôle qui devrait être le sien de prêteur en dernier ressort. Le risque existe alors que des États se trouvent en incapacité de rembourser leur dette, ce qui ouvre la possibilité d’un déchainement spéculatif des marchés financiers contre ces États. Face à une situation qui menaçait l’existence même de la zone euro, la BCE s’est décidée à acheter sur le marché secondaire des titres publics des États les plus attaqués afin de briser la spéculation. C’est le programme SMP (Securities Market Programme) qui lui a permis d’acheter 217 milliards d’euros d’obligations d’État de mai 2010 à début 2012. Ce montant reste très faible par rapport à l’encours des dettes souveraines des pays en difficulté ou par rapport au montant des obligations d’État achetées par les banques centrales des États-Unis, d’Angleterre ou du Japon. Pire même, la comparaison du bilan de ces banques centrales de mi-2012 à mi-2014 est édifiante : celui de la Fed augmente de 6,5 points de PIB, celui de la Banque d’Angleterre de 1,3 point, celui de la Banque centrale du Japon de 15,3 points tandis que celui de la BCE baisse de – 8,4 points. In fine, loin d’avoir été expansionniste, la BCE a eu une politique monétaire restrictive.
L’inefficacité du programme SMP va forcer la BCE à aller plus loin et, face aux fortes tensions sur les taux d’intérêt de certains États (Espagne, Portugal, Italie), son président, Mario Draghi est ainsi obligé de déclarer le 26 juillet 2012 : « La BCE est prête à faire tout ce qui est nécessaire pour préserver l’euro ». Dans la foulée, début septembre, est annoncé le programme OMT (Outright Monetary Transactions) qui prévoit un rachat illimité d’obligations souveraines si nécessaire, programme qui n’a pas encore été activé. Auparavant, en décembre 2011 et en février 2012, la BCE avait mis en œuvre un programme d’aide massive aux banques, le LTRO (Long-Term Refinancing Opérations), prêts sur trois ans à un taux très faible. L’objectif était double, permettre aux banques en difficulté de se refinancer et les inciter ainsi à prêter aux entreprises et aux ménages pour faire repartir l’activité. Peine perdue : les banques ont replacé une grande partie de cet argent à la BCE, bien qu’il soit très faiblement rémunéré, et assez naturellement les crédits octroyés ont stagné.
Il faut remarquer que toutes ces mesures outrepassent largement le mandat de la BCE. Elles ont été prises contre l’avis de la Banque centrale allemande, la Bundesbank… mais avec l’appui du gouvernement Merkel. Elles ont entrainé la démission en septembre 2011 de Jurgen Stark, membre du directoire et économiste en chef de la BCE.
Si elles ont évité l’explosion de la zone euro, que certains prévoyaient inéluctable, ces mesures n’ont pas permis d’améliorer la situation économique, de faire baisser le chômage ni d’enrayer le développement de la précarité, et pour cause ! La BCE est une des institutions européennes ayant poussé à l’adoption de cure d’austérité massive. Elle constitue, avec la Commission européenne et le Fonds monétaire international (FMI), la troïka qui mis le peuple grec à genoux à force de réductions de salaires, de privatisations, de remise en cause des droits des salarié-es, de coupes dans les dépenses publiques, les mêmes remèdes ayant d’ailleurs été appliqués avec plus ou moins de vigueur partout en Europe. Ces mesures ont plongé la zone euro dans la récession dès l’automne 2011. Elle en est officiellement sortie à la fin 2013… pour tomber dans une stagnation économique avec une menace de déflation. Cette dernière a pour cause la baisse continue des demandes internes dans la quasi totalité des pays de la zone euro : la demande globale est structurellement inférieure à l’offre globale. Les politiques d’austérité en sont directement responsables.
La déflation est une catastrophe car elle incite les acteurs économiques à repousser leurs décisions d’achat dans l’attente de futures baisses de prix. Les entreprises cessent d’investir, inquiètes à la fois du manque de débouchés et de la baisse des prix de leurs produits, ce qui renforce encore la dépression de la demande. Autre conséquence majeure, la déflation accroît les taux d’intérêt réels (défalqués de l’inflation), rendant plus difficile le financement des déficits publics et le remboursement de la dette. L’augmentation des taux d’intérêts réels pèse sur les entreprises qui hésitent à s’endetter, ce qui renforce encore la tendance à la stagnation. La zone euro risque donc d’être prise dans une spirale mortifère : les politiques d’austérité qui entretiennent la crise mènent à la déflation, qui à son tour aggrave la crise. La zone euro est donc loin d’être sortie de la crise. Pire, celle-ci risque de s’aggraver encore, d’autant plus que la France mène maintenant des politiques d’austérité massive et que la plupart des autres pays continue à faire de même.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Ainsi, au deuxième trimestre 2014, l’activité économique a stagné dans la zone euro et même l’Allemagne semble touchée puisque son PIB a reculé de 0,2 %. L’inflation au mois d’août est tombée à 0,3 % en rythme annuel alors que la cible d’inflation de la BCE est de 2 %. Au premier semestre 2014, les crédits aux entreprises et aux ménages sont en recul de 2 % sur un an. De plus, la fragilité du système bancaire s’est encore manifestée avec la quasi faillite d’une des principales banques du Portugal, Banco Espirito Santo, ce qui a eu d’ailleurs en France des conséquences sur le Crédit agricole.
