L'affaire Meyrignac beaucoup moins médiatisée au plan national et l'affaire Boulin, longtemps traitées comme des dossiers distincts, présentent pourtant des similitudes troublantes qui, aujourd'hui encore, soulèvent de graves questions sur le fonctionnement de la justice et les réseaux d'influence de l'époque. L'omerta qui a prévalu pendant des décennies se fissure, non sans risques pour ceux qui osent s'attaquer à ces dossiers sensibles.
Deux drames à l'ombre de la forêt de Rambouillet
Si vous n'habitez pas la région de Montfort l'Amaury, vous n'avez probablement jamais entendu parlé d'une affaire qui elle aussi fit grand bruit au plan local : L'affaire Meyrignac débute au début des années soixante-dix, lorsque l'entreprise de BTP de Maurice Meyrignac, compagnon du devoir ayant bâti sa réussite depuis 1963, connaît des difficultés financières après l'arrêt brutal d'un chantier public à Vaux-le-Pénil. La commune résilie unilatéralement le contrat pour la construction d'un groupe scolaire juste avant l'achèvement des travaux, plongeant l'entreprise dans une spirale infernale.
S'ensuit une cascade d'événements troubles: caution falsifiée par la Banque du Crédit Chimique, faux en écritures publiques, procédures judiciaires contestables, et finalement la vente par adjudication de leur propriété à Montfort-l'Amaury le 29 septembre 1976 à une mystérieuse société panaméenne, "Bilfeld Investments Incorporated SA". Le 21 juillet 1980, la famille Meyrignac est physiquement expulsée de son château par le GIGN, une intervention exceptionnellement musclée pour une affaire civile. Délogée de chez elle, Gisèle Meyrignac décida d'occuper la salle des mariages de la Mairie de Montfort l'Amaury avec sa famille pendant quelques semaines, tandis que son mari Maurice dormit à l'ombre en prison, endossant la responsabilité de la résistance familiale, armé de son seul fusil face au GIGN et ses quarante kilos de gaz lacrymogènes...

À quelques kilomètres de là neuf mois plus tôt, le 30 octobre 1979, le corps de Robert Boulin, ministre du Travail du gouvernement Barre sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing, est retrouvé dans l'étang Rompu de la forêt de Rambouillet. Si l'enquête officielle conclut rapidement au suicide, cette version est aujourd'hui largement remise en question, notamment suite à une expertise médicale de 2020 concluant à l'impossibilité de la mort par noyade et constatant des fractures suggérant des actes violents avant la mort.
L'analyse approfondie de ces deux affaires révèle des points communs saisissants :
Une même géographie
Les deux affaires se déroulent dans un périmètre géographique extrêmement restreint : le château Gaillard des Meyrignac était situé à Montfort-l'Amaury, dans les Yvelines précisément où le Ministre fut vu vivant pour la dernière fois par deux témoins oculaires le 29 octobre 1979 dans l'après midi. Le corps de Robert Boulin a été découvert dans la forêt de Rambouillet, à quelques kilomètres seulement. Cette proximité géographique s'accompagne d'une proximité temporelle, les deux affaires atteignant leur paroxysme entre 1976 et 1980.

Des transactions financières opaques
Dans les deux cas, on retrouve des transactions financières douteuses au cœur des affaires. Pour les Meyrignac, l'enjeu est le paiement présumé de 900.000 francs pour l'acquisition de leur château, somme qu'ils affirment n'avoir jamais été versée. Leur avocat souligne l'absence de trace de ce versement: "Malgré de nombreuses investigations bancaires, on ne trouve aucune trace de paiement."
Dans l'affaire Boulin, les soupçons portent sur un réseau de fausses factures que le Ministre s'apprêtait à réveler. Selon certaines sources, Robert Boulin aurait été assassiné car il menaçait de révéler ces financements occultes. Jacques Chaban-Delmas, après les obsèques de Boulin, aurait même évoqué la nécessité de retrouver des dossiers constitués qui avaient disparu.
Structures juridiques obscures
Les deux affaires font apparaître des entités aux contours flous. Dans l'affaire Meyrignac, la famille affirme avoir découvert que la société Bilfeld Investments Incorporated SA, une société panaméenne, n'existe pas. Elle est immatriculée nulle part. Cette société offshore aurait servi à dissimuler les véritables acquéreurs ou à faciliter une transaction frauduleuse... Dans l'affaire des terrains de Ramatuelle à l'origine de l'affaire Boulin, le promoteur Henri Tournet avait utilisé une société immatriculée en Suisse, "Holitour" dont il était l'actionnaire dissimulé, pour vendre à lui même les terrains revendus à Robert Boulin après une première vente non enregistrée chez un notaire pour le moins lacunaire...
