« Lumpenproletariat ». C’est le mot qui convient s’agissant de caractériser certains forçats du volant que vous croisez chaque jour dans les rues de Paris.
Et pourtant… Qu’ils sont bien habillés ces chauffeurs privés en costume loin d’être les « gueux » en haillons (traduction littérale de l’allemand « Lumpen ») que beaucoup de bloggers rémunérés se complaisent à railler sur internet s’agissant des chauffeurs de taxi parisien… Depuis une semaine, les 18 000 chauffeurs de taxi parisiens y sont accusés de tous les maux, corporatistes, sans aucune conscience professionnelle, suintant la haine d’eux même et donc par voie de conséquence aussi des autres… justement leurs clients, parmi les autres, au comportement toujours irréprochable bien-sûr...
Mal habillés, mal rasés, mal polis, fainéants traînant aux "bases arrière" de Roissy et d’Orly, triant leurs courses en fonction de la rentabilité supposée de celles-ci, pendus au téléphone pendant la conduite, écoutant leur musique à fond sans considérer le client… Tous à jeter dans le même sac ! « Une race à exterminer » même, selon les propos maladroits sur twitter d’une bloggeuse curieusement reconnue lors d’un reportage diffusé à la télévision quelques semaines auparavant, vantant les mérites d’une société concurrente de véhicules avec chauffeurs…
On trouve même un rédacteur en chef de France Télévisions pour répandre publiquement son fiel après ses mésaventures avec quelques taxis parisiens, et considérer ainsi que les chauffeurs de taxi parisiens seraient tous de la même eau.
Une belle leçon de journalisme à la déontologie irréprochable assurément, en plus de quelques mots d'esprit qui en disent long sur sa considération à l'égard "des taxis parisiens" glanés sur sa timeline quelques semaines avant cet échange ...
C’est à lui que je dédis ce billet. A lui qui n’aura pas visiblement pris le temps un tant soit peu d’essayer de comprendre la situation du transport public à Paris. C'est au professionnel journaliste que je m'adresse. Car si je peux admettre qu'il ait à plusieurs reprises été insatisfait voire excédé par le manque de correction de certains chauffeurs, il me paraît profondément choquant qu'un rédacteur en chef du service public n'ait pas le recul suffisant et nécessaire pour éviter de propager des propos calomnieux à l'égard d'une profession toute entière.
Loin des passions déchaînées sur twitter et de la blogosphère, intéressons nous donc un instant au fond de l’affaire. Pourquoi « les chauffeurs de taxi » ont si mauvaise réputation à Paris ? Et dans quelles conditions exercent réellement certains de leurs concurrents chauffeurs privés ?
Chauffeurs auto-entrepreneurs à la rentabilité incertaine...
Qui donc peut croire un seul instant qu’un chauffeur privé auto-entrepreneur, louant un véhicule assurance et entretien inclus 500 euros par mois (au hasard une Peugeot 508 HDI grise par exemple), puisse décemment gagner sa vie dans le contexte actuel des conditions de circulation en réalisant son chiffre d’affaires grevé d’une commission de 30% de son donneur d'ordres à Paris? C’est juste impossible, démonstration :
Pour optimiser ses gains, notre chauffeur que nous appellerons par convention « Hubert Lecavaleur» doit enchaîner les courses avec un minimum de repositionnement.
Justement, il bénéficie d’un apporteur d’affaires doté d’une technologie bien rôdée, qui a déjà fait ses preuves outre-manche. Grâce à la géolocalisation en temps réel, cette technologie utilisée en salle de contrôle permet de gérer par anticipation les lieux de prise en charge et destinations des clients au fil de la saisie de leurs commandes, rapprochés des trajets vers les points de dépose d'autres clients circulant à bord des véhicules affiliés. Ce système a fait ses preuves à Londres, la société l’ayant mise au point étant passé de 100 à 4500 véhicules exploités en dix ans. Magnifique ! Sur le papier.
Car sur le terrain sorti de la Capitale, notre ami « Lecavaleur » tiré à quatre épingles, rasé de frais dans son costume de chauffeur privé à la courtoisie, la discrétion et l’éducation désormais légendaires, est obligé de se repositionner à vide sur des sites stratégiques de prise en charge de clientèle. Sauf à trouver un nouveau client immédiatement après la dépose du client précédent, ce qui n’est pas garanti en dehors des heures de pointe.
