Pierre Khalfa (avatar)

Pierre Khalfa

Ancien coprésident de la Fondation Copernic, membre du Conseil scientifique d'Attac.

Abonné·e de Mediapart

116 Billets

0 Édition

Billet de blog 18 février 2022

Pierre Khalfa (avatar)

Pierre Khalfa

Ancien coprésident de la Fondation Copernic, membre du Conseil scientifique d'Attac.

Abonné·e de Mediapart

À propos du livre de Jacques Bidet, "L’écologie politique du commun du peuple"

Jacques Bidet poursuit sa réflexion sur les sociétés modernes. Se réclamant d’un marxisme rénové, il aborde donc toute une série de questions fondamentales avec une thèse conclusive : « La lutte pour l’émancipation et la lutte pour la protection de la nature sont une seule et même chose ». Cependant les voies employées pour arriver à cette conclusion posent de nombreuses questions non résolues.

Pierre Khalfa (avatar)

Pierre Khalfa

Ancien coprésident de la Fondation Copernic, membre du Conseil scientifique d'Attac.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Jacques Bidet poursuit sa réflexion théorique sur les sociétés modernes. Son dernier livre[1] résume et amplifie les conclusions de ses travaux antérieurs[2]. Il se réclame d’un marxisme qu’il veut rénover en critiquant ce qu’il nomme « le marxisme commun », car, nous dit-il, « ceux qui se sont réclamés du marxisme ont commis tant d’erreurs que l’on est conduit à douter qu’ils disposent de concepts adéquats pour dire ce qu’il en est de la société contemporaine dans son ensemble et de ses trajectoires ». Si on ne peut qu’être d’accord avec ce diagnostic, reste à savoir comment le dépasser. Jacques Bidet aborde donc toute une série de questions fondamentales avec une thèse conclusive : « La lutte pour l’émancipation et la lutte pour la protection de la nature sont une seule et même chose ». Cependant les voies employées pour arriver à cette conclusion posent de nombreuses questions non résolues.

Sans reprendre tous les points abordés dans cet ouvrage, nous suivrons dans cette recension son déroulement même en traitant successivement les quatre points qui paraissent les plus importants : l’opposition marché/organisation ; les classes sociales ; la classe populaire mondiale ; une communauté des vivants. Auparavant nous commencerons par ce qui constitue l’arrière fond théorique de cet ouvrage[3].

Quelle méthodologie pour analyser le réel ?

L’ouvrage de Jacques Bidet se situe à un haut niveau d’abstraction. Il est construit sur l’hypothèse qu’il faut partir des structures, et même de ce qu’il nomme la « métastructure », pour comprendre le fonctionnement des sociétés modernes. Il s’agit pour lui avec l’emploi de ce terme de remonter « plus haut (c’est le sens du mot méta) que la structure, plus haut que les rapports de classe ». Il s’agit d’un « présupposé qui gouverne la forme moderne de la société ». On verra plus loin ce qu’il entend par là et restons-en pour le moment à sa démarche théorique. Il s’agit, comme il le dit, de partir des concepts que la théorie établit a priori pour analyser la réalité concrète par la suite.

L’inconvénient de cette méthode, c’est d’enterrer les processus historiques dans les structures et maintenant dans la métastructure. L’histoire est absente ou simplement convoquée pour illustrer tel ou tel point de la démonstration. Jacques Bidet peut se réclamer d’une certaine lecture de Marx, fait référence à Althusser et admet lui-même une certaine filiation avec le structuralisme. Il s’agit donc d’un débat déjà ancien. Or, tout le défi d’une « analyse concrète d’une situation concrète », comme Lénine définissait « l’âme vivante du marxisme », est de pouvoir penser ensemble les structures et l’historicité, c’est-à-dire comprendre comment le processus historique et l’évènement reconfigurent les structures elles-mêmes. Faute de quoi on en reste à une abstraction combinatoire des différentes structures[4]. Évidemment, cet historicisme, que refuse Jacques Bidet, n’est pas sans danger et guette en permanence celui du déterminisme, c’est-à-dire analyser les processus historiques en fonction de leurs résultats finaux, présentés comme inéluctables. Sont ainsi évacués les bifurcations possibles et le rôle de l’évènement et des êtres humains dans le fait que tel ou tel chemin soit pris. La « dépendance au sentier » devient ainsi absolue.

Dans le dernier chapitre de son livre Jacques Bidet reprend l’idée qu’il faudrait « déshumaniser l’homme au sens de l’antihumanisme d’Althusser », en s’appuyant sur Marx et la sixième thèse sur Feuerbach qui affirme « (…) l’essence de l’homme (…) est l’ensemble des rapports sociaux ». Or les rapports sociaux sont des rapports entre les êtres humains, même si ces derniers appartiennent à des groupes sociaux et les rapports à la nature sont médiés par les rapports entre les êtres humains. L’Histoire n’est donc pas un processus sans sujet comme le voudrait la thèse althussérienne de l’antihumanisme. Dans cette conception, la question de savoir comment les êtres humains font l’Histoire disparaît et cette dernière devient un processus dans lequel les êtres humains sont essentiellement passifs et agis par les structures. Si, comme l’affirme à juste titre Jacques Bidet à la fin de son livre, « l’Humain est bien "seul au monde" », alors l’être humain est au centre de l’Histoire dont il est le moteur. S’il faut évidemment contester la posture qui fait de l’individu un être libre de ses actions et de ses choix, le travers inverse, qui fait des individus un simple produit des structures, est non seulement tout aussi contestable, mais aussi politiquement encore plus dangereux car il enlève toute liberté d’action et toute responsabilité aux êtres humains. Comme Marx l’écrivait dans La Sainte famille, « L’histoire ne fait rien, elle ne livre pas de combats. C’est l’homme réel qui fait tout et livre tous les combats ».

