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Billet de blog 20 juillet 2024

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L'illusion du compromis

Cette tribune collective a été écrite avant que nous apprenions la proposition faite à Laurence Tubiana pour devenir première ministre. Elle ne doit donc pas être lue comme une opposition à sa nomination. Elle veut simplement montrer l’illusion qu’il y aurait à croire qu’il suffirait que les bonnes volontés se rassemblent pour résoudre nos problèmes.

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Une tribune parue dans Le Monde propose de « tendre la main aux autres acteurs du front républicain pour discuter d’un programme d’urgence républicaine et d’un gouvernement correspondant ». En clair, il s’agit de bâtir une alliance avec tout ou partie des macronistes et de la droite dite « républicaine ». Cette perspective semble au premier abord de bon sens. Dans une situation de blocage telle que celle que nous connaissons, il faut chercher des compromis. La question est de savoir ce que l’on entend par compromis.

Il faut pour cela revenir sur la transformation radicale du paysage politique qu’a entrainé le passage du « capitalisme fordiste » au néolibéralisme financiarisé. Le type de capitalisme mis en place après la Seconde Guerre mondiale reposait sur un compromis entre le travail et le capital avec un partage des gains de productivité dans un contexte général de croissance forte, un contrôle étroit de la finance, avec pour conséquence de limiter son emprise. Comme le disait André Bergeron, secrétaire général de FO, à l’époque « il y a toujours du grain à moudre ». Le rapport de forces déterminait la hauteur du compromis : plus ou moins d’augmentation de salaire, de congés payés, d’extension de la sécurité sociale, etc.

Cette situation change à partir du début des années 1980. Avec le déploiement du capitalisme néolibéral financiarisé, les entreprises deviennent guidées par la seule logique financière et visent à maximiser « la création de valeur pour l’actionnaire ». Le chômage et la précarité ont grandi, pendant que la part des salaires dans le PIB stagnait, après une chute brutale due au « tournant de la rigueur » en 1983. Dès lors, les rachats d’actions et la part des dividendes dans le PIB explosent et les profits sont détournés de leur emploi productif : en un demi-siècle, la part de l’investissement nouveau a été divisée par deux. L’emploi est devenu, dans ce cadre, une variable d’ajustement, de même que l’investissement, pourtant justification historique que se donnait à lui-même le capitalisme.

Dans cette situation, le compromis antérieur vole en éclats. Avec le triomphe du néolibéralisme, il ne s’agit plus de bâtir un compromis entre le travail et le capital, ou plutôt le sens même du mot compromis change. Il s’agit de contraindre le salariat à accepter des transformations du capitalisme ayant en toile de fond un substrat idéologique qui s’impose dans le débat public : croyance en l’efficience des marchés financiers et du libre-échange généralisé, discrédit de l’industrie, nécessité de baisser le coût du travail, etc. L’évolution du macronisme vers la droite s’explique à l’aune de cette analyse. Le dépassement du clivage gauche/droite prôné à ses débuts n’a pas résisté aux impératifs de la valeur actionnariale. D’où, l’amoncellement des mesures anti-sociales prises par E. Macron, avec pour conséquence une dérive xénophobe et sécuritaire, et les entraves à l’État de droit l’accompagnant, qui détourne le ressentiment des classes populaires.

D’où la question qu’il faut poser à toutes celles et ceux qui aujourd’hui parlent de compromis avec tout ou partie des macronistes. De quoi parlent-ils ? Au-delà de l’emploi du mot République, quelle est la nature du compromis qu’ils défendent ? Prenons le problème de la dette publique : la droite et les macronistes, toutes sensibilités confondues, prônent une réduction massive de la dépense publique, ce qui signifie une cure d’austérité continue ; pour le Nouveau Front populaire (NFP), c’est la dépense publique qui, en répondant aux besoins sociaux et en finançant la bifurcation écologique, créera une dynamique économique permettant de diminuer la part de la dette dans le PIB. Quel compromis peut-il y avoir entre deux logiques aussi opposées ? De toute évidence aucun. On pourrait multiplier les exemples.

C’est pourquoi la comparaison avec le gouvernement d’Union nationale mis en place à la Libération est fallacieuse. Au-delà même d’une situation politique radicalement différente, il y avait à l’époque un consensus des partis composant ce gouvernement pour sortir du libéralisme économique car il fallait reconstruire le pays. Cela a permis la création de la Sécurité sociale, les nationalisations, la mise en place d’un « circuit du Trésor » et d’une justice plus humaine (droit des mineurs, des étrangers…). Rien de comparable aujourd’hui. La logique économique et sociale portée par l’ensemble du NFP est refusée par les autres forces politiques. Aussi, pour le NFP, abandonner ses objectifs le ferait retomber dans les ornières qui ont été celles de la gauche au gouvernement et ont failli la faire disparaître. Un gouvernement de coalition amènerait inévitablement une des deux parties, non pas à renoncer simplement à telle ou telle mesure par nécessité de compromis, mais à adopter la logique économique de l’autre partie. Enfin, sur le plan strictement politique, est-ce sensé de mettre en place une combinaison politique pour laquelle nos concitoyen.es n’ont pas voté et contourner ainsi le verdict des urnes ? Une telle solution, faisant éclater inévitablement le NFP, ferait du RN la seule alternative.

Un « programme d’urgence républicaine » suppose une rupture claire avec la politique menée depuis des décennies et c’est un gouvernement du NFP, coalition arrivée en tête des législatives, qui doit la conduire. Comment empêcher qu’une alliance de la droite, des macronistes et du RN ne le censure ? Face au blocage et au déni du Président, il faut développer le rapport des forces en s’appuyant sur le mouvement social et la société civile qui attendent ces mesures. Déjà, des appels se multiplient pour développer des associations locales du NFP. De son côté, le mouvement syndical s’exprime et manifeste pour rappeler les urgences sociales et dénoncer le hold-up démocratique qui s’annonce. De nombreuses associations font de même. C’est une coopération étroite avec la société civile qu’il faut inventer. Elle n’est pas inédite. En 1936, c’est la mobilisation sociale qui a joué un rôle essentiel pour bousculer les résistances. Si malgré tout un gouvernement du NFP était censuré, il faudrait alors mettre en place un gouvernement « technique » chargé d’expédier les affaires courantes et de préparer de nouvelles élections, quelles qu’elles soient. Tout autre chose qu’une coalition des contraires.

Cette tribune parue dans Libération le 19 juillet est signée par

 Soulef Bergougioux, historienne

Claude Debons, syndicaliste

Laurence De Cocq, historienne

Simon Duteil, syndicaliste

David Flacher, économiste

Pierre Khalfa, économiste

Mathilde Larrere, historienne,

Caroline Mécary, avocate

Willy Pelletier, sociologue

Jacques Rigaudiat, économiste

Evelyne Sire-Marin, magistrate honoraire

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