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Billet de blog 2 avril 2025

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Vingt ans de discorde

La justice a parlé. Marine Le Pen a été condamnée. Et pourtant, une partie du pays n’écoute plus. Vingt ans après le référendum trahi de 2005, la défiance d’un peuple envers ses institutions est telle qu’un jugement fondé devient, dans l’opinion, un nouvel affront. Cette surdité croisée n’est plus seulement politique. Elle est démocratique.

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Vingt ans de discorde

Par-delà les urnes et les tribunaux, c’est toujours le même cri qui résonne: celui d’un peuple qu’on a fait taire. Vingt ans après le rejet du traité constitutionnel européen, la condamnation du Rassemblement National ne clôt rien. Elle ravive une blessure jamais refermée : celle d’une démocratie qui n’écoute plus. Et qui, aujourd’hui, invalide politiquement une figure qui capte ce ressentiment à deux ans d’une présidentielle incertaine.

Tout commence le 29 mai 2005. Les Français rejettent à 54,67 % le projet de Constitution européenne. Une expression démocratique claire, lucide, largement commentée. Trois ans plus tard, le traité de Lisbonne, reprenant l’essentiel du texte refusé, est adopté... sans passer par le peuple. Cette décision, légale, mais brutale, est vécue comme une trahison. Un peuple qui s’exprime, et qu’on corrige. Un tournant silencieux dans l’histoire de la Cinquième République : ce jour-là, des millions de citoyens comprennent que leur voix ne compte que si elle va dans le bon sens. Cette blessure n’a jamais cicatrisé. Et cette trahison, car il s’agit bien d’une trahison politique, a marqué une rupture dont nous vivons encore les conséquences.

Car ce qui a été balayé avec le référendum de 2005, c’est aussi une certaine idée de la souveraineté. La France, longtemps portée par un héritage gaulliste fondé sur l’indépendance nationale, le refus de l’alignement et la primauté du politique sur l’économique, a peu à peu cédé devant le rouleau compresseur de la mondialisation. L’Union européenne, sous pression des marchés et des puissants lobbies industriels et numériques, s’est transformée en un espace de libre-échange plus qu’en une communauté de destin. Les ambitions gaullistes, jadis porteuses d’un projet national autonome au sein de l’Europe, se sont effacées face à la logique des blocs, à la perte de contrôle budgétaire, législatif, et stratégique. Ce glissement silencieux a nourri chez les citoyens une impression d’abandon, de déclassement, de dépossession , que ni la droite ni la gauche traditionnelles n’ont voulu ou su enrayer.

C’est dans ce vide que s’est engouffré le Rassemblement National. Non par génie stratégique, mais parce que plus personne d’autre ne parlait à cette France blessée. Celle qui ne croit plus aux traités, aux promesses, aux institutions. Celle qui ne se sent plus représentée, seulement gérée.

Et voici qu’en mars 2025, la justice condamne lourdement le RN pour détournement de fonds européens. Les faits sont graves. Les preuves sont là. Le jugement est fondé. Mais dans un pays où la confiance dans les institutions est déjà brisée, d'autant plus qu'elles sont précisément pour partie européennes, la lecture politique prend le pas sur la lecture juridique, et la confusion s'installe. Car ce n’est pas qu’un parti que l’on atteint, mais une incarnation : Marine Le Pen. Et c’est là que la tension monte d’un cran. À deux ans de l’élection présidentielle, la figure qui, à trois reprises, a su se qualifier au second tour, se retrouve déclarée inéligible. Que l’on soit d’accord ou non avec ses idées importe peu ici. Ce qui compte, c’est ce que cela dit et ce que cela provoque. Pour des millions de Français, c’est une nouvelle gifle. Le sentiment, déjà ancien, que les règles ne s’appliquent pas de la même manière à tous. Que la démocratie est tolérée tant qu’elle ne menace pas l’ordre établi. Et que lorsqu’un vote devient trop dangereux, on l’empêche avant qu’il ait lieu. Bien sûr, il ne s’agit pas de défendre l’impunité. Mais de s’interroger sur le moment, sur la sévérité, sur l’impact d’une telle décision. Car en retirant du jeu démocratique celle qui s'est elle même exclue du fait de ses seules turpitudes au Parlement européen, paradoxalement on ne protège pas la démocratie, au contraire on l'expose. On en sape les fondations : la légitimité du choix populaire. Et alors, le spectre de 2005 revient. Cette impression persistante que la voix du peuple n’est jamais assez bonne. Qu’il faut la corriger, l’encadrer, l’invalider. Vingt ans après, l’histoire bégaie. Et l’on s’étonne que la colère monte. La condamnation du Rassemblement National ne referme rien. Elle rouvre tout. Elle rend encore plus difficile le dialogue entre les institutions et ceux qui n’y croient plus. Elle transforme un jugement légitime en symbole d’une injustice ressentie.Vingt ans de discorde. Et l’inquiétante impression que personne n’a encore compris ce que cela signifie.

Cette surdité n’est pas le fruit de la mauvaise foi. Elle est le produit d’un désenchantement, d’une accumulation de désillusions sociales, économiques et politiques : chômage de masse, déclassement des classes moyennes, perte de pouvoir d’achat, insécurité culturelle, abandon perçu de souveraineté, condamnations définitives au sommet de l'Etat ... Comme si tout édile devenait suspect par nature, de servir ses seuls intérêts et non ceux de celles et ceux qui l'ont porté au pouvoir.

Dans ce contexte, toute décision de justice touchant un acteur « antisystème » est interprétée non comme une sanction, mais comme une opération de disqualification politique. Un réflexe de protection du « système » contre une alternative qui dérange. Même lorsque cette alternative est défaillante, même quand elle enfreint les lois.

Répétons-le clairement : Marine Le Pen a été jugée et condamnée selon les lois de la République. La justice n’a pas failli. Mais le problème est ailleurs : dans la capacité collective à accepter ce verdict comme légitime. Car une démocratie ne fonctionne pas seulement par la loi. Elle repose sur la confiance. Et cette confiance est rompue.

Le RN ne s’est pas hissé au sommet par magie. Il a prospéré sur le sentiment d’abandon, sur la fatigue démocratique, sur le désaveu des élites. Et aujourd’hui, ceux qui rejettent les institutions n’entendent plus ce qu’elles disent, même quand elles ont raison.


Un dernier avertissement pour la République

 Ce qui doit nous alarmer, ce n’est pas qu’un leader soit écarté pour avoir violé la loi. C’est que des millions de citoyens ne croient plus que la loi s’applique à tous de la même façon.

Car le danger n’est pas seulement dans les extrêmes. Il est dans le vide laissé par une démocratie qui a cessé de convaincre. Ce vide, la République ne le comblera pas avec des procès, mais avec du respect, de l’écoute, de la réparation.

Voilà donc où nous en sommes vingt ans après 2005. Ce n’est plus un traité que le peuple sent confisqué. C’est le droit de choisir. Et ce n’est plus le pouvoir politique qu’il conteste. C’est sa légitimité même. La République doit entendre cela. Sinon, demain, ce n’est pas une candidate qu’on jugera, c’est la démocratie elle-même.

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