L’opposition entre marché et organisation

Cette opposition est au cœur de l’ouvrage et de l’analyse métastructurelle que promeut Jacques Bidet. Il résume ainsi son point de vue : « Tout affrontement social et toute délibération politique se résume à l’alternative toujours ouverte, constamment réinitialisée à l’époque moderne entre ces deux voies, marché et organisation ». Il s’agit là d’une reformulation et d’une extension de la vieille opposition défendue par la plupart des courants marxistes entre le marché et le plan, présupposé d’ailleurs repris par les théoriciens néoclassiques comme Hayek et Von Mises.

Or loin de s’opposer, le marché ne peut fonctionner sans organisation. Il n’y a pas de marché sans institutions qui l’organisent. L’ouvrage d’ailleurs est obligé de le noter à propos de Marx qui insiste sur le fait que « le marché doit être institué ». L’existence de marchés est bien antérieure à l’apparition du capitalisme, que ce soit dans les sociétés antiques, au moins depuis les Phéniciens et à Athènes ou Rome, ou dans les sociétés féodales. Les marchés sont alors encastrés dans des dispositifs institutionnels qui les surdéterminent, dispositifs déterminés par les valeurs de la société considérée. Ce qui distingue les sociétés capitalistes de celles qui les ont précédées n’est pas l’existence de marchés, mais, comme l’a montré Karl Polanyi, le fait que la sphère économique devient partiellement autonome[5] car le capital s’en est emparé. Mais même dans le cadre du capitalisme, il peut y avoir des marchés qui, particulièrement encadrés et contrôlés, organisés donc, échappent au moins partiellement à la logique capitaliste. Cela a été par exemple le cas du marché du dioxyde de soufre (SO2) aux États-Unis qui a permis de réduire considérablement les émissions, contrairement au marché européen du carbone qui est totalement dérégulé et inefficace.

Mais surtout la domination du capital transforme la notion même de marché. Pour qu’un marché existe, il faut une institution qui permette de mettre en relation acheteurs et vendeurs. Or il n’existe aujourd’hui de marché au sens strict du terme que pour la plupart des produits financiers et pour une poignée de biens, les matières premières par exemple. Pour les millions d’autres produits disponibles, il n’y a pas de marché au sens strict du terme et les prix sont administrés par les entreprises. Ces dernières, campagnes de publicité à l’appui, essaient de faire distinguer leurs produits par des qualités réelles ou supposées, le prix n’étant qu’un des éléments du choix du consommateur. Parler ici de « marché » est abusif. Il ne faut pas confondre l’existence d’un marché et le fait que la validation sociale de la production se fait a posteriori dans l’échange.

De plus, la logique de l’accumulation capitaliste pousse en permanence à la formation d’oligopoles et de monopole. Il ne faut pas prendre le mythe du néolibéralisme sur « la concurrence libre et non faussée » pour la réalité. En effet la concurrence n’est jamais libre et est toujours faussée. Pour maintenir un semblant de concurrence, l’État capitaliste est obligé d’intervenir en permanence avec des réglementations particulières comme par exemple les lois anti-trust aux États-Unis. Le néolibéralisme ne fait pas exception. Ainsi, la transformation des monopoles de service public en sociétés commerciales et leur privatisation se sont accompagnées de réglementations contraignantes pour aider les nouveaux entrants. Si la concurrence avait été « libre », il n’y aurait pas eu la moindre concurrence.

À refuser tout historicisme et en en vouloir rester au niveau « métastructurel », Jacques Bidet perd de vue les transformations issues du processus historique, transformations qui reconfigurent compétemment les notions de marché et d’organisation qui prennent dès lors chez lui un caractère essentialiste. Il ne voit donc pas que l’opposition n’est donc pas entre organisation et marché ou entre plan et marché mais entre la logique de l’accumulation du capital et les décisions démocratiques prises par la communauté politique. Il s’agit donc de savoir ce qui devrait déterminer la marche de la société : la « mise en valeur de la valeur », c’est-à-dire le capital, ou les besoins sociaux et les impératifs de transformation écologique décidés par la société, sachant par ailleurs qu’il peut y avoir contradiction entre ces deux derniers objectifs.

Dans une note de bas de page, Jacques Bidet semble reprendre à son compte une idée contenue dans un article de Cédric Durand et Razmig Keucheyan[6] qui invitent à « prendre au sérieux l’hypothèse selon laquelle Google, SAP ou Alibaba préfigurent une organisation économique post-capitaliste ». Cette idée repose sur l’analyse que les modes d’organisation et les techniques de gestion employées dans les entreprises capitalistes sont neutres et pourraient être employées à d’autres fins. Il s’agit de la reprise sous une forme moderne d’une vielle idée défendue par la plupart des courants socialistes à la fin du XIXesiècle et au début du XXe siècle. Ainsi la social-démocratie de l’époque, Lénine y compris, voyait dans la grande entreprise capitaliste et dans la poste allemande la préfiguration du socialisme. Pour lui, le taylorisme, « distribution rationnelle et raisonnée du travail à l’intérieur de la fabrique », même s’il permettait sous le capitalisme de surexploiter la classe ouvrière, pouvait être un outil au service du socialisme[7]. Pour Lénine en 1917, « le capitalisme monopoliste d’État est la préparation la plus complète au socialisme[8] ». Croire, comme le pensait la grande majorité des bolcheviks, qu’il suffisait de transférer à l’État la propriété de ces entreprises pour que les rapports de production soient transformés relève d’une illusion juridique qui a abouti, in fine, à la constitution d’une nouvelle classe exploiteuse et à une surexploitation en URSS[9].