La rentabilité de la course réalisée sera donc minorée par les coûts de repositionnement surtout en cas de bouchons improductifs rencontrés sur le trajet. Les coûts de repositionnement seront donc pris en charge par le seul chauffeur auto-entrepreneur assumant tous les risques, y compris ceux du développement commercial de son donneur d'ordres, loueur du véhicule.
Petite différence qui a son importance entre Londres et Paris : à Londres il y a des péages urbains pour limiter le trafic dans l’hypercentre. A Paris, on vient de fermer les voies sur berges rive gauche, qui provoquent de nouveaux bouchons même en été sans compter l’impact saisonnier de "Paris Plage" sur la circulation …
Ajoutons des régimes de charges sociales et fiscales qui diffèrent sensiblement d'un côté et de l’autre du tunnel sous la Manche, et nous obtiendrons des conditions d’exploitation bien différentes entre les deux capitales.
Passons à présent à la démonstration mathématique :
En roulant à 17 km/ h de moyenne à Paris (c’est la vitesse commerciale des taxis bénéficiant des couloirs de bus), il faut 12 h pour atteindre la barre des 200 kms, 9 à 10 heures si notre ami Hubert s’aventure de l’autre côté du périphérique pour tenter d’assurer une recette rentable minimum en roulant plus vite vers un aéroport. Et encore : observez les statistiques du site sytadin.fr, évaluez les temps de parcours à Paris et en région parisienne. Rien n’y fait, les parisiens et les banlieusards le savent : On ne roule pas aux heures de pointe, justement au moment ou la demande de transport explose. Lorsqu’on roule à Paris, c’est quand il n’y a pas de client, ou si peu…
Notre homme ne compte donc pas ses heures, il « cavale » et prend des risques supplémentaires en osant emprunter les couloirs de bus pourtant réservés à ses concurrents taxis. Mais pressé par le temps, plus que jamais pour lui l’adage populaire bien connu s’applique : « Le temps, c’est de l’argent… ».
Sur ces 200 kms quotidiens, partons de l’hypothèse la plus flatteuse eu égard à la technologie utilisée, fort peu probable du reste mais soyons fous : 75% des kms parcourus sont utiles, c’est à dire en charge, facturés au client…
Du reste, s’il roule plus de 200 kms par jour en améliorant sa vitesse commerciale, ce n’est pas forcément une bonne affaire. Ce qui compte pour la rentalibilité d’exploitation de sa toute nouvelle activité, répétons le, c’est le « kilomètre charge » pas garanti au retour vers Paris (sauf aux aéroports sur réservation).
S’éloigner de Paris donc, hors aéroports et du quartier de la Défense, c’est prendre le risque de rouler à vide au retour… Sans compter sur le fait que le client a horreur d’attendre pendant la phase d’approche… Hubert Lecavaleur doit donc faire vite, supporter le stress du retrait de point aux radars, car au delà des quinze minutes d’approche… les courses lui passeront sous le nez.
Voilà donc 150 kms facturés, que l’on divisera par 16 euros, considérant qu’il s’agit d’un prix moyen à la course entre les courses au prix d’appel commercial pour des trajets à Paris intra-muros facturées entre 8 et 10 euros, et des courses Paris Banlieue à 24 euros, voire quelques aéroports à 45 euros…
D’après nos calculs, Hubert totaliserait donc 9 à 10 courses facturées en moyenne 16 euros par jour sur une amplitude de 12 h de travail… Cohérent si l’on garde à l’esprit le temps passé dans les bouchons parisiens l’A1, l’A3 l’A6 ou sur l’A86… Cohérent encore car comparées aux taxis qui réalisent 12 à 15 courses par jour par chauffeur sur 11 h d’amplitude, en bénéficiant à leur avantage des fameuses stations pourvoyeuses de clients, ça se tient.
Hubert Lecavaleur fait son calcul au bout d’une semaine d’exploitation :
« Si je travaille 5 jours sur 7, je ne vais pas y arriver… C’est trop court. Il me faudra travailler 6 jours sur 7 au minimum. Et 12h par jour ! »
6 jours sur 7, cela représente 26 jours d’exploitation mensuelle à 150 euros de recette, soit 3900 euros bruts. Desquels il faut retirer les 30% de commission d’apport de courses, soit 2730 euros, et le poste carburant, soit environ 400 euros à 7 litres de gasoil au 100 kms en ville. Il reste donc, 2330 euros desquels il faudra encore déduire les 24% de charges du RSI (régime social des indépendants)…
Nous voilà donc parvenu à une rémunération nette de 1770 euros mensuels…. Pour 312 heures ouvrées, soit : 5,67 euros de l’heure. Qui dit mieux ?
