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Billet de blog 25 août 2025

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La démocratie contre elle-même ?

Dans une tribune parue dans Le Monde, le directrice éditoriale de l’Institut Montaigne, pointe comme un risque majeur le fait que puisse dominer une « vision littérale et intégrale, où le pouvoir accordé par le peuple ne doit subir aucune entrave ». Un débat récurrent sur la nature de la démocratie.

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Dans une tribune parue dans Le Monde, Blanche Leridon, directrice éditoriale de l’Institut Montaigne, pointe comme un risque majeur aujourd’hui, pouvant « opposer la démocratie contre elle-même », le fait que puisse dominer une « vision littérale et intégrale, où le pouvoir accordé par le peuple ne doit subir aucune entrave ». Et de citer comme exemple le camp MAGA et la présidence Trump qui remet en cause l’État de droit et les contre-pouvoirs vus comme des obstacles à la volonté populaire.

Le problème qu’elle soulève n’est pas nouveau. Il tient au fait que le régime démocratique ne repose sur aucun fondement qui lui soit extérieur. Il n’y a pas de norme extra-sociale – la volonté de Dieu, les ancêtres, la tradition - qui permette de déterminer si une loi est juste ou pas. Il n’y a pas de norme transcendante qui surdétermine les décisions humaines. C’est la collectivité qui produit elle-même ses propres normes. Le risque est donc qu’une tyrannie de la majorité soit toujours possible. Cette question fut d’ailleurs le point d’accroche de penseurs contre-révolutionnaires comme Edmund Burke ou, plus près de nous, comm Carl Schmitt, qui, dans Légalité et légitimité, indiquait que « celui qui dispose de 51 % peut rendre le 49 % illégal » et qu’« un parti total [au pouvoir] fermera la porte de la légalité derrière lui ». Comme l’expliquait Cornélius Castoriadis dans des pages lumineuses, la démocratie est donc un régime tragique qui doit être capable de s’autolimiter. La souveraineté populaire n’est pas absolue. Elle doit placer au-dessus de ses propres décisions les droits fondamentaux des êtres humains et les impératifs écologiques et la collectivité doit veiller à ce que les gouvernants respectent l’État de droit.

Jusqu’au XVIIIe siècle, le terme démocratie renvoyait à la cité grecque, en particulier à Athènes, dans laquelle la notion même de représentation était inconnue et où l’ecclesia, le peuple assemblé, les citoyens males et libres, exerçait directement le pouvoir. Or la mise en place au XVIIIe siècle de gouvernements représentatifs se fait explicitement contre la notion de démocratie avec pour objectif d’empêcher les classes populaires de se mêler des affaires du gouvernement. Non seulement le corps électoral est restreint (suffrage censitaire), mais les conditions d’éligibilité restreignent encore la couche des élus possibles (cens d’éligibilité). Certes, la fin du suffrage censitaire et l’élargissement du suffrage universel, arrachés de haute lutte, semblent transformer la nature du lien représentatif. S’y combine la montée en puissance du mouvement ouvrier avec l’apparition des partis de masse qui permettent un engagement massif des catégories populaires dans l’action politique. La mise en place progressive d’un État social, après la défaite des fascismes, vient conforter le système dont la démocratisation s’accompagne de conquêtes sociales importantes. Le gouvernement représentatif se mue en démocratie représentative qui s’articule en quatre éléments : le suffrage universel, l’existence de droits fondamentaux et de droits sociaux, l’existence de contre-pouvoirs puissants, un espace public qui permet la confrontation des points de vue.

Or ces éléments sont aujourd’hui en crise profonde. Nous assistons depuis une trentaine d’années à trois phénomènes convergents. D’une part, l’hégémonie du consensus néolibéral dans les classes dirigeantes. Quel que soit le gouvernement en place, il applique, avec des variations à la marge, une même politique économique et sociale aboutissant à une destruction progressive de l’État social. Le deuxième phénomène a trait à la reprise par une grande partie du personnel politique traditionnel de droite, mais aussi hélas quelquefois par la gauche, du vocabulaire de l’extrême droite tant en matière d’immigration, de la place des musulmans qu’en matière sécuritaire. Cela aboutit à la multiplication des lois sécuritaires qui installent dans le droit commun des dispositions relevant de l’état d’exception : réforme de la procédure pénale qui affaiblit le rôle de l’institution judiciaire, création de nouveaux délits, renforcement des pouvoirs de la police, fichage généralisé. Ces phénomènes sont à la racine de la montée des extrêmes droites dont le trumpisme est un dernier avatar.

La transformation du gouvernement représentatif en démocratie représentative n’a donc pas modifié la nature profonde du système. Nous vivons dans une oligarchie élective libérale au sens politique : oligarchie, car nous sommes gouvernés par un petit nombre d’individus au service des plus riches ; élective, car nous sommes appelés régulièrement à choisir par notre vote ces individus ; libérale, car nous avons historiquement arraché un certain nombre de droits, que les classes dirigeantes essaient en permanence de remettre en cause. Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas tant, comme le dit Blanche Leridon, d’un hypothétique « terrain d’entente » avec « le monde de l’autre » que d’un bouleversement de l’ordre des choses. Alors qu’aujourd’hui toute une série de sujets sont explicitement exclus de la décision citoyenne et que toute remise en cause des politiques suivies est immédiatement disqualifiée, il nous faut au contraire revivifier le débat politique et encourager la participation citoyenne à la vie politique. Le remède à la crise démocratique n’est pas moins de démocratie pour empêcher le peuple de faire des bêtises, mais au contraire plus démocratie. Bref passer d’une « démocratie représentative » à une démocratie active.

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