Les classes sociales

À partir de son analyse sur les rapports entre marché et organisation, Jacques Bidet avance sa « thèse centrale selon laquelle la société moderne comporte une unique classe dominante qui articule deux "pôles" : le pôle-capital, celui du pouvoir sur le marché et le pôle-compétence, celui du pouvoir dans l’organisation ». Le pôle-capital, ou pouvoir-capital, est constitué des propriétaires des moyens de production. Le pôle-compétence, ou pouvoir-compétence, « est celui de cette part de la population qui détient, au sein de l’organisation sociale (production, administration, information, santé, culture, etc.) des privilèges reproductibles en matière de direction et d’expertise ». Il y aurait donc « un double front de la lutte des classes » : celui opposant la classe dominante aux dominés, « la classe fondamentale, le commun du peuple » et celui opposant le pouvoir-capital au pouvoir-compétence, ce dernier pouvant passer une alliance conflictuelle avec le commun du peuple.

La classe dominante

L’ouvrage distingue entre l’objectif du pôle-capital, qui serait de « produire pour le profit », et celui du pôle-compétence qui serait de « produire pour produire ». En fait, dans une production dominée par la logique de l’accumulation du capital, ce qui est le cas de sociétés modernes, l’objectif n’est jamais de produire pour produire indépendamment de la recherche du profit[10]. C’était ainsi le cas dans la période que l’auteur analyse comme celle de la domination du pôle-compétent sur le pôle-capital, celle des « Trente glorieuses », où ces deux objectifs se traduisaient concrètement dans le fait de produire toujours plus en moins de temps. D’ailleurs l’ouvrage affirme d’une part que « la productivité des "compétents" s’apprécie à leur capacité de produire des valeurs d’usage » mais d’autre part qu’« il s’agira de valeurs d’usage soumise à la condition de produire de la plus-value ». Ce qui signifie donc qu’en régime capitaliste, on ne produit jamais simplement pour produire, mais on produit avant tout pour le profit. La distinction entre l’objectif du pôle-capital et celui du pôle-compétence disparaît donc.

Le fait de ne pas voir que cette recherche du profit n’a jamais cessé, même dans cette période, l’amène à une vision très discutable du passage au néolibéralisme. Ce dernier est analysé comme le produit de la mondialisation qui serait apparue à la fin des années 1970 grâce à « l’émergence des nouvelles technologies de l’information qui ont permis de développer l’économie par-dessus les frontières ». Or, s’il y a bien un début d’internationalisation du capital qui débute à la fin des années 1960, la mondialisation proprement dite, qui se caractérise par le développement des chaînes de valeur mondiales et du libre-échange, ne commence réellement qu’à la fin des années 1990 avec notamment la montée en puissance de la Chine. Donc bien après le tournant néolibéral qui date effectivement de la fin des années 1970 et en France du tournant dit de la rigueur de 1983. En fait, ce tournant correspond à la réaction des classes dominantes face à la crise du capitalisme fordiste caractérisée par une crise du taux de profit. On assiste alors à une forte offensive idéologique qui se combine avec des défaites sociales considérables. Il en résulte un renversement des rapports de forces entre les classes. La mondialisation parachève ce processus, elle n’en est pas la cause[11].

L’ouvrage distingue aussi le pôle-capital du pôle-compétent par le fait que « la pratique sociale (de ce dernier) dépend de la puissance de la classe populaire ». Mais ce n’est pas spécifique à ce groupe social. Cela est le propre de toutes les classes dominantes qui doivent tenir compte d’une façon ou d’une autre des rapports de forces existantes dans la société. Même, les propriétaires d’esclaves étaient obligés de prendre en compte le fait qu’il y avait des révoltes. En fait, Jacques Bidet donne une image des compétents qui seraient ballotés entre « la classe populaire » et le pouvoir-capital. Ainsi il écrit à propos du néolibéralisme que les compétents ont été « asservis » par le pôle-capital. Or, non seulement ils n’ont pas été asservis, mais ils ont été les agents actifs du passage au néolibéralisme adoptant avec enthousiasme une idéologie qui leur permettait d’exercer pleinement un pouvoir que les rapports de forces antérieurs limitaient.

Il ne s’agit pas ici de nier les contradictions et les tensions qui peuvent exister dans la classe dominante. Elles existent à la fois sur le plan des intérêts économiques – le capital industriel et le capital financier n’ont par exemple pas exactement les mêmes intérêts – ni sur le plan idéologique, l’attachement aux valeurs démocratiques et à l’État de droit n’étant pas unanimement partagé. De plus l’intérêt du système dans son ensemble s’oppose souvent aux intérêts des capitalistes pris individuellement. Mais la contradiction entre pôle-capital et pôle-compétent comme schéma explicatif général laisse dubitatif.

Jacques Bidet part pourtant d’une idée féconde : « Les classes sociales ne sont pas à comprendre comme des groupes sociaux (…) Les classes sont des rapports sociaux qui donnent lieu à des groupes sociaux générateurs d’identités complexes au nom desquels des individus entrent en lutte ». Mais cette idée féconde ne prend sens que si l’on entre dans l’analyse concrète et dans le procès historique concret. Le risque est sinon de retomber dans ce que l’ouvrage dénonce, à savoir la conception des formes sociales comme des « containers ». Or c’est ce qui arrive quand l’existence du pôle-compétence est justifiée par le fait que le pôle-capital ne regrouperait que 1 % de la population, ce qui de ce fait le rendrait inapte à diriger sans le pôle-compétence qui lui est évalué entre 10 et 15 % de la population. On pourrait argumenter sur le fait que les 15 % auront du mal à diriger les 85 %, mais là n’est pas le problème essentiel. En fait, étant obligé à un moment donné de passer de l’analyse structurelle au concret des groupes sociaux, l’ouvrage retombe dans une analyse sociologique qu’il voulait justement éviter.