On pourra m’objecter que les hypothèses retenues sont farfelues. D’expérience pour connaître quelques chiffres clés d’exploitation du transport public à Paris, je ne pense pas être si éloigné de la vérité.
Je serai donc curieux de connaître le sentiment des chauffeurs en question, et les invite à me répondre, à prendre contact avec moi ici sur ce blog ou ailleurs.
A ce stade de l’exposé il parait utile de rappeler le taux horaire du smic en 2013 en France :
Taux horaire SMIC Brut : 9,43 euros
Taux horaire SMIC Net : 7,38 euros
SMIC Mensuel Brut : 1430,22 euros
SMIC Mensuel Net : 1121, 71 euros
« Lumpenproletariat », vous dis-je ! Dans ces conditions, on peut rapidement imaginer que le taux de chômage actuel en France maintienne une pression suffisante pour fournir une main d’œuvre corvéable à merci rapidement renouvelée.
Car c’est une valse aux trois temps bien connus dont il s'agit :
1) on recrute,
2) on forme,
3) on récupère le véhicule une fois le premier avis du RSI parvenu dans la boite aux lettres du chauffeur… Et ainsi de suite.
Voilà donc l’avenir radieux proposé aux jeunes de banlieues à qui certains entrepreneurs présentent ce métier comme une opportunité d’insertion. Devenez donc sous-prolétaire en costume, et avec le sourire s’il vous plaît ! 30 000 à 40 000 « emplois » vous tendent les bras à Paris…
Taxi locataire : Un statut hors convention collective
Prenons à présent le cas du collègue locataire taxi, afin d’apprécier si son sort est plus enviable. Notre ami « Lecavaleur » ayant abandonné son activité de chauffeur VTC, décide alors de se tourner vers une carrière de chauffeur de taxi, et entreprend sa formation auprès d’une des nombreuses écoles contrôlée par une société de location de véhicules taxi.
A en croire les twittos, le voilà quittant son costume remisé au placard, qui se laisse pousser la barbe, se néglige, prend du poids, une douche un jour sur deux et achète un pantacourt des sandales, et quelques T-shirts laissant apparaître le menu du midi pour accueillir sa clientèle dans les meilleures dispositions. « Welcome to Paris ! ».
Mais la réalité est bien plus grave :
Car à Paris, un bon tiers des chauffeurs louent leur véhicule taxi 900 euros par semaine !
Oui, j’ai bien écrit 900 euros par semaine.
Pourtant la location d’une autorisation administrative de stationnement (licence) est illégale, mais les loueurs contractualisent la location du véhicule à un prix exorbitant, la licence étant de fait incluse, mais masquée dans le prix.
A ce tarif, une véritable course contre la montre démarre chaque semaine, ou décade.
Car le chauffeur doit payer sa location à la semaine ou tous les dix jours coute que coute. Parfois encore de nos jours, en liquide, d’où les refus de carte bancaire lors de la sollicitation des clients…
Alain Bock, chauffeur de taxi aujourd'hui à la retraite avait coutume de dire :
Qu’il y ait la crise économique ou pas, peu importe, que les clients se fassent rare en station, peu importe, que des sociétés exploitants des chauffeurs auto-entrepreneurs les concurrencent : Là encore peu importe !
Il faut faire 45 courses à 20 euros de moyenne pour payer la location de la semaine.
A raison de 12 à 15 courses par jour, ce n’est que le Jeudi que l’objectif est atteint.
Reste donc le vendredi pour payer le carburant de la semaine, et les charges …
Et uniquement le Samedi, pour commencer à se payer soi-même.
« Lupenproletariat », vous-dis je !
On se réfèrera utilement à l’article paru en 1995 dans Libération. Les choses ont peu changées…
Edwy Plenel alerte les citoyens de ce pays régulièrement sur cette notion fondamentale d’une démocratie : le droit de savoir. Si vous voulez régler le problème du taxi à Paris, commencez par supprimer l’esclavagisme au volant, et posez donc la question de savoir où va l’argent liquide des locataires du taxi.
Quant à Jean-Daniel, si tu nous regardes… un petit sujet sur la santé des chauffeurs locataires de taxi serait le bienvenu dans ta chronique de Télé-Matin...