Les enquêtes officielles contestées
Les deux affaires sont marquées par des enquêtes officielles fortement contestées et des procédures judiciaires interminables. La famille Meyrignac lutte depuis plus de quarante ans pour faire reconnaître l'escroquerie dont elle a été victime. En 2016, les époux Meyrignac ont pu établir en Justice que la société Bilfeld Investments SA n'était pas davantage immatriculée en Suisse, encore moins à un registre du commerce français. Pour autant ils furent déboutés. De même, la famille Boulin, en particulier sa fille Fabienne Boulin-Burgeat, se bat depuis plus de quatre décennies pour faire établir la vérité sur la mort du ministre, découvrant de nouveaux éléments et témoignages au fil du temps qui anéantissent la version officielle du suicide.
Le témoignage récent d'Elio Darmon en 2023, marchand de biens ayant fréquenté des membres du SAC constitue un tournant majeur. Cet homme affirme avoir assisté à une conversation peu après la mort de Boulin en présence de Pierre Debizet, où les interlocuteurs du patron du SAC auraient évoqué une opération d'intimidation du Ministre qui aurait mal tourné.
Des intimidations qui perdurent: Cambriolages, menaces, procès en diffamation, attentat contre Maître Brane...
Ce qui rend ces affaires particulièrement inquiétantes, c'est que les tentatives d'intimidation se poursuivent des décennies plus tard. Dès 1979, Philippe Alexandre révéla que des cadres du RPR avaient transmis un dossier à la presse concernant l'affaire de l'acquisition des terrains de Ramatuelle pour déstabiliser Robert Boulin. Un procès en diffamation et une condamnation du journaliste s'en suivirent en Mars 1980 avec une telle célérité, qu'elle tranche radicalement avec les lenteurs observées par les familles Boulin et Meyrignac pour leurs affaires respectives. En décembre 2007, alors que Maître Olivier Brane, avocat de la famille Meyrignac s'apprêtait à présenter des éléments probants en justice, il fut victime d'un attentat par colis piégé qui tua sa secrétaire et le blessa grièvement, l'empêchant de se rendre au Tribunal le lendemain. Les enquêteurs retrouveront la trace d'un message sibyllin accompagnant le colis piégé : "En souvenir d'une affaire immobilière complexe". Idem, la famille Boulin fut victimes de menaces pendant dix ans, placée sur écoutes, agressée physiquement, persécutée par le fisc. Ces événements dramatiques illustrent la persistance des réseaux d'influence impliqués dans ces affaires et leur détermination à maintenir le silence. Comme l'expliquait le témoin de la dernière heure, Elio Darmon, pour justifier son propre silence pendant des décennies concernant l'affaire Boulin: "Si j'avais témoigné à l'époque, j'étais mort ... Si ces gens avaient été capables de tuer un ministre, imaginez ce qu'ils auraient pu faire avec moi."
Une omerta qui se fissure
Malgré ces intimidations, l'omerta qui a prévalu pendant des décennies commence enfin à se fissurer. Le témoignage d'Elio Darmon dans l'affaire Boulin, les avancées dans le dossier Meyrignac, et la persévérance des familles contribuent à lever le voile sur ces affaires. La chronologie troublante de la découverte du corps de Robert Boulin et le témoignage récent de Claude Guéant établissent clairement une entreprise de maquillage d'un meurtre ou d'un assassinat en suicide ordonné au plus haut sommet de l'Etat. Là encore peu à peu, la vérité apparaît au grand jour. Des Montfortois ou habitants de la région qui ont connu cette époque ont longtemps observé le silence. Les temps changent. Désormais le temps est un allié précieux de la vérité, agent corrosif du mensonge.
Ces deux affaires, bien que différentes en apparence, révèlent les mêmes mécanismes troubles : réseaux d'influence occultes, protection au plus haut niveau de l'État, manipulation des institutions judiciaires, et intimidation des témoins et des victimes.
Le Montfort-l'Amaury des années 1970, loin de l'image idyllique de cité médiévale préservée qu'elle cultive, apparaît comme un microcosme où s'exerçaient les dérives d'un pouvoir parfois affranchi du cadre légal.
Ces affaires, longtemps traitées comme des dossiers isolés, apparaissent désormais comme les faces complémentaires d'un même dysfonctionnement systémique qui affectait certaines sphères du pouvoir, au point de soulever une question d'actualité : Et si ces deux affaires étaient liées l'une à l'autre ?