Le pôle-capital, celui des propriétaires des moyens de production, est basé sur l’exploitation économique. Mais Jacques Bidet donne une définition de l’exploitation tout à fait problématique : « On est exploité si (et dans la mesure où) on se trouve socialement contraint à un temps de travail "T", plus long que le temps "t" nécessaire à produire les biens et services que l’on consomme soi-même, et donc astreint à un "surtravail" (t’) pour d’autres ». Or la contrainte sociale de produire un  surtravail existera toujours quelle que soit la société. Il faudra toujours produire un surplus qui sera, ou pas, utilisé à des fins collectives. La question est de savoir à quoi se surplus va servir et par qui il est approprié, au bénéfice de qui il a été produit, de la classes dominante ou de l’ensemble de la société. Va-t-il par exemple servir à construire le château de Versailles ou à améliorer le sort de la population ? De plus, même aujourd’hui, le surplus produit profite en partie à la société par toute une série de mécanismes de redistribution. L’ouvrage fait un développement sur la loi de la valeur. Il s’agit d’un débat immense et ce n’est pas le lieu ici d’y revenir[12]. L’auteur se demande « à quoi peut bien servir la théorie marxienne de la valeur ? » et admet qu’elle ne peut servir à expliquer le réel. À quoi sert donc une théorie qui ne peut expliquer le réel[13] ? La grande économiste Joan Robinson parlait à ce propos de « métaphysique ».

Le commun du peuple

Jacques Bidet avance deux idées qui me semblent importantes. La première est que « on ne peut pas cliver rigoureusement entre révolutionnaires et réformistes » car, nous dit-il, les différentes luttes forment un continuum qui visent à modifier les rapports de forces dans la société et à faire reculer l’emprise du capital. En effet aucune revendication, aucune lutte n’est, par nature, révolutionnaire ou réformiste. Tout dépend de son impact en matière de modification des rapports de forces. Ainsi, « la lutte des classes d’en bas (…) vise – je dirais plutôt doit viser – une emprise populaire sur le marché et l’organisation ». Cette lutte de classe aboutit à des « conquis » c’est-à-dire « des garanties conquises ». Il peut donc exister même dans la société actuelle des éléments qui remettent en cause la dynamique du capital. Pensons par exemple à la sécurité sociale et aux services publics. Notons au passage que cette analyse rompt avec une des prescriptions fondamentales de Marx comme quoi la prise du pouvoir politique est la condition sine qua non pour engager des transformations sociales majeures. Jacques Bidet n’en dit rien comme il ne précise pas sa pensée sur le point essentiel de savoir quelle place donner à la prise du pouvoir politique dans une stratégie visant à « faire reculer » le capitalisme.

Seconde idée importante : la classe fondamentale est aussi une classe de sexe/genre et de race. Toute la question est de savoir comment s’articulent ces trois éléments. L’ouvrage parle de « surdétermination mutuelle » et reprend le terme « d’imbrication[14] ». Il y a néanmoins une double ambiguïté, voire une contradiction dans les propos. D’abord, l’équivalence posée entre les deux triptyques classe/nation/genre et classe/race/genre laisse dubitatif à ce niveau de généralité. S’il peut s’admettre dans le cadre du colonialisme, il ne se retrouve pas dans les affrontements entre les grandes puissances, l’exception étant la guerre raciale menée par l’Allemagne nazie.

Ensuite, d’une part, Jacques Bidet critique l’analyse traditionnelle qui pense le rapport de classe comme « majeur » et dominant les rapports de genre et de race. D’autre part, il écrit que « Le rapport de classe occupe une place épistémologiquement première », ce qui revient à lui donner un statut dominant au moins sur le plan théorique à défaut du plan social ou politique. D’une part l’ouvrage note « l’hétérogénéité insurmontable des trois termes du triptyque » classe/race/genre, d’autre part il affirme l’unité des luttes qui s’y dessinent, cette unité se réalisant dans « le moment métastructurel ». Petit problème, cette unité n’est absolument pas réalisée d’un point de vue stratégique. Comment passe-t-on alors du métastructurel au stratégique ?

Pour sortir de cet imbroglio, il faut retourner au processus historique et aux avatars du mouvement émancipateur. Il faut partir de la disparition des deux projets d’émancipation du XXe siècle[15] en Europe, le projet social-démocrate et le projet communiste. Le premier a sombré dans l’acceptation du néolibéralisme, le second a transformé le rêve d’une société égalitaire en cauchemar totalitaire. Malgré leurs différences profondes, ces deux projets avaient en commun d’être organiquement liés à une classe sociale, le prolétariat, très vite élargi à la notion sociologique de classe ouvrière, puis de salariat.

La force d’un imaginaire social porteur de « lendemains qui chantent », le communisme ou le socialisme, surdéterminait alors l’identité des individus qui avaient une « identité de classe ». Une fois cet imaginaire disparu, suite à l’échec des processus révolutionnaires du siècle précédent et à l’expérience du « socialisme réellement existant », l’identité de classe s’est d’autant plus vite effondrée que la restructuration du capital a entraîné une dispersion des salarié.es avec notamment la fin des grandes concentrations ouvrières, le tout sur fond de défaites sociales considérables. Les contradictions, mises longtemps sous le boisseau par une conception qui hiérarchisait les combats et les priorités en les soumettant à la question sociale et aux organisations qui la représentent, n’ont pas manqué de resurgir. C’est le cas, par exemple de la lutte contre l’oppression des femmes ou contre le racisme et des questions écologiques.