C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la série de mesures prises par la BCE en juin, puis en septembre.
Les nouvelles mesures de la BCE
La BCE a baissé son taux directeur par deux fois. Il est passé de 0,25 % à 0,15 % au mois de juin 2014 et à 0,05 % en septembre. Il s’agit du taux historiquement le plus bas de toute l’histoire de l’euro. Ce faisant, la BCE vise deux objectifs : encourager l’activité économique en baissant fortement le prix de l’argent ; faire baisser l’euro, ce qui sera favorable aux exportations.
Le taux de dépôt, c’est-à-dire, le taux auquel les banques sont rémunérées lorsqu’elles déposent de l’argent à la BCE était, mesure historique, devenu négatif en juin (- 0,10 %). Il passe en septembre à – 0,20 %. Les banques doivent donc désormais payer pour déposer leur argent à la BCE. L’objectif est là aussi d’encourager les banques à prêter plutôt qu’à thésauriser.
La BCE va accorder 400 milliards d’euros de crédit à long terme aux banques (TLTRO, Targeted Longer-Term Refinancing Operations) à un taux très bas (0,15 %). Ces crédits seront accordés à condition que les banques prêtent aux PME. C’est la première fois que la BCE impose une conditionnalité aux banques.
Mesure la plus spectaculaire, la BCE va acheter des « produits structurés », des ABS (Asset Backed Securities), composés de titres adossés à des créances de PME. Le but, là aussi, est de pousser les banques à prêter aux PME en leur garantissant qu’elles ne prendraient pas de risque. Quel est le mécanisme ? Les banques prêtent aux PME. Ce prêt est immédiatement transformé en titre financier (titrisation) et assemblé avec d’autres prêts titrisés dans un produit structuré, un ABS. Ce dernier comprend donc plusieurs tranches correspondant à un niveau de risque et à un rendement particulier. L’intérêt pour les banques est double : d’une part, en titrisant ces crédits, la banque les sort de son bilan. Ils ne sont donc pas pris en compte lors de l’application des règles prudentielles en matière de fonds propres ; d’autre part, en les vendant à la BCE, la banque se débarrasse de produits qui peuvent se révéler risqués.
De plus, la BCE va lancer un programme d’achat d’obligations émises par les banques pour se financer (programme CBPP3) et en particulier d’obligations sécurisées (Covered Bonds). Il s’agit d’obligations titrisées adossées à un paquet d’actifs permettant de rémunérer leurs détenteurs.
Enfin, la BCE a décidé de mettre fin à la stérilisation de ses achats de dettes souveraines sur le marché secondaire. De quoi s’agit-il ? Lorsque la BCE acquiert des obligations d’État dans le cadre du programme SMP, elle fait de la création monétaire, en accroissant la masse monétaire en circulation. Dans la théorie monétariste, qui guide l’action de la BCE, toute création monétaire entraine de l’inflation. Pour lutter contre ce risque, la BCE propose aux banques de déposer chez elle les sommes correspondantes en échange de billets de trésorerie à un taux attractif. Elle retire donc du circuit économique - elle « stérilise » - la quantité de monnaie émise pour acheter des obligations d’État. La stérilisation permet de ne pas accroître la masse monétaire en circulation et, théoriquement, ne pas créer d’inflation. La BCE peut ainsi respecter son mandat sur la stabilité des prix. Remarquons qu’une telle opération est tout bénéfice pour les banques. Elles se séparent de titres publics risqués contre une créance sur la BCE totalement sûre. La BCE a décidé de mettre fin à cette disposition, ce qui revient à accroître la masse monétaire, donc théoriquement l’inflation, et cela « augmentera mécaniquement les liquidités à disposition du système bancaire » comme le faisait remarquer un analyste financier dans Le Monde (7 juin 2014).
Toutes ces mesures outrepassent très largement le mandat de la BCE. Elles ont d’ailleurs été prises contre l’avis de la Bundeskank et en septembre son gouverneur Jens Weidmann s’y est opposé au nom de l’orthodoxie monétaire lors de la réunion du Conseil des gouverneurs de la BCE.
Des mesures pour rien ?
Les mesures annoncées par Mario Draghi indiquent que la BCE a bien pris conscience que la zone euro est confrontée à un risque sérieux de déflation. Les mesures prises pour y faire face seront-elles efficaces ? On peut sérieusement en douter.
La BCE pousse les banques à forger des produits structurés. Or, la prolifération de ces produits a été au centre de la crise financière qui a débuté en 2007. Nombre d’entre eux se sont révélés toxiques et plombent toujours de nombreuses banques. Que se passera-t-il demain si, avec la crise, certaines PME sont en difficulté et ne peuvent plus payer les intérêts de leur crédit ? Certes une banque centrale ne peut faire faillite puisqu’elle a une possibilité de création monétaire théoriquement infinie. Mais comment réagira la BCE ? Les banques privées en se débarrassant des ABS qu’elles ont produit sont, elles, tirées d’affaire.
