Des hauts fonctionnaires européens, le groupe Euro2030, portent un regard critique sur l’état actuel de la construction européenne et avancent 50 propositions pour donner « un nouveau souffle pour l’Europe », titre de leur appel (www.euro2030.eu et ici sur Mediapart). Voilà qui n’est pas banal ! L’aspect positif immédiat de cet appel est d’affirmer qu’une « autre voie est possible et (…) que le débat existe au sein de la machine européenne ». Qu’au cœur de cette dernière, des voix s’élèvent pour dire que l’on ne peut plus continuer ainsi, cela montre que la crise de légitimité de la construction européenne actuelle atteint aujourd’hui les couches sociales qui y sont les plus impliquées. On ne peut que partager la crainte exprimée que « l’intégration européenne risque de ne plus être soutenue par les peuples appauvris ». C’est d’ailleurs moins un pronostic pour le futur qu’une réalité déjà présente.
Mais il n’est jamais expliqué pourquoi les peuples sont appauvris. Ainsi, l’appel ne dit mot sur les politiques d’austérité massive mises en oeuvre dans la quasi totalité des pays européens depuis la mi-2010, politiques qui ont entrainé une profonde déstructuration des sociétés concernées, une récession prolongée avec aujourd’hui une menace sérieuse de déflation. L’appel propose simplement de confier à « un Fonds monétaire européen (…) les responsabilités actuellement assumées par le Mécanisme européen de stabilité et par la Troïka ». En quoi cela changerait-il en quoi que ce soit les politiques menées ?
Dans le détail des propositions que fait le groupe Euro2030, il est précisé que ce Fonds « remplacerait la Troïka dans la négociation et le suivi des réformes structurelles avec les pays ayant besoin d'une assistance du Fonds ». L’expression « réformes structurelles » signifie, dans la novlangue des économistes, coupes dans les dépenses publiques, réduction de salaires, privatisations et remise en cause des droits des salariés. Ce sont ces « réformes structurelles » qui ont mis le peuple grec à genoux, les mêmes remèdes étant d’ailleurs appliqués avec plus ou moins de vigueur partout en Europe. Pour avoir accès au Fonds monétaire européen, il faudra comme auparavant en passer sous les fourches caudines de l’austérité drastique.
Certes, ce fond « serait comptable devant la commission de l’Union de l’euro créée au sein du Parlement européen et devant l’Eurogroupe ». Mais là aussi, à moins de revenir sur les traités européens et en particulier sur le Traité sur la stabilité, la coopération et la gouvernance (TSCG) qui impose que les États doivent avoir un déficit structurel inférieur à 0,5 % du PIB, on ne voit pas ce que cette procédure apporterait de plus d’un point de vue démocratique… puisque les objectifs à atteindre sont fixés une fois pour toute.
Le groupe euro2030 propose qu’un Trésor de la zone euro soit chargé d’acheter les bons du Trésor nationaux en finançant ces achats par l’émission de bons du Trésor européen. Il s’agit d’un processus de mutualisation des dettes publiques qui peut sembler bienvenu. Mais cette proposition pose deux problèmes. D’abord, les pays en difficulté, c’est-à-dire ceux qui en auraient le plus besoin, en seraient exclus. Ensuite, le taux d’intérêt auquel ce Trésor européen emprunterait sur les marchés financiers serait plus élevé que le taux auquel emprunte aujourd’hui certains États, par exemple l’Allemagne ou même la France. On voit mal pour quelle raison ces États accepteraient une telle solution. Mais surtout, celle-ci ne répond pas au problème posé par ce que l’on a appelé « la crise des dettes souveraines ». La raison essentielle de cette crise tient au fait que, contrairement au Japon et aux Etats-Unis, les dettes publiques sont sous l’emprise des marchés financiers et que la Banque centrale européenne (BCE) n’a pas joué le rôle de prêteur en dernière instance qui est normalement celui de toute Banque centrale. Or rien n’est dit sur ce sujet fondamental, même si est fait à juste titre la proposition « de rééquilibrer les objectifs de la BCE » en y intégrant d’autres objectifs que la lutte contre l’inflation.
Proposition phare censée « remettre la solidarité entre les peuples au centre du projet européen », la création d’un contrat de travail européen apparaît tout aussi problématique. Il garantirait un salaire minimum au-dessus du seuil de pauvreté de chaque État membre. L’exemple de la France illustre le caractère régressif que pourrait avoir cette mesure. Le seuil de pauvreté est, suivant la définition adoptée (seuil à 50 % ou à 60 % du niveau de vie médian), de 814 euros ou de 977 euros. Le SMIC est de 1120 euros net. Prendre le seuil de pauvreté comme base du salaire minimum serait donc une régression sociale majeure. Certes il est affirmé que « le contrat de travail européen ne pourrait être offert par une entreprise que comme une alternative possible à un contrat de travail national, le choix final étant toujours celui de l’employé ». Mais qui peut réellement croire que le salarié aura vraiment le choix dans un tête à tête avec l’employeur et alors que le chômage de masse perdure ? De plus ce contrat de travail européen devrait reprendre « les caractéristiques du modèle de flexisécurité dont certaines caractéristiques varieraient en fonction de l’Etat où le travail est effectué ». Loin donc de mettre un frein à la déréglementation du droit du travail en cours dans l’Union européenne, ce contrat de travail l’entérine.
D’autres remarques seraient nécessaires pour faire le tour complet des 50 propositions. Certaines vont dans le bon sens comme exemple celle de redonner au Conseil ses prérogatives, prévues par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, en matière de politique de change et d’avoir ainsi une politique active pour « éviter ainsi que l'euro ne soit la variable d'ajustement des politiques de change de pays tiers ». D’autres sont plus contestables, mais un point important mérite d’être noté. Le groupe euro2030 propose toute une série de réformes institutionnelles, qui peuvent être discutées, mais qui oublient l’essentiel. Le « déficit démocratique » de l’Europe tient fondamentalement au fait que les traités et les directives qui en sont issues visent à écarter la souveraineté populaire, empêcher tout débat démocratique réel et exclure le plus possible l’intervention citoyenne dans la sphère économique. Les politiques économiques se réduisent à appliquer une série de normes sur lesquelles les peuples n’ont rien à dire et qui sont présentées comme des impératifs catégoriques. Ce problème ne sera pas résolu simplement par réformes institutionnelles, mais en remettant de la politique dans la construction européenne, c’est-à-dire en réintégrant l’économie dans les choix politiques des citoyen-es.