Il existe dans la société plusieurs oppressions et dominations croisées qui se renforcent réciproquement et qui ne peuvent se réduire à la seule opposition capital/travail, même si cette dernière reste cruciale. Une même personne peut à la fois être exploitée par le capital, opprimée par d’autres exploités, ou en opprimer d’autres, et prise dans des configurations discriminantes. L’appartenance sociologique au salariat ne suffit donc pas à déterminer l’identité des individus, leurs comportements, leurs priorités et surtout les divisions de race et de genre traversent « le commun du peuple », les dominés eux-mêmes. En ce sens parler du commun du peuple comme les « sans-privilèges » ne rend compte que d’une réalité partielle car même dans les classes populaires certains sont plus égaux que d’autres. De plus, les classes populaires des pays capitalistes développés profitent de l’organisation inégalitaire du « Système-monde », ce que le « marxisme commun » a longtemps refusé d’admettre contre des penseurs tels Samir Amin, Arghiri Emmanuel ou André Gunder Franck.

Cela ne veut évidemment pas dire que le rapport capital/travail soit devenu annexe, ni que les salarié.es ne sont plus exploité.es. Le capitalisme repose toujours sur l’exploitation du travail. Mais il ne se réduit pas à cette exploitation et nombre de dominations et d’oppressions ne peuvent être réduites à la domination du capital. On ne peut donc pas hiérarchiser les formes de domination et d’oppression. Il y a des terrains d’affrontements différents avec des acteurs qui se configurent différemment suivant ces terrains et les circonstances. L’articulation et la convergence entre ces terrains et ces acteurs ne seront pas spontanées et relèvent d’un processus de construction politique.

La question principale est donc d’ordre stratégique. Nous sommes face à deux questions relativement nouvelles : il n’y a pas (plus) de sujet collectif, de sujet révolutionnaire, déterminé objectivement par sa place dans les rapports de production ; on ne peut réduire les antagonismes dans la société à une seule contradiction qui surdéterminerait toutes les autres, que ce soit l’opposition capital/travail, peuple/oligarchie, femmes/hommes, blancs/racisés, etc. Cette situation nous livre des problèmes nouveaux à résoudre. Comment construire une cohérence stratégique si aucun acteur particulier (le prolétariat, le parti, etc.) ne peut la donner a priori, comment construire un projet d’émancipation qui tienne compte de la multiplicité croisée des oppressions ?

La « classe populaire mondiale »

L’ouvrage fait une analyse assez pertinente de la nation et du passage de l’État moderne à l’État-nation. Tout d’abord « la nation moderne est produite comme frontière, c’est-à-dire comme un territoire dont une nation s’attribue la propriété exclusive, qui exclut celle d’une autre nation, et, en tant que communauté nationale s’attribue, en partage entre tous ses membres, "une propriété éminente", propriété inclusive ». La nation a donc un double caractère : inclusif pour celles et ceux qui en font partie, exclusif pour les autres : « la "nation" moderne, le plus précieux des "communs", est aussi le plus redoutable, car le plus violemment exclusif ». Et Jacques Bidet d’exprimer cette idée dans deux formules chocs : « c’est à nous tous » et « c’est à nous seuls ». C’est pourquoi, nous dit-il, « ceux d’en bas sont spontanément patriotes : nous aimons la patrie parce qu’elle est "à nous". C’est l’ultime secret de "l’amour de la patrie" ».

La nation apparaît « à mesure que le commun du peuple manifeste sa prétention à participer au pouvoir national-étatique ». L’État-nation apparaît donc à partir du moment où les classes populaires, « le commun du peuple », surgissent sur la scène politique. Ainsi « l’État moderne devient État-nation à mesure qu’il accède à la modernité politique (…) à mesure que le commun du peuple vient à s’affirmer partie prenante politique d’une patrie commune ». Il s’agit donc d’un phénomène politique et non d’une conception ethnico-culturelle de la nation. Jacques Bidet met bien en évidence les liens consubstantiels entre l’existence de l’État-nation avec d’une part l’amplification passée des processus de colonisation, ce qu’il nomme « la colonialité », et avec d’autre part les processus d’exploitation de la nature : « la maîtrise de la nature est spécifiquement une prétention nationale, liée à une passion nationale, soutenue par l’affect national ». Cependant,  le colonialisme n’est pas né avec l’État-nation mais auparavant avec l’État moderne monarchique et même s’il évoque le développement du capitalisme industriel dans ce processus, ce dernier semble réduit dans son analyse à un simple support technique de « l’affect national » poussant à la maîtrise de la nature.

Au passage, Jacques Bidet fait un sort au lieu commun qui rend responsable la pensée de Descartes du développement de la crise écologique avec ses conséquences dans les rapports entre les êtres humains et la nature[16]. Citons son analyse : « La prétention moderne d’être les "maîtres et possesseurs de la nature" n’est pas cet évènement métaphysique qu’aurait déclenché la pensée de Descartes – lequel en réalité visait un objectif que l’on peut aujourd’hui juger intrinsèquement écologique, puisque les "commodités" qu’il en attendait concernaient "principalement (…) la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens"[17] ».

Vers l’État-monde ?