Le cours de l’euro est erratique, ce qui pose des problèmes d’adaptation aux entreprises exportatrices hors zone euro et des problèmes quant aux prix des importations venant des pays hors zone euro, notamment en matière d’énergie. L’euro est ainsi passé de 1,17 dollar, lors de sa création en 1999, à 0,83 dollar en octobre 2000 pour remonter à 1,60 en juillet 2008, baissant ensuite jusqu’à 1,23 en juillet 2012, puis remontant pour se rapprocher de 1,40 en mai 2014, puis commençant à baisser pour être aujourd’hui aux alentours de 1,30. Les mesures prises par la BCE permettront-elle de le stabiliser et à quel niveau ? Le niveau optimal de l’euro est d’autant plus difficile à déterminer que la zone euro est hétérogène et que tel niveau de l’euro peut favoriser tel pays et en pénaliser tel autre et, plus compliqué encore, à l’intérieur d’un pays, toutes les entreprises ne sont pas sensibles de la même manière au taux de change de l’euro. Globalement aujourd’hui la zone euro est en excédent commercial, ce qui tend à indiquer que, pour la zone prise dans son ensemble, le cours de l’euro n’est pas un problème… alors qu’il peut l’être pour tel ou tel pays ou telle ou telle industrie dans un pays par rapport à telle autre.
Au-delà, le taux directeur de la BCE était déjà très bas, sans que cela ait eu le moindre impact sur l’activité économique. On peut douter que cette nouvelle baisse change sensiblement la donne. Les mesures prises par la BCE reviennent à distribuer de l’argent aux banques en espérant que celles-ci prêtent aux entreprises et aux ménages afin de relancer l’activité économique. L’hypothèse implicite de ces mesures est que la stagnation économique actuelle est due à un manque de liquidités. Or ce diagnostic est faux. Les entreprises européennes baignent dans les liquidités[2]. Elles s’élèveraient en 2012 à 2400 milliards d’euros[3]. En France, les entreprises non financières du CAC 40 détiendraient environ 160 milliards d’euros de cash. Ce n’est donc pas l’argent qui manque aux entreprises pour investir.
Mais pourquoi investiraient-elles alors que la demande publique ou privée est anémiée par les politiques d’austérité et que l’activité économique stagne ? Nous sommes dans une situation que les économistes nomment « trappe à liquidité », situation dans laquelle la politique monétaire devient peu ou pas opérante. Faute de demande, l’argent distribué par la banque centrale n’est pas injecté dans le circuit économique et les liquidités sont, soit stockées pour faire face à des coups durs, soit utilisées à des usages financiers : rachat d’actions, versements de dividendes, fusions/acquisitions. L’argent distribué aux banques par la BCE risque fort de ne servir qu’à cela.
Mario Draghi semble le comprendre puisqu’il a indiqué que, pour relancer l’économie, « Il faut des politiques budgétaires ». Il prend des distances avec la politique de restriction budgétaire qu’il avait jusque là prônée et semble donc vouloir recommander une politique budgétaire plus expansive au niveau européen. Cela n’empêche pas Christian Noyer, le gouverneur de la Banque de France, de déclarer que le gouvernement français doit couper « beaucoup plus hardiment » dans les dépenses publiques[4]. Cette orientation semble être celle de la Commission européenne qui, tout en continuant à prôner la rigueur budgétaire au niveau national, a décidé de lancer un programme de grands projets d’infrastructures de transport à la hauteur dans un premier temps de 11,9 milliards d’euros (26 milliards au total). Il est douteux que des sommes aussi faibles permettent de renverser la situation économique. Timide relance budgétaire au niveau européen et poursuite des coupes budgétaires drastiques au niveau national, la contradiction n’a pas l’air de gêner les responsables européens. Accélérer, même légèrement, tout en appuyant fortement sur le frein ne peut mener que dans le fossé.
Mais surtout, si Mario Draghi indique qu’« Il faut des politiques budgétaires », il ajoute immédiatement qu’« il faut des réformes structurelles avant tout ». Le terme « réformes structurelles » signifie, dans la novlangue des économistes, réduction de salaires, privatisations et remise en cause de la protection sociale et des droits des salarié-es. Il préconise donc un approfondissement des réformes néolibérales au niveau national… en semblant ignorer que « ces réformes structurelles » sont précisément une des causes de la situation actuelle.
[1] L’inflation est une menace pour les rentiers car elle diminue le taux d’intérêt réel de leurs placements.
[2] Voir Flash Économie Natixis n° 595, 24 juillet 2014, http://cib.natixis.com/flushdoc.aspx?id=78145 et Christian Chavagneux, La BCE ou l’inefficacité de la politique monétaire, http://www.alternatives-economiques.fr/page.php?controller=article&action=html&id_article=69304&id_parution=633.
[3] Chiffre cité par Éric Toussaint, Super Mario Draghi 2.0 pour les banquiers, http://cadtm.org/Super-Mario-Draghi-2-0-pour-les.
[4] Europe 1, jeudi 11 septembre 2014.