Au-delà, l’ouvrage pose une question fondamentale pour toute pensée progressiste : « Que faire des nations ? ». Car la nation « est trompeuse en ce qu’elle est foncièrement inégale : la ‘‘propriété éminente’’, censément inclusive, dont le peuple, comme communauté de citoyens, se proclame investi, tend à se dissoudre dans les privilèges de propriété et de compétence, de "race" et de sexe. Elle est violente en ce qu’elle réserve aux "autres" le profil d’ennemis : promesse de fraternité entre les partenaires de l’appropriation, elle programme le meurtre des non-frères, envahisseurs ou intrus. Elle est destructrice en ce qu’elle instrumentalise la nature ». Se pose donc, pour lui, la question de savoir s’il existe « un chemin qui conduirait de l’État-nation à la Nation-monde, c’est-à-dire d’une solidarité étroitement nationale à une solidarité universelle, protectrice de la nature (…) S’il existe cependant une potentialité historique en ce sens, ce n’est, paradoxalement, qu’à travers une contrainte globale qui d’emblée semble la contredire : celle d’un  État-de-classe à l’échelle du monde ». Cet « État-de-classe à l’échelle du monde », Jacques Bidet le nomme « État-monde ».

Ce dernier est à comprendre comme un processus en cours qui émerge progressivement car l’État-nation est miné par plusieurs phénomènes. Pour le dire avec nos mots, il y a tout d’abord l’existence de problèmes globaux qui ne peuvent être traités et encore moins résolus à l’échelle d’un État, aussi puissant soit-il. C’est le cas de la crise écologique. Il y a d’autre part une universalisation, même fragile, des droits humains et des valeurs démocratiques, comme l’atteste malgré ses limites, l’existence de la Cour pénale internationale. L’existence de biens communs de l’humanité, droits humains et impératifs écologiques, tend à s’affirmer contre la souveraineté des États. Il y a d’autre part une perte de souveraineté des États sous l’impact de la globalisation du capital et de la puissance des transnationales. Si les marges de manœuvres des États, en particulier les plus puissants, n’ont pas disparu, elles se sont réduites. Enfin, l’existence d’institutions financières internationales comme le FMI ou l’OMC et pour les pays européens, l’existence de l’Union européenne, vient limiter à des degrés divers la souveraineté des États.

Est-ce que ces phénomènes indéniables indiquent que l’on serait au début d’un processus nouveau, celui de la création d’État-monde dans la phase ultime de la modernité que Jacques Bidet nomme « ultimodernité ». La question se pose assurément. L’ouvrage affirme que « La libre circulation des capitaux est la preuve de l’État-monde ». On pourrait tout à fait argumenter en sens inverse. La liberté de circulation des capitaux a été la règle à la fin du XIXe siècle, phase où les grands États-nation impérialistes régnaient sur la planète. Plus profondément, la libre circulation des capitaux n’a guère besoin d’institutions étatiques mondiales pour exister, simplement d’organismes financiers assurant la sécurité des transactions. Au-delà, il faut noter de fortes contre-tendances. Tout d’abord, les aspirations nationales, loin de disparaître, tendent à se renforcer quelquefois pour le meilleur, quand, la montée des sentiments « nationalitaires » met à mal la conception traditionnelle de l’État-nation comme en Espagne ou au Royaume-Uni – point qui n’est pas abordé dans l’ouvrage –, souvent pour le pire quand elles prennent la forme d’un nationalisme agressif et xénophobe. De plus, la mondialisation néolibérale connaît elle-même quelques ratés : paralysie de l’OMC et développement des accords commerciaux bilatéraux ; développement de mesures protectionnistes ; fragilité des chaînes de valeur mondiales révélées par la crise sanitaire. Enfin les États sont loin d’avoir abandonné la scène, bien au contraire : dans le cas de l’Union européenne, ce sont eux in fine qui décident et, au-delà, les relations internationales restent fondamentalement des rapports entre les États avec tout ce que cela signifie en terme de rapports de forces dans ce que Jacques Bidet nomme « le Système-monde ».

Cohérent avec son analyse de l’existence d’un État-monde, Jacques Bidet postule l’existence d’une classe dominante mondiale et avance un certain nombre d’arguments assez probants : unification des mode de vie, lieux communs de socialisation, unité idéologique. Il indique cependant que cette classe dominante ne dirige pas. Peut-on alors parler d’une classe dominante si elle ne dirige pas ?

On peut émettre une autre hypothèse que celle de l’État-monde. Ne sommes-nous pas dans une phase de redéfinition de la notion de souveraineté ? La conception de la souveraineté a été marquée, notamment en France, par son origine monarchique, la construction de la monarchie absolue. Ce sont des théorisations qui naissent à la fin du moyen âge, se développent aux XVIe et XVIIe siècles, notamment avec Jean Bodin et Thomas Hobbes. Il s’agit d’une conception exclusive, absolue de la souveraineté. La souveraineté ne se partage pas. On est souverain ou on ne l’est pas. Cette conception préside à la naissance des États-nation, cadre dans lequel est historiquement née la notion de souveraineté populaire.

Cette conception traditionnelle de la souveraineté nationale est, on l’a vu, minée par de nombreux phénomènes. Mais ces derniers ne font pas disparaître les États, ni même le sentiment national. De ce point de vue, l’Union européenne représente une configuration qui n’est peut-être pas si singulière que cela, articulant plusieurs niveaux de souveraineté. Il s’agit là d’un exemple, antidémocratique et néolibéral, d’une telle articulation qui n’est pas le simple décalque de l’État-nation et qui ne fait pas disparaître ce dernier. Il s’agit d’un nouvel objet politique comme l’a été historiquement, face à la féodalité et aux empires, l’État moderne et la monarchie absolue qui ont été le cadre dans lequel est né, progressivement et avec moult affrontements politiques, l’État-nation, la démocratie représentative et l’État social. D’autre part, le capitalisme a toujours fonctionné avec une puissance dominante, sinon hégémonique. Or nous sommes aujourd’hui dans une phase de lutte pour l’hégémonie entre les grandes puissances, les États-Unis et la Chine. C’est la combinaison de ces deux phénomènes, remise en cause de la notion traditionnelle de souveraineté et nouvelle lutte pour l’hégémonie, qui serait alors la caractéristique de l’époque.

Une classe populaire mondiale, vers la Nation-monde ?

On l’a vu, la nation est à la fois inclusive (relativement) pour ses membres et exclusive pour « le reste de l’humanité (qui) n’est fait que d’étrangers, ennemis potentiel, et cela dans une système-monde où les puissances centrales l’emportent sur les périphéries ». Comment étendre l’inclusivité de la nation à l’ensemble de l’humanité ? L’ouvrage avance l’hypothèse d’une « Nation-monde », « forme sociale par laquelle l’humanité se dresse contre l’État-monde et le Système-monde ». Comme le faisait remarquer Jean-Marie Harribey dans un débat de présentation de l’ouvrage, il serait plus juste, dans la perspective qui est celle de Jacques Bidet, de parler plutôt de « Monde-nation ». Au-delà de ce point de terminologie, il s’agit de savoir par quel processus y arriver ? Jacques Bidet passe par le détour d’une discussion sur les communs pour aboutir à l’idée que « La nation est bien la figure ultime du commun » et pose la question de savoir si face à l’État-monde et au Système-monde, la Nation-monde pourrait « se redéployer, cette fois pacifiquement et sans exclusive (…) dans une situation où il n’y aurait plus à cette échelle d’ennemi extérieur ». Encore faudrait-il pour cela, face à l’État-monde, une classe populaire qui de l’aveu même de Jacques Bidet « peine à exister à ce niveau de mondialité ».

Cependant, nous-dit-il, « il existe une classe populaire mondiale, un commun du peuple du monde, parce que toutes les luttes locales et nationales à l’encontre de la classe dominante ont un impact global, qui leur confère une potentielle unité (…) une unité logique ». Mais comment passer de cette « unité logique » à une unité effective ? Cette question stratégique majeure est ignorée si ce n’est pour nous donner la réponse classique du « marxisme commun », à savoir qu’« il manque encore (à la classe populaire mondiale) d’accéder à la conscience de soi ». Nous revoilà donc devant la distinction classique classe en soi/classe pour soi. La classe en soi est la classe qui existe objectivement par sa place dans les structures de la société, la classe pour soi est celle qui dotée d’une conscience de classe.

Mais comment acquérir cette conscience de classe et surtout à quoi correspond-elle ? Dans le cas du prolétariat, s’agit-il de la conscience de la nécessité de s’organiser et de lutter dans le cadre de la société bourgeoise – ce que Lénine appelait la conscience trade-unioniste – ou la conscience qu’il faut instaurer le communisme, ce qui serait sa tâche historique ? Il y a certes une continuité entre ces deux aspects, mais aussi un saut à effectuer, dont il faut bien dire qu’il l’a rarement été. Tout cela a fait l’objet de débats sans fin chez les marxistes avec une multitude de réponses dont les plus emblématiques sont celles de Lénine, Luxemburg et Lukács. Gramsci rompt, au moins en partie, avec cette problématique en ne mettant pas l’accent sur la conscience de classe mais sur la stratégie à mettre en œuvre. Or c’est justement cet aspect qui est absent dans l’ouvrage de Jacques Bidet.

Le désastre écologique fait-il naître une conscience politique planétaire comme il l’affirme ? C’est effectivement en partie vrai comme le montrent les mobilisations écologistes à l’échelle mondiale. Mais celles-ci sont loin de se traduire en perspective politique unifiée. La pandémie a-t-elle fait naître, comme il l’affirme aussi, le sentiment d’une communauté de destin ? Le bilan est là encore plus contrasté, car ce qui a prédominé a été le chacun pour soi. Il est significatif que la mobilisation pour la levée des brevets sur les vaccins soit restée marginale, alors même que la vaccination généralisée de la population mondiale est une des conditions pour stopper la pandémie.

Une communauté des vivants ?

Jacques Bidet conclut son ouvrage par de très belles pages sur les relations entre l’humanité et « les formes de vie les plus semblables aux siennes ». Tout en rendant hommage aux travaux de Philipe Descola[18] et à l’anthropologie « néo-culturaliste » qui « nous rappelle la continuité refoulée par le "sens commun" moderne entre les diverses formes de vie, ainsi que la proximité entre l’espèce humaine et les autres », il discute les thèses en vogue aujourd’hui qui consistent à donner des droits à la nature.

Il critique une position qui accueille favorablement le fait que « Dans plusieurs pays on a donné une personnalité juridique à des milieux de vie (des montagnes, des bassins-versants, des terroirs) capables de faire valoir leurs intérêts propres par le biais de mandataires dont le bien-être dépend de celui de leur mandant[19] ». Jacques Bidet voit bien que cette démarche « fait du terroir concerné un "mandant", auquel on attribue des "intérêts", à défendre comme des droits… qui ne sont rien d’autre que ceux de leurs supposés mandataires. En réalité, on reste ainsi dans le monde des humains et de leurs intérêts ».

Cependant, il n’en reste pas là et met en relation la façon dont nous traitons les animaux et celle dont nous traitons nos semblables. Dans une formule saisissante il indique que « il existe une affinité d’affect entre cette brutalité (envers les animaux) et celle des nations dominantes à l’encontre des populations qui leur résistent : une même indifférence à l’égard de la souffrance et de la mort infligées à d’autres vivants ».

Face à un discours qui tend à présenter comme exemplaires les pratiques sociales de certains peuples anciens, il pose la question « de savoir dans quelles circonstances, dans quels rapports socio-politiques de production, des humains ont été conduits à "respecter la nature", les plantes et les animaux qui les environnent, ou au contraire à bazarder comme "consommable" tout ce qui se présente à leur appétit ». Il fixe donc comme mission à l’anthropologie « d’élucider les différences entre divers contextes » qui ont amené à des pratiques sociales différentes.

Certes sa proposition de « déshumaniser l’homme » est plus que contestable (voir supra) et ne faudrait-il pas plutôt changer les pratiques sociales et les rapport sociaux qui ont amené « au désastre planétaire dans lequel l’espèce humaine se trouve elle-même en train de sombrer » ? Car pour reprendre la dernière phrase de l’ouvrage « Il nous faut nous résoudre à l’idée que l’Humain est bien "seul au monde" ». La thèse de Jacques Bidet à savoir « la lutte pour l’émancipation et la lutte pour la protection de la nature sont une seule et même chose », est plus un objectif stratégique à construire qu’une réalité inscrite objectivement dans la « métastructure ». Quoi qu’il en soit, cet ouvrage nous aide à réfléchir sur comment y parvenir.

[1] Jacques Bidet, L’écologie politique du commun du peuple, Le Croquant, 2022. Sauf indication contraire, les citations sont issues de cet ouvrage.

[2] Voir notamment, Jacques Bidet, Gérard Duménil, Altermarxisme. Un autre marxisme pour un autre monde, PUF, 2007 et Jacques Bidet, « Eux » et « nous », une alternative au populisme de gauche, Kimé, 2018.

[3] Ce texte est issu d’une intervention faite lors d’un débat organisé par les éditions du Croquant en présence de Jacques Bidet et de Jean-Marie Harribey.

[4] Nous ne partageons donc pas le point de vue de Fabrice Flipo sur ce point dans son texte Écologisme et lutte des classes, recension par ailleurs fort intéressante du livre de Jacques Bidet.

[5] Karl Polanyi, La grande transformation, Éditions Gallimard, 1983.

[6] Cédric Durand et Razmig Keucheyan, Planifier à l’âge des algorithmes, Actuel Marx, n° 65, 2019.

[7] Voir sur ce point Robert Linhart, Lénine, les paysans, Taylor, essai d’analyse matérialiste historique de la naissance du système soviétique, Éditions du Seuil, 1972.

[8] Lénine, La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer, Œuvres choisies, Tome 3, Éditions du progrès, 1968.

[9] Pour une critique de l’article de Cédric Durand et Razmig Keucheyan, voir Pierre Khalfa, Questions sur la planification, revue Les Possibles, n° 23, printemps 2020.

[10] Nous n’entrerons pas ici dans le débat sur la nature de l’URSS que Jacques Bidet analyse comme étant un régime où aurait régné l’hégémonie des compétents. On peut simplement remarquer que cette « compétence » a été toute relative au vu de l’incapacité du régime à produire les biens et services nécessaires à la population. Si Jacques Bidet a raison de contester pour l’URSS l’appellation de « capitalisme d’État » qui induit, de fait, un régime politico-social stabilisé, il ne semble pas voir que ce régime qu’il nomme « socialiste » était un régime où régnait une nouvelle classe exploiteuse s’appuyant sur des rapports de production capitalistes.

[11] Pour plus de développements sur le capitalisme fordiste et sa crise, voir notamment M. Aglietta, Régulation et crises du capitalisme. L’expérience des États-Unis, Paris, Calmann-Lévy, 1976 ; Robert Boyer et Jacques Mistral, Accumulation, inflation, crises, Paris, PUF, 1978 ; Pierre Dockès et Bernard Rosier, Rythmes économiques, crises et changement social. Une perspective historique, Paris, La Découverte/Maspéro, 1983.

[12] Sur ce point, voir notamment, Cornélius Castoriadis, Valeur, égalité, justice, politique de Marx à Aristote et d’Aristote à nous, in Les carrefours du labyrinthe, Le Seuil, 1978, ainsi que André Orléan, L'empire de la valeur. Refonder l'économie, Le Seuil, 2011. Voir aussi, pour une critique de ces travaux, Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Les Liens qui libèrent, 2013.

[13] Notons que Jacques Bidet va un peu vite en besogne quand il dénonce « au nom de l’écologie comme au nom du social, les prétentions productivistes qui se cachent sous les catégories de la comptabilité nationale ».

[14] Jules Falquet, Imbrication. Femme, race et classe dans les mouvements sociaux, Le Croquant, 2019.

[15] Un troisième projet d’émancipation lié aux révolutions anticoloniales a lui aussi échoué avec, après les indépendances, la confiscation du pouvoir par une caste militaro-bureaucratique sombrant dans l’affairisme.

[16] Sur ce point voir Jean-Marie Harribey, Pierre Khalfa, Le jardin d’Éden a-t-il existé ?, Le Monde www.lemonde.fr/idees/article/2019/08/06/l-equilibre-avec-la-nature-n-a-jamais-existe-on-ne-voit-donc-pas-comment-il-pourrait-etre-retabli_5496932_3232.html.

[17] René Descartes, Discours de la méthode, Levrault, 1824, tome 1, sixième partie.

[18] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005.

[19] Entretien avec Philippe Descola, Le Monde, 21-22 mai 2020.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.